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Les contremaîtres sont de retour

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.06.2004 | David Garcia

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Les contremaîtres sont de retour

Crédit photo David Garcia

Mis au rancart dans les années 80-90, au nom du raccourcissement des lignes hiérarchiques, les agents de maîtrise font leur come-back. Les firmes redécouvrent l'intérêt de ces managers de proximité, à la fois relais et animateurs. Mais pas au point de supprimer la barrière qui les sépare des cadres et de leur fameux statut.

Les contremaîtres reprennent du service ! Voués à une disparition pure et simple au début des années 80 en raison du raccourcissement des lignes hiérarchiques, du développement de la polyvalence et de l'autonomie des opérateurs, ainsi que des politiques de réduction des coûts, les agents de maîtrise et autres échelons intermédiaires ont connu un net déclin dans l'industrie au cours des deux dernières décennies. « Il y a une dizaine d'années, les dirigeants d'entreprise que j'interrogeais m'expliquaient que la fin des agents de maîtrise était programmée », confie Philippe Trouvé, directeur de l'antenne clermontoise du Cereq et grand spécialiste de l'encadrement intermédiaire. Grossière erreur ! Car, après des années de baisse, le nombre de contremaîtres et agents de maîtrise remonte depuis cinq ans. Selon l'Insee, leurs rangs ont ainsi gonflé de 525 000 à 562 000 entre 1999 et 2002.

Comme l'atteste le cas emblématique de l'usine Pechiney de Dunkerque, les agents de maîtrise reviennent de loin. Au début des années 90, le producteur d'aluminium, présidé alors par Jean Gandois, secondé par une certaine Martine Aubry, décide de fonctionner sans encadrement intermédiaire. À Dunkerque, les chefs d'équipe sont remplacés par des ouvriers coordinateurs… dépourvus de responsabilité hiérarchique. Douze ans, deux accidents mortels et deux grèves particulièrement dures plus tard, en 1994 (quinze jours) puis en 2000 (trente-cinq jours), les contremaîtres font un spectaculaire come-back, appelés à la rescousse par une direction aux abois. « Les ouvriers travaillaient dans l'intérêt de leur équipe mais pas toujours dans celui de l'entreprise, les relations entre les services de la production et de la maintenance étaient devenues exécrables et, pour couronner le tout, la direction éprouvait les pires difficultés à relayer ses messages sur le terrain », égrène Michel Marquant, délégué FO de l'usine. Jusqu'à ce que « la direction rétablisse l'ordre », ironise le cégétiste Dominique Wailly. Multiplié par trois, le nombre de « pilotes postés » est ainsi passé en 2003 de 5 à 15. Une façon de rétablir l'ancienne hiérarchie, sans le dire. La direction de Pechiney reste d'ailleurs muette sur ces revirements en matière d'organisation.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Canson, appartenant au groupe Arjo-Wiggins, a remis en selle la petite maîtrise dix ans après l'avoir supprimée dans son unité d'Annonay, en Ardèche. « Un problème était vite apparu non pas, comme l'avaient craint les promoteurs de l'expérience, au sein des équipes, mais dans les relations des équipes à responsabilité élargie avec les autres services de la manufacture, bien en peine d'identifier les interlocuteurs pertinents pour résoudre telle ou telle difficulté. La fonction de boîte aux lettres des problèmes, précédemment tenue par le chef d'équipe, était en déshérence », analysent des chercheurs de l'association Entreprise et Personnel dans une étude portant sur le fonctionnement des équipes autonomes.

Au point que le CHSCT alerte à plusieurs reprises la direction de Canson sur la multiplication de problèmes non résolus pour cause de mauvaise circulation de l'information. « Les pannes tardaient souvent à être réparées du fait de l'absence d'intermédiaires », soupire Thierry Gaillard, délégué du personnel CGT, lui-même agent de maîtrise. À la demande de la direction, et en accord avec les syndicats, les contremaîtres sont réapparus, il y a quatre ans, à la tête de chaque ligne du secteur de la transformation : coupeuse, bloc album et pochettes. Sans que les salariés y trouvent à redire.

Un chef pour 28 opérateurs

Chez Renault, la diminution des effectifs d'agents de maîtrise a été sensible durant les années 80 et 90. « Les ouvriers n'étant pas dotés de messageries électroniques, la direction a convenu que l'entreprise pouvait difficilement se passer des échelons intermédiaires », plaisante Gérard Blondel, délégué central CFE- CGC. Aujourd'hui, la marque au losange promeut et embauche à nouveau des chefs d'unité, à raison de 1 pour 28 opérateurs, contre 1 pour 35 il y a quelques années.

Même les entreprises qui ne renouent pas formellement avec les structures de commandement classiques réhabilitent les petits chefs. Sur le papier, l'usine Smart d'Hambach, en Moselle, continue de tourner avec des ouvriers animateurs d'équipes de 5 à 7 salariés. Mais ils font aujourd'hui quasiment office d'agents de maîtrise, le statut en moins.

« Obligés de délivrer des consignes contradictoires sans disposer de la légitimité nécessaire pour les faire appliquer, la mission de ces pseudo-chefs était devenue impossible », souligne un consultant. La grève de 2000 a fait déborder une coupe déjà bien pleine. Pendant que les animateurs ramaient pour expliquer aux grévistes qu'ils n'obtiendraient pas plus de 150 francs, le directeur négociait en coulisse avec les syndicats une augmentation de 500 francs.

Un camouflet qui a laissé des traces dans les rangs des chefs opérateurs. « Osant à peine adresser la parole à leurs collègues, ils n'étaient plus en mesure de tenir le terrain », ajoute ce même consultant. Devant l'ampleur du désastre, la direction prend conscience de la nécessité de réintroduire un échelon intermédiaire, crédible et renforcé. « L'entreprise a clarifié les niveaux de délégation et invité les animateurs à suivre des formations à la communication et au management, en contrepartie de quoi ils gagnent aujourd'hui 20 % de plus qu'un opérateur ordinaire », explique Francis Lejeune, directeur de la production de l'usine. Lequel, en dépit des difficultés, n'envisage pas l'éventualité d'un retour aux formes traditionnelles de commandement.

Révolu le temps des petits chefs
La directeur de Smart à Hambach a dû clarifier les missions de ses animateurs pour les doter d'un minimum de légitimité.FOURMY/REA

C'est que les ouvriers d'aujourd'hui n'ont pas grand-chose à voir avec leurs aînés. « Le rapport à l'autorité a changé, le temps des “petits chefs” est révolu », affirme Christian Delhaye, directeur du personnel de Michelin. Plus besoin de contremaîtres à l'ancienne avec l'élévation générale des qualifications et le développement de l'autonomie des personnels de production. « On va plutôt leur demander de suivre les tableaux de bord d'activité, de gérer des budgets et de conduire des entretiens d'évaluation », assure François Ariès, directeur des ressources humaines de Thomas Cook Voyages, ex-Havas Voyages. « Les agents de maîtrise tendent à devenir des managers à part entière. Globalement, leurs fonctions techniques s'effacent au profit d'activités managériales qui touchent davantage au relationnel et à la communication », renchérit Philippe Trouvé, du Cereq. Un constat qui vaut, au-delà de l'industrie, pour les autres secteurs d'activité, en particulier les services.

Parmi les premiers à prendre la mesure de la transformation du rôle d'agent de maîtrise, Usinor, aujourd'hui fondu dans Arcelor, a adopté dès 1990 le plan Acap 2000, fondé sur la « logique compétence ». « Dans la logique de poste précédemment en vigueur, les critères de promotion étaient essentiellement techniques. Un ouvrier devenait agent de maîtrise du fait de sa seule compétence. Aujourd'hui, la capacité à manager est le critère dominant », explique Jacques Lauvergne, coordinateur France des ressources humaines pour Arcelor. Pas question non plus de lâcher dans la nature les contremaîtres fraîchement promus. Fini le management à l'instinct, la professionnalisation des agents de maîtrise est en marche. Chez Sollac Atlantique, les « managers de proximité », comme les appellent désormais DRH et consultants, suivent une formation complète aux fonctions d'encadrement de dix-huit jours. Leurs homologues de Michelin bûchent pendant quatre semaines à plein temps.

Pas encore le grand amour

La relation exclusive que les entreprises avaient tendance à entretenir avec l'encadrement est remise en question. « Les cadres ont toujours été valorisés, au détriment notamment des agents de maîtrise, laissés pour compte parce qu'ils étaient issus à 95 % du monde ouvrier. Ils n'avaient pas voix au chapitre, l'encadrement supérieur considérant qu'ils n'étaient pas capables de comprendre la stratégie ou les contraintes pesant sur l'entreprise », commente Bernard Decottignies, directeur des achats et du développement de l'usine Hennessy à Cognac. Tout en pointant une évolution des DRH sur ce sujet. « Ils commencent à réaliser que les hauts potentiels n'ont pas le monopole de la création de valeur », remarque Hugues Roy, directeur chargé de l'offre de capital humain chez Algoé. D'autant que « les agents de maîtrise constituent un point de stabilité précieux pour les entreprises, bien plus que les cadres, de plus en plus mercenaires », complète le consultant Jean Planet.

Ce n'est pas encore le grand amour, mais les entreprises entrevoient l'intérêt d'utiliser à plein les ressources de leurs agents de maîtrise. « Ce sont les managers de proximité qui font réussir les projets », assure Patrick Chotel, directeur d'affaires du département projets, engagements et performances du cabinet de conseil BPI. Danone a ainsi créé un réseau d'échanges entre les agents de maîtrise des différentes filiales du groupe, en France et à l'étranger. Objectif : mettre en commun les bonnes pratiques managériales de façon à anticiper les problèmes d'organisation inhérents à certains projets, du type progiciels de gestion intégrés. Autre exemple : du fait de sa proximité avec les opérateurs, la maîtrise a joué un rôle déterminant dans la mise en place du nouveau système de production de Renault, calqué sur les méthodes de Nissan.

Dans le secteur tertiaire également, l'encadrement intermédiaire est mis à contribution. À Lille, le dispositif de prévention de la fraude dans les bus a été bâti à partir de groupes de réflexion animés par les agents de maîtrise de Transpole, la société qui gère les transports en commun de l'agglomération lilloise. Avec succès. « La fraude a été divisée par deux », se félicite Christian Bleux, directeur de l'activité bus de Transpole.

Reste que la question du statut demeure un obstacle à la reconnaissance sociale et professionnelle des agents de maîtrise. « Si les contremaîtres encadrent et managent comme les cadres, la comparaison s'arrête là. Il y a toujours une barrière infranchissable entre les catégories intermédiaires et les cadres », souligne Nathalie Esnault, consultante à la Cegos. Motif de ce blocage ? « L'obligation définie dans la plupart des conventions collectives de l'industrie de justifier d'un diplôme ou d'une expérience professionnelle équivalente pour accéder au statut de cadre freine de fait considérablement la mobilité des agents de maîtrise », note Thomas Amossé, chercheur au laboratoire de sciences sociales de l'École normale supérieure.

Managers de proximité

Dans ces conditions, la politique de décloisonnement menée par la RATP et Renault n'en prend que plus de relief. La Régie des transports parisiens a pris le parti d'intégrer les agents de maîtrise dans une filière manager qui englobe l'ensemble des fonctions d'encadrement. En clair, les « petits chefs » figurent désormais dans la même classification que les cadres : en bas de la grille. « Nous voulions marquer l'importance du manager d'équipe, qu'il soit lui-même cadre ou agent de maîtrise », explique Thierry Misrahi, responsable du recrutement à la RATP.

Même volonté chez Renault de rapprocher le monde des contremaîtres de celui des cadres. En 2002, l'ancienne entreprise publique a adopté trois accords innovants qui adoucissent les frontières statutaires. Le deuxième dans l'ordre chronologique prévoit notamment que les Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise) nouvellement recrutés à bac + 2 suivront des séminaires d'intégration, au même titre que les cadres. Les agents de maîtrise déjà en poste ne sont pas oubliés. En particulier les chefs d'unité et les « coefficients 400 », autrement dit l'échelon Etam le plus élevé. Les premiers se voient accorder une prime d'encadrement mensuelle fixe de 450 euros, à quoi s'ajoute une partie variable liée aux performances individuelles.

Le système ressemble à s'y méprendre au mode de rémunération des managers cadres. Quant aux « coefficients 400 », ils ont accès aux mêmes informations que les cadres sur la stratégie du groupe, via l'intranet. Un premier pas, timide, vers une vraie reconnaissance statutaire des managers de proximité, ces courroies indispensables au bon fonctionnement des entreprises.

Les curiosités de la fonction publique

Coincés entre les statuts cadres et ouvriers, noyés au milieu des grilles de classification des employés et techniciens (les fameux Etam), la spécificité des contremaîtres du secteur industriel ne saute pas aux yeux. Mais ce n'est rien à côté du secteur public, où règne la confusion la plus totale en matière de niveau de diplôme requis, de grade et de rémunération.

Dans la fonction publique, le corps (ou cadre d'emploi dans la fonction publique territoriale) des agents de maîtrise correspond à un grade d'avancement qui s'applique aux ouvriers de catégorie C (niveau brevet exigé au concours) promus à l'ancienneté. Sauf qu'en pratique les fonctions d'encadrement intermédiaire sont également assurées par certains techniciens et contrôleurs, de catégorie B (niveau bac). « Or, bizarrement, un agent de maîtrise gagnera facilement davantage qu'un contrôleur parce que leurs grilles indiciaires sont proches et que les premiers touchent des primes plus importantes », explique Bernard Gambier, trésorier national de l'Ufict (Union fédérale des ingénieurs, cadres et techniciens) à la Fédération CGT des services publics. Autre curiosité : les techniciens peuvent éprouver des difficultés à se faire embaucher, « car les collectivités territoriales leur préfèrent souvent des contrôleurs moins bien payés en début de carrière malgré la grande proximité de contenu des deux postes », ajoute-t-il. Difficile de faire plus alambiqué. La solution ? La CGT plaide depuis des années pour un statut unique des professions intermédiaires qui permettrait aux agents de maîtrise de passer en catégorie B via la validation des acquis de l'expérience. Et mettrait un terme au dumping entre cadres d'emploi. Reste à obtenir le feu vert de l'État-patron et des collectivités territoriales, pas forcément pressés, en ces temps de vaches maigres, de renoncer à ce levier de réduction des coûts.

Auteur

  • David Garcia