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Vie des entreprises

Mobilités

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.09.2004 | Jean-Emmanuel Ray

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Mobilités

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Les salariés bougent. Leurs déplacements se multiplient, d'un lieu de travail à un autre, ou encore entre domicile et entreprises clientes. Et la mobilité géographique devient de mise, avec ou sans clause spécifique. Quelle est la nature juridique de ces temps de trajet et de la mobilité imposée par l'employeur ? Les réponses de la Cour de cassation.

Au temps des salariés nomades, le droit du travail de Billancourt se trouve confronté à de délicates questions. Au-delà des amendes dues à l'implantation de radars automatiques, la sécurité routière concerne directement l'entreprise : selon la Cnam, 802 accidents mortels du travail sur un total de 1 301 en 2002 étaient liés à la route. Et, lorsqu'il y a blessures et non décès, elles sont deux fois plus graves que celles des autres accidents de travail.

Ce travail à distance affaiblit-il les possibilités de surveillance des collaborateurs ? Entre le GPS, la géolocalisation par portable – qualifiée de filature électronique par la Cnil en mai 2004 – et la banale carte d'essence pour les voitures de société qui montre de curieuses distorsions entre les relevés envoyés à l'employeur et l'emploi du temps officiel du commercial, comme dans l'arrêt du 22 juin 2004… Après les déplacements quotidiens (1°), il faudra, à l'instar de la Cour de cassation, s'intéresser à la mobilité définitive, dont le contentieux monte, monte (2°).

1° Temps de déplacement et temps de travail (effectif ?)

Entre les temps de trajet qui s'allongent dans nos grandes métropoles et les salariés abonnés au TGV de 5 h 57 ou aux lignes d'Air France, la question de la qualification des multiples temps de déplacement a fait irruption en France à l'occasion des 35 heures. Solution drastique : la sortie globale des cadres dirigeants du droit de la durée du travail en janvier 2000. Solution moyenne : la création du forfait jours pour les cadres autonomes élargi par la loi de janvier 2003, si du moins l'amplitude maximale des treize heures quotidiennes (temps de repos = onze heures) est respectée. Devant l'assourdissant silence du Code du travail, le coup de tonnerre est venu une fois de plus de la chambre sociale, avec l'arrêt du 5 novembre 2003 à propos d'un formateur itinérant de l'Afpa : « Le temps habituel de trajet entre le domicile et le lieu de travail ne constitue pas en soi un temps de travail effectif. » Et nombre de commentateurs de gloser sur l'adjectif « habituel » : a contrario…

Sentiment confirmé à la lecture du rapport 2004 de la Cour de cassation : « Il est nécessaire de distinguer entre le temps passé pour se rendre du domicile au lieu habituel d'activité du salarié, qui ne constitue pas un temps de travail, et le temps de trajet dépassant ce temps normal, qui doit être considéré comme du temps de travail effectif. Il s'agit là d'une innovation. » Innovation que des arrêts récents ont précisée et qui pourrait mettre nombre de conventions collectives en difficulté.

A. Temps de trajet entre lieux de travail différents

La question ne se pose évidemment pas lorsqu'un collaborateur prend sa voiture à 15 heures pour aller rejoindre un autre site de l'entreprise : même au lendemain des 35 heures, aucun employeur n'a prétendu décompter du temps de travail ces trajets faits pendant les horaires habituels. Habituels ?

Cinq salariés licenciés pour motif économique dans le BTP demandent le paiement des temps entreprise/chantiers : l'employeur leur répond qu'ils touchent justement une prime spécifique de transport. « Le temps de trajet pour se rendre d'un lieu de travail à un autre lieu de travail constitue un temps de travail effectif. Les salariés devant se rendre pour l'embauche et la débauche à l'entreprise étaient dès lors à la disposition de l'employeur et ne pouvaient vaquer à des occupations personnelles. » Et la Cour de rappeler, le 16 juin 2004, que « le temps de travail effectif ne peut être rémunéré sous forme de primes » : majoration pour heures supplémentaires, repos compensateur, voire risque de travail dissimulé.

C'est toute la différence entre le temps « rémunéré comme » temps de travail effectif (ex. : douche, Cass. soc., 11 février 2004) et celui « considéré comme » tel (ex. : heures de délégation depuis 1982), qui est donc prise en compte dans les durées de travail et, en creux, de repos. Ce distinguo pourrait servir en matière de temps de trajet domicile/travail.

B. Temps de trajet domicile/lieu de travail

L'attendu de principe est à la fois ferme et conforme à la directive communautaire aujourd'hui en pleine révision : « Le temps habituel de trajet entre le domicile et le lieu de travail ne constitue pas en soi un temps de travail effectif. » Il paraît en effet difficilement concevable de laisser le salarié fixer lui-même en creux son temps de travail par le choix de l'implantation de son domicile, sur lequel l'employeur n'a légitimement aucune prise.

Pendant ce sas personnel/professionnel de trente-quatre minutes en moyenne pour un Francilien dans sa voiture au petit matin, le salarié n'est pas en effet « à disposition de l'employeur » : il n'a pas « à se conformer à ses directives », en particulier sur le mode de transport choisi, qui peut nettement allonger ou raccourcir le temps de trajet, sans parler du steeple-chase des crèches et autre lycée lointain le matin. Seule exception : lorsque le salarié d'astreinte est appelé à son domicile pour intervenir, le temps de trajet, pris sur son temps de repos, constitue du temps de travail (Cass. soc., 10 mars 2004). A contrario, les déplacements d'une salariée devant se rendre régulièrement à Lyon, Marseille, Lille, Paris auprès d'entreprises clientes de son employeur, qui « étaient effectués hors période de travail et dépassaient en durée le temps normal de déplacement entre le domicile et le lieu de travail habituel », devaient être assimilés à un temps de travail effectif. L'important arrêt du 5 mai 2004 a été repris le 2 juin 2004, à propos d'un directeur technique demandant le paiement des trajets pour se rendre « sur les ordres et pour le compte de son employeur » sur des chantiers extérieurs : « Le juge doit rechercher si le trajet entre le domicile et les différents chantiers dérogeait au temps normal d'un travailleur se rendant de son domicile à son lieu de travail. » Le problème est que de plus en plus de salariés (commerciaux, experts ou consultants) n'ont plus de « lieu de travail habituel », et certains plus de bureau du tout : alors le temps normal de déplacement entre l'hôtel Ibis et le trentième client…

Ce décompte désormais obligé de certains temps de trajet percute nombre de systèmes : respect des temps de repos, mais aussi conventions de forfait de rémunération, la chambre sociale ayant rappelé le 5 mai 2004 que « la seule fixation d'une rémunération forfaitaire, sans que soit déterminé le nombre d'heures supplémentaires inclus dans cette rémunération, ne permet pas de caractériser une convention de forfait » : or si certains trajets doivent désormais être décomptés pour certains itinérants…

2° Mobilité définitive

A. Secteur géographique en l'absence de clause de mobilité

L'affectation de M. Favre n'étant qu'à 20 kilomètres de distance du lieu où il travaillait, « la cour d'appel a pu décider que le changement qui lui était imposé constituait un changement des conditions de travail relevant du pouvoir de direction de l'employeur. » L'arrêt rendu le 7 juillet 2004 évoque celui du 21 janvier 2004 où, après avoir rappelé que « la mention du lieu de travail a valeur d'information, à moins qu'il ne soit stipulé par une clause claire et précise », la chambre sociale avait admis que la réorganisation des activités de recherche aboutissant à une « mobilité triangulaire » dans trois départements différents ne nécessitait pas le montage d'un plan de sauvegarde de l'emploi car il s'agissait du même secteur géographique que constitue la région parisienne.

En principe souverains en la matière, les juges du fond se montrent plus attentifs aux bouleversements personnels entraînés par une mutation. « Il appartient au juge de rechercher et de définir de façon objective cette zone géographique à l'intérieur de laquelle le changement de lieu ne constitue qu'un changement des conditions de travail », énonçait le 6 avril 2004 la cour de Versailles : il lui fallait donc « définir un espace géographique plus homogène que l'Ile-de-France, les départements des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne représentant des bassins d'emploi distincts ». Dans l'arrêt confirmé par la chambre sociale le 15 juin 2004 à propos d'une caissière habitant Les Mureaux (35 kilomètres à l'ouest de Paris) travaillant à Paris centre puis mutée à Roissy (30 kilomètres au nord), la cour de Paris avait refusé le 1er juin 2001 d'y voir une mutation dans le même secteur géographique vu les difficultés de transport : « La cour d'appel ne s'étant pas fondée sur les conditions de transport de la salariée depuis son domicile mais sur la desserte en moyens de transport de chacun des sites litigieux. » Rejet du pourvoi le 15 juin 2004.

L'arrêt du 30 juin 2004 donne enfin des indices intéressants de ce que peut être un secteur géographique : trois agents de propreté avaient accepté toute mutation dans une « zone géographique répondant aux mêmes critères d'accessibilité au regard des moyens et de la durée de transport, et enfin de la compatibilité de ceux-ci avec les horaires de travail ». Ayant été licenciés pour faute grave pour avoir refusé de passer du Blanc-Mesnil à Courbevoie (banlieue nord de Paris), ils gagnent devant la chambre sociale.

B. Secteur fixé par une clause de mobilité

Devenue clause de style, la clause de mobilité géographique est soit contractuelle, soit conventionnelle. Dans ce dernier cas, si l'accord d'entreprise peut ne pas être plus favorable que la convention de branche depuis la loi du 4 mai 2004, le contrat de travail ne peut déroger ni à l'une ni à l'autre. « Vous acceptez par avance toute mobilité géographique, votre carrière pouvant indifféremment se poursuivre à Paris, en province ou dans tout pays étranger où l'entreprise jugerait utile de vous envoyer. » Cadre bancaire, Mme M. avait refusé de quitter Paris pour Londres en application de cette clause panoramique : l'arrêt du 7 juillet 2004 approuve son licenciement, « l'employeur ayant mis en œuvre avec loyauté la clause de mobilité ». De facture apparemment classique, il ne cadre cependant guère avec celui du 19 mai 2004 où, pour la première fois, la Cour de cassation avait annulé une clause de mobilité géographique à ses yeux doublement fautive : en raison, d'une part, de « l'absence de limite dans laquelle la mutation du salarié pouvait intervenir », ce qui rappelait les clauses de variation discrétionnaires censurées dans d'autres domaines (horaires, a fortiori rémunération), et, d'autre part, des conséquences radicales qu'en tirait l'employeur en cas de refus (préconstitution d'une faute grave).

Même rappel à l'ordre contractuel le 12 mai 2004. À une époque où son entreprise n'était implantée qu'à Montpellier et à Marseille, un directeur de magasin embauché en 1989 avait accepté « tout changement de lieu de travail dans un autre établissement du groupe, en métropole ou dans un pays de la CEE ». Muté ensuite au Havre, il refuse de rejoindre le magasin ouvert entre-temps : licenciement pour faute grave. Ni faute grave ni même cause réelle et sérieuse, décide la chambre sociale, l'étendue de la clause devant être appréciée au jour de la signature du contrat.

Il va enfin de soi que, comme l'avait énoncé l'arrêt Go Sport du 18 septembre 2002 : « La clause de mobilité ne peut être mise en œuvre dans n'importe quelles conditions et de façon discrétionnaire ; la décision de mutation doit être dictée par l'intérêt de l'entreprise et l'employeur ne doit pas agir avec précipitation. » Y compris dans le sens du retour : « La banque avait appliqué de mauvaise foi le contrat d'expatriation (d'un directeur d'agence du Caire rapatrié à Paris), le rapatriement de M. V. pouvant s'analyser comme une sanction déguisée » (Cass. soc., 7 juillet 2004). Bonne synthèse de ce double contrôle le 13 juillet 2004 : « Cette mutation était justifiée par l'intérêt de l'entreprise (fond) et ne présentait aucun caractère abusif (mise en œuvre) ».

Télétravail à domicile avec ADSL, réseau Internet d'experts et autres visioconférences ont de beaux jours devant eux : permettant d'économiser sur le prix des trajets et désormais du temps de travail effectif, les NTIC valorisent aussi une entreprise socialement responsable en ces temps d'effet de serre et d'embouteillages, tout en lui permettant, le cas échéant, de garder les meilleurs collaborateurs voulant vivre et travailler au pays.

FLASH

• Modification des horaires : les bons manuels opposent la modification de la durée du travail (modification du contrat) à celle des horaires de travail qui relève du pouvoir de direction. Cette « summa divisio » est cependant beaucoup moins claire qu'il n'y paraît, comme le montrent deux arrêts récents.

– « Le passage d'un horaire discontinu à un horaire continu entraîne la modification du contrat de travail, de même que le passage d'un horaire fixe à un horaire variant chaque semaine suivant un cycle. » L'arrêt du 6 juillet 2004 censure légitimement un bouleversement général de l'équilibre contractuel à l'égard d'une collaboratrice de retour de congé parental ayant depuis vingt-six ans des horaires fixes (lundi-vendredi 7 h-12 h/14 h-17 h 30) et à qui l'employeur demandait de passer en horaires continus par cycles alternés de deux semaines, un samedi sur quatre étant désormais travaillé.

– S'agissant cette fois du passage d'horaires fixes (8 h 30-12 h 30/13 h 30-17 h 30) à des horaires postés (5 h-14 h ou 14 h-23 h), la cour de Limoges, constatant l'absence d'arrêt pour les repas et « les incidences significatives sur la vie privée », en avait conclu à la modification du contrat de travail. La chambre sociale, ne voulant pas se placer sur ce terrain, rappelait, le 13 juillet 2004, que « tout travail entre 21 heures et 6 heures est considéré comme travail de nuit » : devoir travailler de 14 heures à 23 heures constituait donc « une modification du contrat que le salarié était en droit de refuser ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray