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Politique sociale

L'Europe maltraite le statut des fonctionnaires

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.12.2004 | Valérie Devillechabrolle

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L'Europe maltraite le statut des fonctionnaires

Crédit photo Valérie Devillechabrolle

Sous la pression du juge communautaire et de Bruxelles, des pans entiers du précieux statut de la fonction publique sont sur la sellette : accès aux grands corps, déroulement de carrière, retraites… Ainsi, le concours ne sera bientôt plus un sésame exigé pour l'entrée de fonctionnaires d'autres pays européens.

Depuis douze ans, Isabel Burbaud bataille contre l'État français. Dernier épisode en date, l'administration a dû se pourvoir en Conseil d'État pour éviter d'avoir à réexaminer avant le 20 octobre la requête de cette ancienne directrice d'hôpital portugaise, comme le lui enjoignait la cour d'appel de Douai, sous peine d'une astreinte de 100 euros par jour de retard. Ce que réclame cette ressortissante européenne ? Tout simplement de pouvoir exercer son métier en France, en intégrant le corps des directeurs d'hôpitaux, comme l'y autorise depuis quinze ans le principe de libre circulation des travailleurs européens.

« En dépit de mes neuf ans d'expérience en tant que directrice d'hôpital et de mon diplôme de l'École nationale de santé publique de Lisbonne, copie conforme de celle de Rennes, le ministère de la Santé me demandait de passer le concours d'entrée comme si j'avais été une débutante. C'est une entrave injustifiée à ma liberté de travail que la Cour de justice des communautés européennes a reconnue en septembre 2003 », souligne l'intéressée.

« L'administration française a longtemps cru que le droit communautaire allait couler sur la carapace de la fonction publique, sans parvenir à la percer », ironise Marcel Pochard, conseiller d'État, auteur en 2003 d'un rapport sur les perspectives de la fonction publique. Mais « l'affaire Burbaud » contraint les tenants de l'orthodoxie administrative française à déchanter. Sous la pression conjuguée de la Cour de justice de Luxembourg et de la Commission, les principes qui régissent depuis 1946 le statut particulier des fonctionnaires se retrouvent de plus en plus souvent sur la sellette du droit communautaire. « Sur le fond, l'Europe pourrait sans doute s'accommoder du maintien d'un statut français dérogatoire au droit commun. Mais, dans la pratique, on a de plus en plus de mal à l'appliquer sans contrevenir au droit communautaire », observe Jean-Michel Lemoyne de Forges, professeur de droit public à l'université de Panthéon-Assas, auteur en 2003 d'un rapport sur l'adaptation de la fonction publique française au droit communautaire.

Dispensés de concours

Pis, « la conception française d'une fonction publique de carrière est tellement éloignée de celle, européenne, d'une administration réduite aux emplois de puissance publique que n'importe quel plaignant peut obtenir gain de cause, ce qui rend la jurisprudence de la Cour de Luxembourg applicable de droit », se désole Anne-Marie Perret, au nom de la Fédération des fonctionnaires Force ouvrière. Au risque de donner le vertige à une administration française contrainte, par ricochet, d'engager une révolution copernicienne.

C'est ainsi qu'après avoir ouvert formellement 80 % de ses 900 corps en activité aux ressortissants communautaires, la France va devoir, sous la contrainte de la jurisprudence Burbaud, épargner aux fonctionnaires européens l'épreuve du sacro-saint concours d'entrée externe. « Cela va nous obliger à prévoir pour ces fonctionnaires des modalités de recrutement différentes, la vérification de leurs qualifications étant réalisée par ailleurs », observe Gérard Aschieri, leader de la puissante FSU, qui s'inquiète de ce que « ces évolutions importantes résultent de décisions non pas politiques et négociées, mais juridiques ». Cette nouvelle modalité d'intégration dans la fonction publique est en tout cas très attendue. Quelque 2 500 dossiers de fonctionnaires européens attendent d'être examinés par la nouvelle « Commission d'équivalence des diplômes et de l'expérience professionnelle » qui devrait, promet-on au ministère de la Fonction publique, être constituée cet automne, après deux ans et demi d'atermoiements.

Cette nouvelle instance va devoir statuer sur des situations comme la titularisation d'enseignants britanniques qui auront effectué une partie de leur carrière outre-Manche dans le privé. Quitte à introduire une discrimination à rebours à l'encontre des ressortissants français, privés d'une telle possibilité. Car une autre innovation de taille est introduite par la jurisprudence Burbaud : l'obligation de prendre en compte l'expérience acquise par les fonctionnaires dans leur pays d'origine. « Cela signifie notamment, reconnaît le ministère de la Fonction publique, qu'il va falloir intégrer directement ces personnes dans le classement de sortie national de nos écoles d'application. » Une sacrée révolution pour les corps issus de l'ENA, de Polytechnique ou des Ponts et Chaussées, attachés à leur classement de sortie comme à la prunelle de leurs yeux.

Plus généralement, décrypte Marcel Pochard, « cette prise en compte de l'expérience professionnelle des ressortissants communautaires met en porte-à-faux tout l'édifice du déroulement de carrière garanti aux agents et qui se matérialise par un certain nombre de dispositions avantageuses comme les emplois vacants réservés, les mécanismes de reclassement protecteur, les promotions au choix, voire à l'ancienneté… ». Un brin de concurrence risque donc de souffler sur les perspectives de carrière garantie! Mais ce nouveau passe-droit va être d'autant plus difficile à avaler pour les fonctionnaires français que « le système actuel de promotion, passablement obsolète, génère des blocages de carrière totalement injustifiables », prévient Marie-Claude Kervella, patronne des fonctionnaires CFDT.

Le verrouillage des corps contesté

Sur sa lancée, la CJCE a porté un coup fatal à un autre fondement de l'administration française : celui qui stipule que toutes les missions dévolues à l'État sont accomplies par des fonctionnaires permanents logés à la même enseigne. À rebours de cette conception universelle qui remonte à une jurisprudence du Conseil d'État de 1937, la Cour de Luxembourg a décidé l'an passé que seuls les emplois faisant intervenir, régulièrement et majoritairement, des prérogatives de puissance publique ou de souveraineté nationale pouvaient être fermés aux ressortissants communautaires (jurisprudence Anker et Anave du 23 septembre 2003). « Cela va nous obliger à opérer une distinction emploi par emploi et non plus corps par corps des postes ouverts », s'inquiète-t-on au ministère de la Fonction publique.

Si la fermeture présumée de certains corps de diplomates ou de policiers ne porte pas à contestation, cette jurisprudence peut, en revanche, mettre en cause le verrouillage d'autres corps, de hauts fonctionnaires de l'État notamment, à l'instar de ceux des Ponts et Chaussées, du Trésor, voire des Impôts… La prestigieuse École polytechnique a d'ailleurs senti le vent du boulet depuis que la Commission européenne, saisie de plaintes en provenance d'élèves d'origine communautaire, lui a demandé, l'année dernière, des explications sur la nature militaire ou non des emplois auxquels elle donnait accès.

Mais la jurisprudence communautaire n'est pas la seule à pousser le statut de la fonction publique vers une dissociation à l'allemande entre les fonctions de souveraineté, autorisées à conserver leurs avantages particuliers, et les fonctions de gestion, appelées à se rapprocher du droit commun. Les négociations lancées cet été par Renaud Dutreil, le ministre de la Fonction publique, visant à transposer l'accord conclu par les partenaires sociaux européens en 1998 sur le contrat à durée déterminée, vont dans le même sens. Si, jusqu'ici, la résorption du volant d'emplois précaires se réglait au coup par coup par une loi de titularisation, le protocole Dutreil autorise l'administration à transformer, au bout de six ans non renouvelables, un CDD en CDI. Ce qui, pour FO, constitue « un véritable casus belli ». « Cela porte en germe l'éclatement du principe même de la fonction publique de carrière », s'indigne Anne-Marie Perret, qui a du mal à admettre que cette directive émane des partenaires sociaux européens. Le ministère de la Fonction publique a beau essayer de mettre un peu de baume au cœur des syndicats en rappelant que « ces CDI ne constitueront jamais la voie d'accès principale à la fonction publique », ces derniers ont peine à y croire.

Un puissant levier de réforme

Lorsque cela les arrange, les agents français n'hésitent pourtant pas à se retrancher derrière le droit communautaire pour parvenir à leurs fins. Sous couvert de l'article 13 du traité européen consacrant le principe d'égalité des sexes et repris dans une jurisprudence européenne de 2002 (l'arrêt Griesmar), plusieurs milliers de fonctionnaires, pères d'au moins trois enfants, ont saisi les tribunaux administratifs afin d'obtenir, au même titre que les femmes, un départ anticipé à la retraite au bout de quinze ans de service. « Depuis que l'on a supprimé le congé de fin d'activité et la cessation progressive d'activité, c'est la seule voie de sortie anticipée possible », remarque Catherine Gourbier, du secteur juridique du Snes.

La méthode a fait florès dans l'Éducation nationale, à La Poste et à France Télécom. Rien que dans la fonction publique d'État, plus de 2000 contentieux ont déjà été gagnés par des pères de famille en deux ans. « Au risque de voir cette disposition, originellement destinée à compenser l'inégalité de déroulement de carrière constatée au détriment des mères fonctionnaires, supprimée pour des raisons de coût », redoute Marie-Claude Kervella, qui rappelle le précédent des majorations pour enfants. Un dispositif dont l'extension aux hommes aurait coûté la bagatelle de 3 milliards d'euros, s'il n'avait été considérablement amoindri par la réforme des retraites.

Si l'État reste souverain pour déterminer le régime de protection sociale de ses fonctionnaires, l'influence communautaire parvient à se diffuser. De gré ou de force. Notamment au travers de la mise en œuvre, depuis le sommet de Lisbonne de mars 2000, de la « méthode ouverte de coordination ». Appliquée initialement aux questions d'emploi, cette pratique « constitue un puissant levier de réforme pour aligner le mode de gestion des fonctionnaires sur celui du secteur privé », constate Marie-Laure Onnée-Abbruciati, juriste au sein de l'association Coopération sociale européenne et coordinatrice en 2002 du rapport commandé par la Commission sur les pensions de retraite dans les fonctions publiques européennes.

L'État n'est plus maître chez lui

La Cour de justice européenne n'a pas hésité à mettre son grain de sel dans cette matière délicate. Depuis 1998, elle contraint les États à mieux coordonner leurs régimes de pension afin que les années de travail accomplies dans un autre pays de l'Union soient prises en compte. En France, la question se pose pour les nombreux enseignants en langue qui auront effectué une partie de leur carrière dans leur pays d'origine avant de prendre leur retraite en France. « La question n'est toujours par réglée par l'Éducation nationale, constate Catherine Gourbier, du Snes. Cela va générer de nombreux contentieux, d'autant que ces enseignants auront plus à gagner à bénéficier d'une pension en France que de percevoir celle de leur pays d'origine, notamment lorsqu'il s'agit de l'Angleterre. » L'autre source de contentieux sur la protection sociale des agents concerne son architecture, qui interpénètre étroitement régimes général et complémentaire. Au grand dam de la Commission européenne qui y voit une entrave à la libre concurrence. « Les relations privilégiées entre l'État et les mutuelles, qui assurent le régime complémentaire des agents, sont d'ores et déjà source de nombreux contentieux européens », souligne-t-on au ministère de la Fonction publique.

Autrement dit, l'État français n'est plus tout à fait maître chez lui. « Alors que le statut des fonctionnaires avait été conçu dans une optique sinon de coupure, du moins d'ignorance du droit commun du travail, l'État peut de moins en moins faire l'abstraction du monde extérieur », se félicite Marcel Pochard. Sauf que, faute de volonté politique, « l'administration continue de faire semblant de n'en rien voir, colmatant les brèches au coup par coup », se désespère Jean-Claude Boual, ancien responsable des fonctionnaires CGT, aujourd'hui à la tête de l'Observatoire des missions publiques en Europe. Jusqu'à quand ?

Dialogue social balbutiant dans les administrations
Anne-Marie Perret, vice-présidente de la Fédération syndicale européenne des services publics, estime que le dialogue européen prend forme au sein de la fonction publique.D. R.

Un comble ! Avec la mise en œuvre de la directive européenne sur les CDD, les employeurs de la fonction publique doivent appliquer un accord négocié par un patronat européen majoritairement issu du secteur privé. Pour combler cette lacune, l'idée d'instituer un nouveau comité de dialogue social européen spécifique aux administrations publiques centrales fait lentement son chemin à Bruxelles. Sous l'égide de la Commission, la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP), la plus importante organisation syndicale du secteur, affiliée à la CES, a officiellement pris langue à la rentrée avec le réseau européen informel des directeurs généraux de la fonction publique. « Une étape supplémentaire dans la formalisation de ce processus », explique Anne-Marie Perret (FO), vice-présidente de la FSESP.

Mais la Commission, favorable à l'émergence d'un tel espace de dialogue, n'est pas au bout de ses peines, comme le souligne un rapport de l'Institut européen d'administration publique remis en juillet à la Direction générale de l'administration et de la fonction publique. Car cela suppose que les trois organisations syndicales représentatives des fonctionnaires européens (la FSESP, Eurofedop, d'obédience chrétienne, et le Cesi, qui regroupe 16 syndicats autonomes) se mettent d'accord sur leur représentation dans ce comité. Ce qui n'ira pas de soi, sachant que dix-huit mois de négociations ont été nécessaires pour parvenir à un accord au sein du Comité du dialogue social européen des administrations locales né en janvier 2004.

La tâche risque de n'être pas simple non plus pour les États employeurs. Comme le rappelle le rapport, « l'évolution de plusieurs pays européens vers l'abandon total ou partiel des régimes spéciaux d'emploi public au profit d'un alignement des conditions de travail de ces agents sur le droit commun risque d'interpeller les administrations qui, comme la France, tiennent au régime statutaire de leur fonction publique ».

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle