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Vie des entreprises

Les « Monsieur Europe » prennent du galon dans l'entreprise

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.11.2004 | Isabelle Moreau

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Les « Monsieur Europe » prennent du galon dans l'entreprise

Crédit photo Isabelle Moreau

À l'instar d'EDF, de Rhodia, Renault ou Carrefour, une soixantaine de sociétés françaises ont leur vigie bruxelloise. Leur job ? Avoir l'œil sur tous les dossiers qui concernent leur maison mère, faire comprendre leurs enjeux aux fonctionnaires et parlementaires européens et peser auprès des plus influents. Un travail de réseau et d'échange qui peut s'avérer très efficace.

Nathalie Chadeyron parle le globish, fréquente les think tanks et pratique les sandwich meetings. Responsable du bureau de représentation d'EDF auprès des institutions européennes, cette expatriée est l'un des quelque 20 000 lobbyistes présents à Bruxelles. Responsable de cinq personnes, elle arpente les couloirs des instances européennes, surveillant comme le lait sur le feu tout ce qui peut intéresser de près ou de loin EDF. Et les sujets n'ont pas manqué dernièrement avec la libéralisation progressive du marché de l'électricité. Cette lobbyiste reste en contact permanent avec Laurent Catenos, le directeur des affaires européennes, qui fait régulièrement des allers-retours entre son bureau parisien et l'antenne bruxelloise. « Être présent sur place est absolument nécessaire », explique cet ancien haut fonctionnaire de la DGCCRF qui a été notamment conseiller économique et commercial à l'ambassade de France aux Pays-Bas. « Nous sommes le front office de la direction des affaires européennes », résume Nathalie Chadeyron, qui côtoie régulièrement ses homologues d'Areva, Alcatel, Carrefour, Bouygues, France Télécom, PSA, Renault ou bien encore Sanofi-Synthelabo.

Toutes les grandes entreprises n'ont pas fait ce choix. Seule une soixantaine d'entre elles sont enregistrées auprès de la représentation permanente française. « Certaines estiment qu'avec Thalys qui relie Paris à Bruxelles en une heure vingt et les facilités des NTIC, il n'est pas nécessaire d'avoir un représentant permanent à Bruxelles », note André-Luc Molinié, responsable des affaires européennes du Medef. D'autres préfèrent unir leurs forces, comme les banques, par l'intermédiaire de la Fédération bancaire française, qui a confié à Jean-François Pons le soin de défendre ses intérêts auprès des instances européennes (voir encadré page 58). Mais rares sont celles qui négligent l'impact des décisions prises par la Commission ou votées par le Parlement européen.

« Dans certains domaines, 80 % des nouvelles législations sont d'origine communautaire. Le point de gravité a changé, mais tout le monde ne s'en est pas encore rendu compte », explique Rodolphe Nicolle, délégué aux affaires européennes de Rhodia à Bruxelles. Selon un autre de ces Messieurs Europe, « certains Français pensent encore qu'on peut changer les choses lors de la transposition des directives, alors que c'est en amont qu'il faut agir ». Avant que le texte ne soit totalement ficelé. Et c'est tout l'art des lobbyistes que de fourbir dossiers, notes et argumentaires, tant à destination des fonctionnaires bruxellois que des parlementaires européens. « Quand on rencontre des députés, explique Solène Flahault, 30 ans, responsable des affaires publiques européennes de Carrefour, on doit être direct, travailler à l'anglo-saxonne. Car ces gens pressés ont très peu de temps à nous consacrer. »

Une gageure lorsqu'il s'agit d'un sujet vital pour une entreprise ou un secteur industriel. Lorsque Rhodia vient défendre à Bruxelles ses intérêts dans le domaine des terres rares, essentielles dans la production de composants pour les téléviseurs, comme les écrans plats, il faut y mettre de la conviction. « Ces activités sont stratégiques puisqu'elles touchent la plupart des secteurs industriels de haute technologie », explique Alain Coine, directeur des affaires publiques internationales de Rhodia, entré dans le groupe en 1970, où il a fait toute sa carrière.

Mobilisation sur le projet Reach
Madame Europe de Carrefour, Solène Flahault, relève de la nouvelle génération de lobbyistes, formée à l'école anglo-saxonne.FRANCK FERVILLE

Autre dossier qui a mobilisé les forces du groupe chimique, le projet Reach visant à renforcer les contrôles sur les substances chimiques produites et utilisées par les industriels européens. « Malheureusement, un très grand nombre de parlementaires n'ont pas un niveau de maîtrise suffisant de ce dossier très complexe pour prendre des décisions en toute connaissance de cause », regrette Alain Coine. D'où l'intérêt de mener un lobbying actif. Celui-ci a fait mouche, comme en témoigne la version light du projet initial soumise au Parlement européen cet automne. Un travail confié à Rodolphe Nicolle, installé à Bruxelles. À la fin de l'année 2003, ce « gamin » de 30 ans titulaire d'un DESS en affaires européennes a succédé au Britannique John David Matthews, fin connaisseur des arcanes bruxelloises, parti en retraite. « Il y a une évolution générale à Bruxelles, et Rhodia s'inscrit dans celle-ci. Les entreprises passent d'un mode principalement représentatif à un mode de plus en plus technique. Si le carnet d'adresses compte toujours, il faut aussi être fin connaisseur des procédures. Aujourd'hui, les fonctionnaires européens, plutôt jeunes, comprennent l'Europe de manière technique », explique-t-il.

Tête de pont bruxelloise de Carrefour, Solène Flahault fait partie, elle aussi, de cette nouvelle génération de lobbyistes. Après avoir travaillé dans un cabinet de lobbying anglo-saxon à Bruxelles, elle a participé à la création de la structure européenne de Carrefour, installée au sein de Carrefour Belgique. Un profil aux antipodes de celui de Myrtille d'Humières, directrice de la représentation de Renault auprès des institutions européennes. Âgée de 58 ans, cette ancienne professeur agrégée de lettres modernes a fait presque toute sa carrière chez le constructeur français, hormis un passage entre 1988 et 1990 au cabinet de Roger Fauroux, au ministère de l'Industrie.

Que le lobbying soit défensif ou proactif, il faut avoir une « stratégie pour pouvoir faire passer les bons messages de l'entreprise, estime Laurent Catenos, d'EDF. C'est un exercice de décodage permanent. Il faut savoir qui est influent et qui est en amont de la norme ». Un job qui s'apprend sur le terrain. « Si on ne connaît pas la personne idoine qui traite un dossier précis, on sait en revanche comment et où la trouver », précise Solène Flahault, qui suit de près la proposition de directive « services » visant à créer un « environnement plus favorable, notamment pour l'établissement d'entreprises en Europe », tout en gardant un œil sur des dossiers aussi divers que la politique nutritionnelle et la lutte contre l'obésité, l'harmonisation des législations européennes réglementant les promotions de ventes ou encore les plaintes nationales et européenne déposées contre Visa et Mastercard.

Sentir « l'air du temps »

Pour favoriser les échanges et entretenir leur réseau, les lobbyistes courent de petits déjeuners de travail en cocktails ou réceptions, entrent dans tous les clubs, formels ou informels, et ne manquent aucun colloque. « Souvent, les colloques sont le prélude à un Livre vert, explique Nathalie Chadeyron, d'EDF. C'est ce qu'on appelle l'air du temps. » Bref, il s'agit de repérer les thèmes qui montent. « Chez Renault, nous allons mettre en place un réseau de correspondants chargés de nous sensibiliser sur ce qui peut émaner des pouvoirs publics du pays dans lequel ils se trouvent. Car ces projets risquent de resurgir au niveau européen », souligne Myrtille d'Humières.

Le tout est d'obtenir l'information en temps voulu. En 2000, Pechiney, Alcan et Algroup, forts d'indications précises, ont stoppé in extremis leur projet de fusion qui risquait d'être retoqué par la Commission pour abus de position dominante. « Après avoir analysé les différentes options qui nous restaient, nous avons jugé préférable de retirer le dossier », rappelle Marcel Daniëls, vice-président des affaires publiques d'Alcan, acquéreur de Pechiney en 2003. Un cadre d'origine belge, recruté chez Exxon, qui parle cinq langues, dont le russe.

Entre les fonctionnaires bruxellois et les entreprises, les échanges sont permanents. Le but étant d'obtenir un consensus aussi large que possible. « Nous apportons notre savoir-faire à la Commission », explique Nathalie Chadeyron, qui fait régulièrement venir à Bruxelles des spécialistes d'EDF. Cette année EDF a ainsi répondu à un Livre vert de la Commission sur les questions de partenariat public-privé. « Notre réponse était claire, à savoir qu'il ne fallait pas légiférer au plan européen et conserver le principe de la subsidiarité. » Mais les échanges peuvent aussi être de toute autre nature. « Pour aider la Commission à mieux comprendre nos enjeux, nous avons organisé des visites de sites en France, en Allemagne, en Italie et en Grande-Bretagne », indique Marcel Daniëls, d'Alcan.

« L'union fait la force »

Si les entreprises françaises font du lobbying en leur nom propre, elles constituent aussi des ententes sectorielles, autour de leur structure ou fédération européenne. Lorsqu'il s'agit de peser sur les décisions de la Commission, « l'union fait la force, indique Myrtille d'Humières. C'est pourquoi Renault, proche de PSA sur beaucoup de dossiers, travaille le plus souvent possible avec l'Association des constructeurs automobiles européens ». Pour le transport ferroviaire, « une grosse partie de notre action se fait via la Communauté européenne du rail et des compagnies d'infrastructures (CER) », abonde François Grossiord, 55 ans, le représentant de la SNCF à Bruxelles depuis 2003 et ancien directeur délégué voyageurs de la région Paca de la SNCF.

« Il faut savoir jouer en équipe et trouver des alliances qui changent en fonction des priorités et des dossiers », note de son côté Rodolphe Nicolle, de Rhodia. « Il m'arrive souvent de travailler avec Ikea, renchérit Solène Flahault, de Carrefour, car nous avons des dossiers communs. » Comme celui portant sur les autorisations d'ouverture des magasins, variables d'un pays à l'autre, voire d'une région à l'autre, que la directive « services » voudrait harmoniser.

Sans surprise, certaines directions générales de la Commission sont plus sollicitées par les lobbyistes que d'autres. C'est notamment le cas de la DG Marché intérieur, de la DG Concurrence, de la DG Entreprises ou bien encore de la DG Environnement, « qui génère une législation substantielle, notamment dans notre secteur, mais qui n'a pas valeur hors de l'UE », explique Myrtille d'Humières, de Renault. Et de poursuivre : « Nous nous retrouvons avec des véhicules sophistiqués, propres, spécialement conçus pour le marché européen, qui ne se vendent pas sur les autres marchés. Ce qui affecte la compétitivité des constructeurs européens vis-à-vis de leurs concurrents. »

EDF n'a pas ménagé sa peine

À EDF, où l'on travaille de concert avec la DG Énergie, on défend une « vision équilibrée de la politique énergétique afin que le consommateur soit toujours fourni en électricité au moindre coût ». « Avant la panne survenue le 28 septembre 2003 en Italie, quand on parlait du risque de pénurie, c'était considéré comme un fantasme. Aujourd'hui, c'est différent », explique Laurent Catenos, d'EDF. L'entreprise n'a pas ménagé sa peine auprès des parlementaires européens avant la deuxième proposition de directive électrique, adoptée en juin 2003. « Nous avons souligné la nécessité de concilier deux objectifs : achever la réalisation du Marché unique tout en assurant la continuité du service à un coût abordable pour le consommateur. »

À la différence de l'énergie, le secteur ferroviaire est probablement l'un de ceux sur lesquels l'Europe est le moins avancé. « Mais c'est en train de prendre forme », explique François Grossiord. Après être intervenue sur des sujets tels que la sécurité ferroviaire ou la création de l'Agence européenne du rail, la SNCF s'active aujourd'hui auprès de la DG Tren (énergie et transports) et des parlementaires sur quatre textes actuellement en cours d'examen, à savoir l'ouverture du trafic passagers en 2010, la licence des conducteurs, la qualité du fret et le droit des voyageurs.

Même si les entreprises sont moins bien représentées que les ONG, les grands patrons ont toutefois compris qu'il fallait mouiller leur chemise. C'est ainsi que Louis Schweitzer pour Renault ou Louis Gallois pour la SNCF effectuent régulièrement des allers-retours à Bruxelles, tandis que Daniel Bernard, le patron de Carrefour, préside depuis le début de l'année un cercle informel, la Table ronde des distributeurs européens (ERRT). Des démarches appréciées des équipes sur place qui souffrent parfois d'un manque de reconnaissance. À l'ère de la création de valeur immédiate, l'obscur travail des lobbyistes bruxellois n'est pas toujours perçu à sa juste mesure.

L'Union sacrée des banques

L'homme est un fin connaisseur des méandres de la Commission européenne. De 1989 à 1994, Jean-François Pons fut directeur des affaires monétaires à la DG II, puis directeur général adjoint à la Direction générale de la concurrence. Ce n'est donc pas un hasard si cet énarque de 54 ans s'est vu confier le poste de directeur des affaires européennes et internationales de la Fédération bancaire française (FBF).

« Lorsque la FBF a été créée il y a quatre ans, les banques françaises ont assez vite pensé qu'il fallait une représentation permanente à Bruxelles, car plus de 70 % de la législation qui leur est applicable est d'origine communautaire, mais aussi parce qu'aucune banque n'était présente dans la capitale belge », explique ce lobbyiste qui partage son temps entre Paris et Bruxelles, où il est épaulé par une adjointe. Une démarche groupée au niveau européen, comme au plan national, qui permet aux banquiers français de parler d'une même voix : « Nous avons des positions communes sur presque tous les sujets, et tous les membres de la FBF sont associés aux actions de lobbying. Y compris les présidents de banque, qui n'hésitent pas à venir à Bruxelles », précise Jean-François Pons.

Ce haut fonctionnaire suit à l'heure actuelle plusieurs dossiers chauds : « Les normes comptables IAS, qui doivent entrer en vigueur au 1er janvier 2005, et tout particulièrement les IAS 32 et 39 qui mettraient en danger les méthodes bancaires de couverture du risque et les accords de Bâle II, portant sur l'adéquation des fonds propres aux risques réels, qui devraient donner lieu à une directive en 2005. »

Autre projet de directive également dans les cartons de la Commission, celui visant à harmoniser les droits nationaux régissant le crédit à la consommation. Très active sur le sujet, la FBF milite en faveur d'une « harmonisation ciblée. Que le calcul du taux d'intérêt ou le délai de rétractation soient par exemple identiques en Europe, ce qui permettrait d'avoir un bloc central pour comparer les offres », explique Jean-François Pons.

Auteur

  • Isabelle Moreau