Pas démobilisés pour deux sous, peu pressés de quitter rapidement l'entreprise, ce sont ainsi qu'apparaissent les quinquas dans une vaste enquête réalisée par 650 médecins du travail auprès de 11 200 salariés. Parmi les raisons qui poussent certains d'entre eux à vouloir partir plus tôt : une santé défaillante, mais surtout la perte du sens de leur travail. Un constat à méditer par les DRH.
Bonne nouvelle pour les entreprises ! Les quinquagénaires, qu'on disait usés par le boulot et n'aspirant qu'à déserter le monde professionnel à la première occasion, gardent une image très positive de leur travail. C'est une enquête de grande envergure, dont Liaisons sociales Magazine publie les résultats en avant-première, qui le révèle. Réalisée au printemps 2003, en plein débat sur la réforme des retraites, par plus de 650 médecins du travail du Cisme (Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise), elle s'appuie sur un questionnaire détaillé rempli par 11 200 salariés français de plus de 50 ans répartis sur l'ensemble du territoire.
Un travail varié, permettant d'« apprendre des choses », laissant une marge de manœuvre dans la « façon de procéder », avec des moyens suffisants… Voilà comment les quinquagénaires, dont plus de 70 % disent « s'impliquer beaucoup » dans leur travail, décrivent leur vie professionnelle. Et pas seulement les cadres. Mieux encore, une écrasante majorité affirment « qu'il leur arrive d'éprouver la fierté du travail bien fait ». « On observe globalement de très hauts niveaux d'appréciation positive du travail. La fameuse démobilisation des quinquas n'est pas acquise », commente Serge Volkoff, directeur du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Creapt), organisme coréalisateur de l'enquête. Seul bémol, le manque de reconnaissance : plus de quatre salariés sur dix se plaignent de ne pas être reconnus « à leur juste valeur ». Ces résultats flatteurs n'étonnent guère, en revanche, Dominique Thierry, vice-président de l'association Développement et Emploi. Ils viennent confirmer les observations récentes de son groupe de recherche sur « l'identité après le travail ».Composé de dirigeants, de consultants et de syndicalistes, celui-ci a mené une cinquantaine d'entretiens individuels approfondis avec des personnes de 55 à 75 ans, certaines encore en activité, les autres à la frontière de l'emploi et de la retraite, les dernières sorties du travail. « À de rares exceptions près, le départ à la retraite se fait par défaut. La perte de la valeur travail, c'est du pipeau », assure-t-il.
Conséquence directe, les quinquas souhaitant partir en retraite anticipée ne sont pas les plus nombreux. Loin s'en faut. Seuls 22 % de ceux qui savent à quel âge ils auront acquis leurs droits à une retraite à taux plein (76 % des hommes et 65 % des femmes) pensent arrêter de travailler avant, guère plus que les 16 % qui envisagent, au contraire, de prolonger leur activité professionnelle au-delà (voir encadré, page 34). Des taux qui varient peu selon les catégories socioprofessionnelles, notamment parce que les âges d'entrée dans la vie active – et donc le sâges de sortie à taux plein – diffèrent. La moitié des ouvriers affirment qu'ils atteindront leurs droits à la retraite avant 60 ans, contre un tiers des employés et un quart des cadres. Quant aux femmes, elles sont plus nombreuses à envisager de devancer l'appel que les hommes, leurs interruptions de carrière plus fréquentes retardant d'autant l'ouverture de leurs droits à pension.
Si la forte implication professionnelle des quinquagénaires constitue une bonne surprise pour les médecins du travail, leur mauvais état de santé général constitue le revers de la médaille. Douleurs, troubles du sommeil, problèmes de vision ou d'audition, difficultés à effectuer certains mouvements, perte de mémoire, baisse de la concentration… La liste des affections dont souffrent les plus de 50 ans est longue et leur fréquence élevée, particulièrement chez les ouvriers. Des déclarations que viennent corroborer les observations des médecins du travail, qui ont rempli eux-mêmes l'un des volets médicaux du questionnaire.
Selon ces derniers, 44 % des quinquagénaires seraient atteints d'une pathologie grave, notamment d'ordre rhumatologique ou cardio-vasculaire. « Presque la moitié de l'échantillon, c'est un chiffre énorme », souligne Serge Volkoff. Près de 11 % « devraient cesser de travailler », estiment même les médecins du travail, davantage du côté des ouvriers (18 %) que des employés (8 %) ou des cadres (4 %).
« La santé porte la trace du travail antérieur et détermine la trajectoire professionnelle à venir. Le fait qu'on augmente la durée de vie professionnelle théorique ne se traduira pas forcément par des départs en retraite plus tardifs », souligne Anne-Françoise Molinié, démographe au Creapt. D'autant moins que l'intensification du travail et le resserrement des marges de manœuvre dans les process empêchent de plus en plus de salariés âgés d'organiser leur travail de manière à protéger leur santé. Quant aux régulations collectives informelles, elles sont aussi mises à mal par la pyramide des âges vieillissante des entreprises. Impossible, sur une ligne de production, de compter sur les plus jeunes pour tenir les postes de travail les plus pénibles quand toute l'équipe avoisine la cinquantaine !
Pas étonnant, dès lors, que les « raisons de santé » soient invoquées par 40 % des quinquagénaires qui souhaitent devancer l'appel pour partir en retraite. À égalité avec d'autres éléments portant sur la pénibilité du travail actuel (« je supporte mal mes conditions de travail »), ou passé (« ma vie de travail dans son ensemble a été pénible »). Mais loin derrière deux explications un peu fourre-tout, relativement partagées par toutes les catégories socioprofessionnelles : « j'ai suffisamment donné» et «je souhaite laisser le plus tôt possible la place à un jeune ». L'ennui et la routine au travail sont cités par près de 30 % des quinquagénaires aspirant à une retraite anticipée – presque autant chez les cadres que chez les employés et les ouvriers –, tandis que l'envie de faire « d'autres activités » correspond très majoritairement à une aspiration de cadres.
Reste que ces raisons formulées explicitement par les salariés pour justifier leur souhait d'un départ précoce intéressent moins les médecins du travail du Cisme et les chercheurs du Creapt que les éléments qui, dans leur parcours professionnel, ont pu influencer ce choix, même inconsciemment. Verdict ? C'est du côté du « sens du travail » qu'il convient de chercher les raisons qui poussent les plus de 50 ans à vouloir, ou non, décrocher du monde de l'entreprise. Les caractéristiques du travail – « apprendre des choses », « avoir les moyens de faire un travail de qualité », « choisir la façon de procéder » ou disposer de «possibilités suffisantes d'entraide ou de coopération» – jouent un rôle déterminant dans la motivation des quinquagénaires. Des résultats qui ne surprennent pas le moins du monde Yves Clot, psychologue du travail et professeur au Cnam. « Ne pas pouvoir faire un travail de qualité est éreintant. Ce qu'on n'arrive pas à faire enlève le sens de ce qu'on fait par ailleurs. En sollicitant l'engagement des salariés, on les expose. Si ça ne débouche pas, l'immobilisation est à la hauteur de la déception. »
Le contexte dans lequel s'inscrit l'activité est également prépondérant. Horaires décalés, entreprise de grande taille, donc impersonnelle, menaces sur l'emploi et changement récent mal vécu dans la situation de travail constituent des facteurs déterminants dans l'envie des plus de 50 ans d'anticiper leur départ. « Le travail s'avère davantage porteur de sens dans les petites entreprises que dans les grandes. De même que l'appartenance de l'entreprise à un groupe tend à diminuer le sens du travail. La situation la moins favorable ? C'est quand le salarié ne connaît pas la structure capitalistique de sa société », précise François Jabot, médecin du travail à Nancy et membre de l'équipe du Cisme qui a analysé les questionnaires.
Les enseignements de l'étude sont d'autant plus précieux que celle-ci tisse des liens étroits entre la santé des salariés et le sens qu'ils donnent à leur activité. « Les personnes qui accordent le plus de sens à leur travail se plaignent quatre fois moins de douleurs physiques avec gêne que celles dont l'activité est la plus dénuée de sens », souligne, à titre d'exemple, François Jabot. Ces corrélations entre santé et travail, Muriel Thouvignon les a maintes fois constatées. Responsable de l'activité « préparation à la retraite » chez AG2R, elle voit défiler près de 700 personnes chaque année dans son service. « La façon dont on quitte le monde du travail est primordiale. À âge égal, les salariés qui passent par le chômage ou qui finissent leur carrière dans un placard sont beaucoup plus abîmés physiquement que les autres. Le sentiment d'inutilité est extrêmement dur à vivre », explique-t-elle. Ce que confirme Yves Clot : « Il existe une causalité très forte du travail dans la dégradation de la personne. Faire un travail dénué de sens, ça se paie. Ça empoisonne la vie et contamine la vie sociale. »
Autant d'arguments qui plaident en faveur d'une meilleure prise en compte des conditions de travail dans les entreprises. « Il n'y aura pas d'allongement de la durée de la vie professionnelle tant qu'on ne traitera pas de la question du contenu du travail. À côté des négociations sur la retraite anticipée pour pénibilité, il y a un deuxième champ d'action qui porte sur l'organisation et le sens du travail », note Serge Volkoff. Un sujet qui, outre les DRH, devrait aussi interpeller les acteurs de la médecine du travail. « Le sens du travail apparaît comme un facteur de construction de la santé. À ce titre, il doit nous concerner pleinement », conclut François Jabot.
Accros au travail !
D'après l'enquête du Cisme, ils seraient 16 % à envisager de poursuivre leur activité professionnelle au-delà de l'âge leur ouvrant droit à une retraite à taux plein. Des salariés proportionnellement plus nombreux parmi les cadres et les professions intermédiaires que parmi les ouvriers. La première raison est d'ordre financier. Plus de la moitié des salariés souhaitant différer leur départ en retraite le font «pour maintenir un niveau de revenus ». Les autres motifs sont, eux, liés au travail. Près de 45 % des salariés expliquent que, « dans la vie, le travail c'est important », et un bon tiers que le travail leur apporte d'«importantes satisfactions ».
D'autres variables du questionnaire, isolées par les médecins du travail du Cisme et les chercheurs du Creapt, permettent de dresser un profil type de ces salariés peu pressés de décrocher du boulot. Le fait d'avoir bénéficié récemment d'un changement positif dans la situation professionnelle constitue, sans grande surprise, un puissant facteur de maintien au travail. Également le sentiment que, « tout compte fait, les effets de la vie de travail sur la santé » sont « très bons ».
Les quinquas qui répondent par l'affirmative à la question « seriez-vous heureux que l'un de vos enfants s'engage dans la même activité que vous ? » sont aussi, proportionnellement, plus nombreux à vouloir différer leur départ.
À ces jugements positifs sur le travail viennent s'adjoindre des appréciations négatives sur… la retraite. Ceux qui la décrivent comme « une période où l'on risque de s'ennuyer » ou qui ne la voient pas comme « l'occasion de consacrer davantage de temps à des activités qu'on apprécie » continuent plus volontiers à travailler. Entre deux maux…