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SALARIÉ ET CLIENT BONJOUR LES CONTRADICTIONS

Enquête | publié le : 01.09.2004 | Sandrine Foulon, Frédéric Rey

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SALARIÉ ET CLIENT BONJOUR LES CONTRADICTIONS

Crédit photo Sandrine Foulon, Frédéric Rey

Docteur Jekyll et mister Hyde : sourcilleux sur son salaire, ses horaires et ses conditions de travail, le salarié néglige l'impact social de ses choix quand il remplit son Caddie. Seul le prix compte. Une enquête de terrain, corroborée par les résultats d'un sondage exclusif « Liaisons sociales »-Mutuelles Mieux-Être.

Cadre à EDF, Jean-Louis n'a pas son pareil pour défendre bec et ongles le service public. Au point d'assommer d'ennui les réunions de famille. Aussi son entourage s'est-il régalé d'apprendre qu'il était abonné à Tel 2, l'opérateur téléphonique aux prix hypercompétitifs. Et cela depuis la première heure. Tant pis pour France Télécom « qui n'a qu'à être moins cher ». Charles, enseignant et vieux routard du parti communiste, enrage régulièrement contre « ces patrons qui s'enrichissent en délocalisant leurs usines ». Côté consommation, ce militant est roi du système D et connaît toutes les combines pour ne débourser que le minimum. Cet été, il a voyagé en Europe pour une bouchée de pain en profitant des vols bradés par une compagnie aérienne low cost. Peu importe si ces entreprises font du dumping social. Quant à Corinne, vendeuse à Auchan dans la galerie commerciale de Val d'Europe, en banlieue parisienne, elle milite pour l'amélioration des conditions de travail, se bat contre la multiplication des ouvertures exceptionnelles afin de préserver sa vie de famille, mais ne met jamais les pieds dans un supermarché. « Trop cher. Ici la clientèle est très bourge. Je vais plutôt chez les hard discounters. » Dont les salariés, elle le sait bien, ne bénéficient pas des mêmes avantages sociaux négociés par accords d'entreprise…

Tiraillé entre ses aspirations professionnelles et ses arbitrages financiers, le consommateur salarié est, tour à tour, docteur Jekyll et mister Hyde : salarié, il entend bénéficier de conditions de travail optimales pour le salaire le plus élevé possible ; mais, en tant que consommateur, il exige de payer le moins cher pour un produit de qualité. Assuré à la Sécurité sociale, il aspire à la couverture la plus étendue et la moins chère et s'insurge contre les réformes susceptibles de l'amoindrir. Mais, en tant que particulier employeur, il veut payer toujours moins, traque les failles du système pour frauder, rémunère le plombier ou la femme de ménage au noir. Une schizophrénie que met en relief notre sondage Liaisons sociales-Mutuelles Mieux-Être, réalisé début juillet par l'institut d'études Epsy auprès de 400 salariés. Pour 46 % des salariés interrogés, le prix est le premier critère qu'ils prennent en compte lorsqu'ils achètent. Et, pour 86 % d'entre eux, c'est l'un des deux critères clés avec la qualité. Mais pas question pour autant d'admettre, une fois endossée leur casquette de travailleur, une quelconque modération salariale pour améliorer la compétitivité des produits ou des services vendus par leur entreprise : 61 % des personnes interrogées y sont résolument hostiles, les salariés du privé étant toutefois plus sensibles au bien-fondé d'une telle mesure (à 44 %) que leurs homologues du secteur public (26 %).

Normal après tout, peut-on penser, d'autres arbitrages pouvant être effectués par l'entreprise pour doper la compétitivité de sa production, par exemple entre les salaires et les profits. Mais comment justifier que la moitié des salariés n'hésitent pas à fréquenter des magasins ouverts les dimanches et jours fériés alors qu'à peine deux sur dix (19 %) avouent être disposés à travailler ces jours-là. Comment expliquer que ces travailleurs si sourcilleux sur leur salaire, leurs horaires et leurs conditions de travail soient pratiquement six sur dix (59 %) à faire des achats dans des magasins de hard discount, dont la politique sociale est à juste titre fort décriée. Bref, il y a un sacré fossé entre les choix qu'effectue l'individu comme consommateur et ses revendications comme salarié.

Zélés complices d'une spirale dévastatrice

Cette schizophrénie a toutes les chances de perdurer tant l'arbitre suprême reste le prix. C'est d'ailleurs pour soigner sa popularité auprès des consommateurs que Nicolas Sarkozy a arraché, en début d'été, aux représentants des producteurs et aux responsables de la grande distribution une baisse des prix de 2 % applicable dès septembre. Tant pis pour les répercussions sur les salariés du secteur. « Tout cela prend des allures de grand show, souligne Patrick Lesaffre, vice-président du Syndicat CFE-CGC de la distribution. D'accord, distributeurs et producteurs acceptent de rogner sur leur marge, mais comment vont-ils essayer de la récupérer ? Le risque est qu'ils actionnent le levier le plus simple à utiliser : la masse salariale. Tout en augmentant la charge de travail et les amplitudes horaires, ce qui entraîne stress, fatigue… Tout le monde se réjouit d'une baisse des prix, nous les premiers, mais personne ne fait le lien avec ce qui va se passer en coulisse. »

Pour Frédéric Fréry, professeur de stratégie à l'École supérieure de commerce de Paris (ESCP-EAP), cette quête frénétique du prix le plus bas fait des salariés consommateurs les plus zélés complices d'une spirale dévastatrice : « Si, en tant que clients, nous cherchons à acheter moins cher ; si, en tant qu'épargnants, nous exigeons les taux d'intérêt les plus élevés ; et si, en tant que managers, nous obtenons toujours plus d'efficience, nous encourageons la progression du chômage et participons à la destruction d'un système social que nous avons mis deux cents ans à construire. »

Et que dire des nouvelles façons de consommer où l'on ne passe même plus par la caisse ? Clara, 22 ans, de toutes les manifestations altermondialistes et contre la guerre en Irak, est aussi une pirate aguerrie, via le téléchargement de musique par Internet. Cette étudiante a beau vitupérer l'hégémonie de la « Star Ac » et des vedettes à gros cachets et défendre les labels indépendants, elle en oublie les conséquences sociales. « J'ai tellement donné d'argent à l'industrie du disque qu'aujourd'hui je me rattrape », se justifie-t-elle. Peu importe le sort des disquaires et de cette industrie qui compte 5 000 salariés. En juin dernier, 400 personnes ont battu le pavé parisien pour ne plus faire les frais de cet effondrement du marché : rien qu'au premier trimestre 2004, les ventes ont chuté de 21 %.

Envolée, l'insouciance des années 70
Depuis vingt ans, selon le sociologue Jacques Païtra, le comportement du consommateur a beaucoup changé. Aujourd'hui, il est surtout motivé par les promotions et les prix cassés.SITTLER/REA

Dans un contexte de crises à répétition et d'inquiétudes pour l'avenir, pas question de jeter l'argent par les fenêtres. Envolée, l'insouciance dispendieuse des années 70-80. Comme le souligne le sociologue Jacques Païtra, administrateur à Sociovision Cofremca et auteur de la Société de l'autonomie (éditions d'Organisation, 2000), « depuis vingt ans, le comportement du consommateur a évolué. Il hésite avant d'acheter, gère et choisit son budget. Il ne sait pas de quoi demain sera fait. Plus prudent, il est essentiellement motivé par les promotions, les prix cassés ». Une analyse confortée par Danielle Rapoport, également sociologue et fondatrice d'un cabinet de conseil éponyme : « Face aux incertitudes qui pèsent sur l'emploi, la sphère privée dont fait partie la consommation reste le seul domaine que l'individu ait le sentiment de maîtriser. Il n'a pas envie de s'embarrasser d'arbitrages complexes. »

D'où le succès du hard discount, fréquenté par les consommateurs à faible pouvoir d'achat comme par les bobos. Élodie, consultante pour un grand cabinet d'audit, est capable de craquer pour une paire d'escarpins de luxe à plus de 450 euros, achète son thé chez Mariage Frères, mais refuse de payer au prix fort les yaourts et la lessive, qu'elle juge sans valeur ajoutée. « Le Ed d'en bas de chez moi fait très bien l'affaire », explique-t-elle. Et elle n'est pas la seule bobo à succomber à l'attrait des discounters. Si, selon notre sondage, six salariés sur dix fréquentent ces surfaces à prix cassés, c'est aussi bien le fait d'employés et ouvriers (63 %) que de cadres et agents de maîtrise (52 %). Cette lame de fond inquiète d'ailleurs les grands de la distribution : « Jusqu'où cela va-t-il aller ? » s'interroge Laurent-Yves Bourguignon, consultant chez Dia-Mart, un cabinet de conseil et de marketing spécialisé dans la distribution. D'autant que, selon lui, « le client est plus lucide. Il sait aujourd'hui parfaitement décoder ce que lui propose un distributeur. Chez Brico Dépôt, le discounter du bricolage, les clients ne sont pas rebutés par l'aspect spartiate du magasin, les palettes au sol, le libre-service, sachant très bien que cette déco a minima a un impact sur les coûts. »

Un individualisme forcené
La sortie mondiale du cinquième tome de Harry Potter a attiré en masse les amateurs de la série chez WH Smith, librairie britannique du centre de Paris, dans la nuit du 20 au 21 juin 2003.SICHOV/SIPA PRESS

Mais ce comportement apparemment schizophrène s'explique aussi par des raisons moins conjoncturelles. L'économie libérale a fait éclater les logiques collectives au profit d'un individualisme forcené. Dans un système économique largement dérégulé, le consommateur salarié ne peut pas être un acteur de régulation à lui seul. « Il faudrait que le salarié du textile, payé au rabais, ait une forte conscience de classe pour accepter d'acheter les produits au prix fort, éviter les délocalisations, voire tolérer des délais d'attente très longs afin d'obtenir son portable sous prétexte que la pression sur les délais génère du stress sur les salariés, décode Xavier Timbeau, économiste à l'OFCE. Les dilemmes sont intenables. Nous avons opté pour un système qui repose sur la concurrence, le libre choix. Les produits, les salariés, tout est remplaçable. Le principe de l'économie de marché est de tout atomiser. Plus personne n'a intérêt à être solidaire des autres. La solidarité n'est plus vécue comme un objectif ou une valeur mais comme un moyen ou un instrument. Désormais, on la juge à l'aune de l'efficacité. Le processus est d'une extrême violence. »

D'autant que le discours managérial des entreprises ajoute à la confusion. « La nouvelle supercherie, souligne Philippe Moati, directeur de recherche au Credoc, consiste à marteler que l'on travaille pour le client roi tout en l'étant soi-même. La nouvelle justification du travail réside dans la réalisation de l'individu comme consommateur, ce qui désactive la critique. » Ce recul de la solidarité et la montée de l'individualisme, on les retrouve d'ailleurs sur d'autres terrains. Si la grande majorité des Français restent profondément attachés à leurs retraites par répartition – plutôt qu'à la capitalisation – ou à l'assurance maladie accessible à tous – plutôt qu'à sa privatisation –, leur sens de la solidarité s'arrête là. De l'assistance aux personnes âgées au soutien des exclus, l'élan est relatif. La Fnars (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale) note, dans un baromètre réalisé en mai 2004, un durcissement des Français : si les trois quarts d'entre eux déclarent avoir de la sympathie pour les exclus, depuis 1993, ils n'ont jamais été aussi peu nombreux à être prêts à les aider.

Flop de « Nos emplettes sont nos emplois »

Pas question de faire des sacrifices, même pour la bonne cause. « Nous sommes dans le culte de la satisfaction immédiate, explique Georges Chetochine, consultant du cabinet éponyme, spécialiste de la consommation. Aucun d'entre nous ne veut renoncer à son confort et à la liberté que les produits ont apportée. » La meilleure preuve ? Les campagnes qui ont joué sur le sentiment patriotique pour inciter à acheter français comme « Nos emplettes sont nos emplois » ont fait un flop auprès des consommateurs. « Ce discours de conso franco-française pèse aussi peu que le sermon du curé, ironise Christian Brière de La Hosseraye, DRH d'une grande société d'électronique et ex-président de l'ANDCP. Après la nationalisation de Thomson au début des années 80, les produits vendus dans le commerce avaient été distingués comme made in France grâce à un petit drapeau tricolore. Résultat : aucun effet sur les ventes. Acheter moins cher ? s'interroge le DRH, c'est inévitable. Le développement des échanges mondiaux est la condition d'une élévation du niveau de vie, quitte à perdre son job du fait de la concurrence. Mais celui qui achète un tee-shirt à 15 centimes n'est pas persuadé de léser un salarié français. On assiste à une division internationale du travail. À long terme, tout le monde sera gagnant. »

Si la question divise intellectuels et militants, elle ne travaille pas la grande majorité des consommateurs, peu préoccupée ou peu consciente de l'impact social de ses achats. Et ce ne sont pas les mouvements de consommateurs qui vont éclairer leur lanterne. Pour l'essentiel, leur activité se limite à traquer le meilleur rapport qualité-prix. Quant aux syndicats, c'est peu dire qu'ils rechignent à faire appel à la fibre consommatrice du salarié. Dans le conflit des LU, la plupart d'entre eux se sont ainsi opposés aux consignes de boycott des produits Danone lancées par des mouvements politiques et altermondialistes. « Le syndicat a érigé le travailleur en figure primordiale de la lutte et fait des usines le seul lieu de l'organisation de la contestation », analyse Pascal Canfin, coordinateur du guide la Consommation citoyenne (éd. Alternatives économiques, 2003).

Des infos sur la traçabilité sociale

Certes, les confédérations se sont toutes dotées d'associations de consommateurs salariés (Asseco pour la CFDT, Afoc à FO, Indecosa côté CGT…), mais certaines ont bien du mal à s'émanciper du discours de la maison mère. « Il peut y avoir des divergences entre la défense des intérêts des salariés et celle des intérêts des consommateurs, reconnaît Patrick Guyot, responsable de l'Asseco. Dans les années 80, l'association avait pris position contre les grèves intempestives à la RATP, ce qui avait déclenché des conflits en interne avec notre syndicat RATP. Aujourd'hui, nous existons davantage en tant qu'association de défense des consommateurs. »

Toujours est-il que ces structures commencent à s'accrocher aux wagons de la consommation éthique. « Désormais nous devons reconquérir les consommateurs sur le terrain », souligne Arnaud Faucon, de l'Indecosa, qui soutient des initiatives d'épargne solidaire comme le livret Agir. De son côté, l'Asseco est adhérente du collectif De l'éthique sur l'étiquette avec la Fédération CGT du textile et la FSU. Mais pas question de culpabiliser le client. Ni de mettre en place des mesures coercitives envers les consommateurs, voire de lancer des appels au boycott. L'objectif est d'informer les individus sur la traçabilité sociale des produits et de les laisser libres de leurs choix. « Quand on vit avec les minima sociaux, on ne va pas empêcher un consommateur d'acheter au plus bas prix », fait remarquer Patrick Guyot.

Paradoxalement, c'est plutôt du côté des pouvoirs publics que l'idée de sensibiliser les gens aux conséquences de leurs achats a fait récemment – très timidement – son chemin. En matière d'environnement, d'abord. Avec son projet de taxer les véhicules les plus polluants, comme les 4 x 4, et de récompenser l'acquisition de véhicules propres, le gouvernement entend peser sur les choix du consommateur. Dans le champ social, on n'en est qu'aux balbutiements. La ministre de la Parité et de l'Égalité professionnelle, Nicole Ameline, entend certes lancer un label « parité » pour distinguer les entreprises, associations et administrations exemplaires en la matière… mais sans aucune mesure incitative à la clé. Dans les rayons, le client restera seul face à son Caddie. Et à sa schizophrénie.

86 % des salariés placent le prix au premier ou second rang de leurs critères de choix d'un produit ou d'un service, et seulement…

6 % prennent en compte leurs conditions sociales de production.

75 % des salariés affirment qu'il leur arrive de payer plus cher des produits ou des services afin de préserver l'emploi et de garantir le pouvoir d'achat de ceux qui les produisent,

mais…

59 %déclarent aussi fréquenter des magasins de hard discount.

61 % des salariés jugent inacceptable que des entreprises délocalisent pour que leurs produits et services restent compétitifs auprès des consommateurs,

mais…

8 % seulement placent le pays de fabrication du produit parmi les deux premiers critères de choix pour leurs achats.

Auteur

  • Sandrine Foulon, Frédéric Rey