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Quel jugement porter sur la réforme de la médecine du travail ?

Débat | publié le : 01.10.2004 |

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Quel jugement porter sur la réforme de la médecine du travail ?

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En revoyant la périodicité de la visite médicale (portée d'un an à deux ans) et en fixant à chaque médecin des plafonds annuels d'activité, le gouvernement a parachevé, fin juillet, la réforme de la médecine du travail, mise sur les rails par l'accord interprofessionnel du 13 septembre 2000. Cette réforme, qui introduit la pluridisciplinarité dans les services de santé au travail, est commentée par des experts et praticiens.

« Elle privilégie les interventions sur le lieu de travail, où se situe l'essentiel de la prévention. »

PATRICK BROCHARD Professeur au CHU de Bordeaux (service de médecine du travail).

Après trois ans d'attente, il existe enfin un ensemble de textes réglementaires offrant un cadre général pour le fonctionnement des services de santé au travail et la multidisciplinarité, destiné à aider employeurs et salariés à améliorer la gestion des risques professionnels et de la santé au travail.

Le récent décret sur la médecine du travail est, en effet indissociable de ceux qui l'ont précédé, notamment sur la multidisciplinarité, y compris celui sur l'évaluation des risques.

L'apport principal en est l'officialisation de la présence d'autres professionnels auprès des médecins du travail. C'est une avancée très importante. Le principe (ou plutôt le dogme) de l'obligation d'une réforme à coût constant a conduit à une nouvelle répartition du temps de travail des médecins ; il est bon que ce soit l'élargissement du temps consacré aux interventions sur le lieu de travail qui ait été privilégié car c'est là que se situe l'essentiel de la démarche de prévention.

De nombreuses inconnues persistent néanmoins. La plus importante réside dans les modalités pratiques du partage de compétences entre les nouveaux intervenants et les médecins du travail.

Il y a contradiction flagrante entre les missions des médecins de conseil sur toutes les questions de santé au travail et l'absence, dans les textes de certitude qu'ils œuvreront en réelle synergie avec les différents intervenants et tout particulièrement le fait qu'ils ne soient pas cités parmi les « prescripteurs » naturels de l'intervention de ces autres professionnels dont l'indépendance technique ne bénéficie pas des mêmes garanties.

Concernant la répartition des effectifs médicaux par rapport au nombre de salariés, la tentation risque d'être grande, dans certains services, de transformer en norme moyenne le quota de salariés par médecin fixé par le décret comme « valeur » plafond et que, de ce fait, la capacité d'œuvrer en faveur de la réduction des risques (alors qu'on sait bien en dépister les effets précoces sur la santé) ne se trouve pas pérennisée, signant par là même l'échec de cette réforme.

Pour éviter ce danger, des efforts devront être faits de la part des professionnels qui doivent apprendre à travailler ensemble, des directions des services de santé au travail pour leur assurer des conditions d'exercice compatibles avec leurs missions et leurs objectifs, des autorités de tutelle, dont le contrôle devra porter avant tout sur des indicateurs, d'efficacité en termes de sécurité sanitaire, et enfin des partenaires sociaux dont le rôle primordial doit être de fixer des objectifs de santé au travail, de vérifier que les ressources nécessaires sont fournies et d'évaluer les résultats.

Ce challenge est stimulant. L'innovation doit être au rendez-vous. Des expérimentations au sein des services de santé au travail doivent être encouragées. Le rôle de l'université sera essentiel pour la formation des professionnels, la production de connaissances scientifiques, la stimulation et le soutien à l'innovation.

« Elle ouvre un espace facilitant l'expérimentation de pratiques novatrices »

GABRIEL PAILLEREAU Délégué général du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (Cisme).

La santé au travail aura, cet été, mobilisé l'attention des médias, en raison de la publication d'un décret relatif à la réforme de la médecine du travail et de la diffusion d'informations tirées d'un rapport de l'Igas sur l'agrément des services de santé au travail (SST). On ne peut se réjouir pour autant de ce battage car il s'est limité à présenter la réforme de la médecine du travail comme un désastre pour la santé des salariés, voulu et organisé par les organisations d'employeurs, avec la complicité des pouvoirs publics, dans le but de porter un coup fatal au système mis en place en 1946.

En réalité, la réforme de la médecine du travail est le fruit de négociations entamées il y a plus de dix ans déjà et jalonnées de textes importants. De l'accord des partenaires sociaux à la loi de modernisation sociale, du décret relatif à l'évaluation des risques professionnels au dispositif réglementaire ouvrant la voie à la généralisation de la pluridisciplinarité, les textes publiés entre 2000 et 2004 ont en commun la volonté d'adapter notre système aux exigences européennes, aux besoins des entreprises et aux contraintes de notre temps, en préservant son identité mais en corrigeant ce qu'il peut avoir d'excessivement « franco-français » et « médico-médical ». Aspirer à l'évolution de la médecine du travail vers la santé au travail, rendue possible par le décret du 28 juillet 2004, n'est pas l'apanage des employeurs dirigeant les services de santé au travail. Leur position rejoint celle exprimée par l'Igas dans un précédent rapport, qui préfigurait les changements en cours : remise en cause de la visite annuelle, transfert du temps libéré vers l'action sur le milieu de travail, orientation de la santé au travail vers un autre mode d'organisation, collectif et pluridisciplinaire…

Symboles de la réforme, la suppression de la visite annuelle et la généralisation de la pluridisciplinarité doivent rendre plus efficace le système, qui représente la moitié des dépenses consacrées à la prévention à l'échelle nationale.

L'instauration d'une « démarche de progrès », indispensable au déploiement d'une nouvelle approche de la santé au travail, collective et décloisonnée, est aujourd'hui au cœur des préoccupations des SST adhérents du Cisme, qui assurent le suivi de près de 94 % des salariés du secteur privé. Réformer, c'est devoir prendre en considération des facteurs économiques, sociaux et démographiques parfois négligés, c'est modifier la hiérarchie des actions à conduire en priorité, c'est remettre en cause des modes d'exercice anciens ; c'est, en résumé, bouleverser un ordre établi, que certains pensaient immuable. La réforme ouvre un espace facilitant l'expérimentation de pratiques novatrices. À chacun désormais d'assumer les responsabilités que lui confèrent sa place et ses missions pour atteindre l'objectif visé : faire de la prévention un enjeu majeur de la politique des entreprises, au bénéfice du salarié, de l'entreprise elle-même et de la société dans son ensemble.

« Elle entraîne une régression de la prévention et pose des problèmes d'application. »

LIONEL DORÉ Secrétaire général du Syndicat national professionnel des médecins du travail (SNPMT).

La réforme de la médecine du travail lancée en 1998 n'est pas allée dans le sens d'une amélioration de la prévention des risques professionnels. La médecine du travail s'est transformée en santé au travail avec l'introduction de la pluridisciplinarité. Les médecins du travail ont accueilli favorablement cette disposition mais sa déclinaison par décret en 2003 est consternante. Les conditions d'habilitation ne sont pas suffisamment garanties. L'habilitation sans diplôme par reconnaissance de l'expérience se fait sans la méthodologie rigoureuse de validation des acquis de l'expérience. L'indépendance professionnelle n'est pas suffisamment protégée ; une simple déclaration sur l'honneur qui renvoie à l'éthique personnelle ne remplace pas les garanties statutaires d'une activité réglementée en santé au travail. Or l'indépendance professionnelle est une condition indispensable en santé au travail pour défendre les logiques sanitaires. L'autre pilier de la réforme est la transformation des conditions de l'exercice médical. Les médecins du travail ont une charge d'activité déjà très importante leur permettant difficilement d'accomplir leur mission de prévention des risques professionnels. Cette charge de travail va s'aggraver par l'augmentation de l'effectif moyen suivi par médecin. Certes, les tenants de cette réforme répliqueront que la pénurie de médecins du travail obligeait à cette modification : ceci est un prétexte, car l'analyse de la démographie montre que la pénurie actuelle ne devient problématique qu'à partir de 2010. La pénurie a été transformée en un excédent qui pourrait aboutir à des licenciements de médecins. Il était pourtant possible de mettre en place des mesures qui, au lieu d'une approche purement comptable de la ressource, auraient pu moderniser la médecine du travail en repensant ses missions. C'eût été une vraie réforme ambitieuse dont on a manqué le rendez-vous. Il est également avancé que la biennalisation de la visite médicale libère du temps pour le médecin. Ce serait exact si l'augmentation de l'effectif suivi n'avait pas absorbé et dépassé le gain de temps dégagé. Toutefois, les médecins du travail ne sont pas opposés à une certaine modulation de la périodicité de la visite systématique. On peut craindre encore que les quelques aspects positifs de cette nouvelle réglementation ne soient pas correctement appliqués et que son contrôle ne soit pas satisfaisant, comme l'indique le dernier rapport de l'Igas qui souligne notamment toutes les carences de l'État dans ce domaine. Au total, la réforme, précisément le dernier décret, entraîne une régression de la prévention et pose inévitablement des difficultés d'application. Le ministère s'en est bien rendu compte qui va publier une circulaire, mais surtout lancer un plan santé-travail. C'est-à-dire qu'on a mis la charrue avant les bœufs en fixant d'abord les moyens sans avoir au préalable évalué les besoins. Les médecins du travail ne participent pas directement à cette concertation. On a le sentiment d'une démédicalisation rampante, dont la pénurie a fourni le prétexte : son rôle de protection, d'accompagnement et de construction de la santé en sera marginalisé. Ce sont les fondements et la philosophie même de l'institution qui sont menacés.