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Politique sociale

Comment nos voisins traquent la cigarette au boulot

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.06.2004 | Isabelle Moreau, avec nos correspondants

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Comment nos voisins traquent la cigarette au boulot

Crédit photo Isabelle Moreau, avec nos correspondants

De la création d'espaces réservés à l'interdiction totale de fumer sur le lieu de travail, les pays de l'Union européenne sont loin de faire preuve de la même sévérité dans leurs politiques antitabac… dans les moyens de contrôle, comme dans les sanctions. La France, où la loi Évin est encore mal appliquée, s'apprête à renforcer encore sa législation.

Tolérance zéro. Dorénavant, les Irlandais ne peuvent plus fumer dans les bars et les restaurants, ni sur leur lieu de travail. Et gare aux petits malins qui voudraient griller discrètement une cigarette dans les toilettes ! car ils risqueront une amende de 3 000 euros. Approuvé par plus de 80 % des Irlandais et par 61 % des fumeurs, le smoking ban n'est pas près de voir le jour en France. Car si, selon le professeur Bertrand Dautzenberg, président de l'Office français de prévention du tabagisme, « la guerre fumeurs/non-fumeurs a cessé depuis deux à trois ans » dans les entreprises, celles-ci sont loin d'être des oasis pour les réfractaires au tabac. Une minorité d'entre elles appliquent à la lettre la loi Évin de 1991 qui prévoit notamment l'affichage visible de la localisation des lieux destinés aux fumeurs (article R. 3511-7 du Code de la santé publique), le respect de normes de ventilation dans les espaces fumeurs ou encore la protection des non-fumeurs (art. R. 3511-2 et 3511-5 du même code). Mais beaucoup d'autres s'en sont totalement affranchies.

Dans l'entreprise, « ce n'est pas le fumeur qui est pourchassé mais le non-fumeur, quand il a l'audace de se plaindre », écrivait récemment le professeur Maurice Tubiana dans un rapport de l'Académie de médecine. Ce que confirme Gérard Audureau, président de Droits des non-fumeurs et secrétaire général d'Alliance contre le tabac, qui déplore les « pressions » exercées sur les non-fumeurs. Si le recours à la hiérarchie s'avère infructueux, ces derniers n'ont plus d'autre solution que d'intenter une action en justice. Pour Hélène Dufour, chargée de mission au Comité national contre le tabagisme, la loi Évin est très mal appliquée dans les entreprises parce que « ces dispositions ne sont pas inscrites dans le Code du travail. Les inspecteurs du travail ne disposent donc pas de moyens coercitifs ». Une carence à laquelle devrait remédier la nouvelle loi de santé publique, actuellement en navette entre le Sénat et l'Assemblée nationale.

Reste que la vie des non-fumeurs s'améliore. Et les hausses répétées du prix du tabac y sont pour quelque chose. Depuis 1999, près de 1,8 million de personnes ont arrêté de fumer, selon l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, qui recense désormais 13,2 millions de fumeurs en France. « Quand les gens cessent de fumer, l'entreprise peut plus facilement devenir un lieu sans tabac, ce qui, par ricochet, incite les derniers fumeurs à arrêter », estime Bertrand Dautzenberg, pneumologue à la Pitié-Salpêtrière. Si la France lutte de façon progressive contre le tabac, en prévoyant dans un premier temps des espaces fumeurs sur les lieux de travail – imitée depuis cette année par les Pays-Bas et l'Italie – pour parvenir, un jour, à des « entreprises sans tabac », comme l'espère le professeur Dautzenberg, la Suède s'attaque au dernier bastion des fumeurs, à savoir les bars et restaurants. En Allemagne, en revanche, où fumer au bureau ne suscite guère de réprobation, le législateur se montre très souple. Tour d'Europe des politiques, plus ou moins laxistes, de lutte contre le tabagisme au travail.

Pays-Bas

Des cabines-fumoirs pour accros à la cigarette

Unilever n'a pas attendu la nouvelle loi sur le tabac du 1er janvier 2004 pour proscrire la cigarette dans ses murs. Si l'interdiction était déjà en vigueur dans le secteur public, elle touche désormais tous les secteurs de l'économie, à l'exception de l'hôtellerie et de la restauration. Mais les grandes entreprises néerlandaises ne se sont pas laissé surprendre. Certaines, comme le lessivier, mènent en effet depuis longtemps la chasse aux fumeurs, soutenues par la fondation Stivoro, qui apporte notamment son aide au groupe chimique Akzo Nobel par le biais de conseils et de stages. À Rabobank, en revanche, on ne cherche pas à convertir le personnel à une vie sans tabac. « Nos employés sont assez grands pour savoir ce qu'ils risquent, explique Arno Haartsen, du service santé de l'entreprise. Nous décidons juste de l'endroit où ils peuvent fumer. » Au siège de la banque néerlandaise, en dehors de rares espaces clairement signalés, le tabac est en effet prohibé depuis 1999.

Les PME, quant à elles, ont souvent attendu la dernière minute pour s'adapter à la nouvelle législation. Fin 2003, les petits patrons néerlandais ont commandé en masse des cabines-fumoirs, sortes d'Abribus équipés d'un système d'aspiration d'air et de cendriers autonettoyants. Une solution clés en main représentant « un investissement moyen de 10 000 euros », précise-t-on chez Smoke Free Systems, leader européen du marché. L'avantage est qu'on peut aisément les installer dans un couloir ou dans un hall d'accueil. Mais ces cabines ne plaisent pas à tout le monde. « Je trouve que les fumeurs sont l'objet de discrimination : on nous met littéralement en cage », proteste ainsi un employé de la région de Maastricht.

Mais l'espace fumeurs n'est pas un droit. En l'absence d'équipement, le personnel peut toujours s'adresser au comité d'entreprise pour tenter d'obtenir de l'employeur un local approprié. À défaut, le seul moyen de griller une cigarette est de sortir. Quant aux récalcitrants qui fument discrètement dans les toilettes, qu'ils se méfient. Les inspecteurs de l'Autorité des denrées et aliments (VWA), chargés de faire respecter la législation sur le tabac et l'alcool, peuvent en effet intervenir à tout moment. L'entreprise risque une amende de 300 euros (1 200 euros en cas de récidive) et l'employé contrevenant peut être suspendu ou même licencié. « Les sociétés que nous inspectons sont choisies de manière aléatoire ou à la suite de plaintes émanant du personnel, explique Charlotte Menten, porte-parole de la VWA. Depuis le début de l'année, nous en avons reçu plus de 200. » Aux Pays-Bas, la guerre fumeurs/non-fumeurs fait rage…

Emmanuelle Tardif, à Utrecht

Suède

Des cages vitrées pour protéger les serveurs de la fumée
Comme les traders de Wall Street, les salariés européens privés d'espaces fumeurs pourraient bientôt se retrouver sur le troittoir.LEYNSE/REA

Le couperet est tombé. La Suède interdira totalement la cigarette dans les bars, les restaurants et les pubs à partir du 1er juin 2005. Une loi ad hoc a en effet été adoptée à une très large majorité en mai dernier. Depuis le 1er janvier 2003, tous les lieux de restauration étaient déjà censés disposer d'une zone réservée aux non-fumeurs. Le schéma prévu était que les bars et restaurants interdisent d'eux-mêmes complètement le tabac dès le 1er janvier 2004, faute de quoi une loi l'imposerait. Ce sera donc le cas. Mais la particularité de cette nouvelle législation est de s'attacher à l'environnement professionnel. « Quand on travaille derrière un bar, on est un gros fumeur, qu'on le veuille ou non », estime Morgan Johansson, ministresocial-démocrate de la Santé publique. « Si on ne supporte pas la fumée, on peut toujours changer de boulot. Chaque établissement devrait pouvoir choisir », réplique Lina, une serveuse du café Recession, à Stockholm, elle-même fumeuse occasionnelle.

« Depuis 1993, explique Paul Nordgren, de l'Institut national de santé publique, la loi oblige les employeurs à offrir à leur personnel un environnement de travail sans fumée. Les restaurants et cafés étaient les derniers lieux professionnels à y échapper. Or 500 personnes meurent chaque année de cancer en Suède parce qu'ils sont fumeurs passifs. »

Le nouveau projet de loi entend faire chuter de façon radicale cette cause de mortalité. Il imposera aux bars et restaurants d'aménager un espace spécifique pour les fumeurs. Une sorte de cage vitrée où il sera interdit de manger ou même de boire, ce qui ne sera guère engageant pour les clients. Mais en Suède la lutte contre la cigarette est devenue une véritable croisade. Il y a quelques années, le gouvernement social-démocrate de Göran Persson avait tenté d'augmenter massivement le prix du tabac, mais il avait dû revenir sur cette hausse (le paquet de cigarettes coûte en moyenne 4,20 euros contre 4,50 en France) devant l'augmentation tout aussi radicale de la contrebande.

Reste que la Suède a été le premier pays au monde à atteindre l'objectif de moins de 20 % de fumeurs au sein de la population, fixé par l'Organisation mondiale de la santé. Aujourd'hui, 18 % des Suédois fument (1,2 million de personnes). Un chiffre qui s'explique notamment par le nombre élevé de « snuseurs ». Un million de Suédois consomment en effet le snus, cette pâte de tabac à sucer, vendue en vrac ou en petits sachets-doses.

Olivier Truc, à Stockholm

Allemagne

Une réglementation fort peu contraignante

Morceaux choisis : « On nous a dit qu'il existait une nouvelle réglementation, mais je n'ai encore vu aucun changement. Dans les bureaux, il n'y a pas de problème. On met les fumeurs avec les fumeurs », explique une employée d'une mairie d'arrondissement de l'Ouest berlinois. Quant à Richard, qui emploie trois personnes dans son atelier de réparation automobile à Spandau, il n'a pas entendu parler de la nouvelle législation : « On fume dans le bureau et de temps en temps dans l'atelier. Et ce n'est pas demain que ça changera. »

L'Allemagne est le royaume des accros à la cigarette. L'an dernier, 20 millions de fumeurs ont dépensé 21,6 milliards d'euros pour leur péché mignon (+ 11 % depuis 1993). Et le nombre de fumeurs passifs sur leur lieu de travail est estimé à 3 millions. Si l'impôt sur le tabac rapporte 14 milliards d'euros à l'état fédéral, les dépenses de santé occasionnées par le tabagisme sont estimées à près de 17 milliards d'euros.

Épaulée par un lobby cigarettier puissant, l'Allemagne reste, malgré ces statistiques inquiétantes, un pays où la cigarette dans les bureaux ne choque pas. En témoigne la nouvelle et peu contraignante réglementation sur la protection des non-fumeurs au travail. Depuis le 1er octobre 2002, l'employeur est tenu de protéger les non-fumeurs. Une mesure qui s'applique aux espaces professionnels ouverts au public… mais seulement si cela ne gêne pas l'activité de l'entreprise : « L'application de la réglementation est progressive et variable selon les secteurs », commente Michaela Goecke, qui anime la cellule fédérale chargée d'aider les entreprises à mettre en œuvre ces dispositions. En règle générale, ce n'est qu'après des avertissements répétés que l'inspection du travail inflige une amende.

Dans les grandes entreprises, tout semble bien se passer. « Surtout celles qui sont dans des secteurs très innovants ou alors branchées sur l'international », précise Michaela Goecke. Le problème se situe principalement dans le secteur public et les PME : « L'Allemagne compte près de 3 millions de petites entreprises. Il est difficile de les informer et d'assurer un suivi. Et, dans les administrations, les mentalités sont parfois difficiles à changer : on retrouve souvent les fumeurs dans les instances représentatives du personnel, ce qui complique singulièrement la mise en œuvre de campagnes d'information », explique cette fonctionnaire, qui souligne néanmoins les progrès importants du secteur hospitalier, où près de 40 % des aides-soignants sont des fumeurs.

Chez Beiersdorf, la protection des non-fumeurs est bien sûr présentée comme une évidence : « Nous avons un comité de promotion de la santé qui gère des actions contre la tabagie dans l'entreprise depuis 1995, explique la docteur Birgit Krähe, médecin chef de Beiersdorf Hambourg. Évidemment, il est totalement interdit de fumer sur les sites de production. Dans les bâtiments administratifs, il existe des salles pour les fumeurs. Il y a aussi des bureaux fumeurs. Cela se fait à l'amiable. »

Depuis 1999, les employés de l'entreprise peuvent suivre des séminaires pour arrêter de fumer. Mais, jusqu'à présent, seules une cinquantaine de personnes ont accepté la proposition. La docteur Krähe en est persuadée : « L'Allemagne n'est pas la plus mal placée en termes de protection des non-fumeurs au travail. Mais des lois aussi strictes qu'en Irlande ne verront jamais le jour chez nous. »

Thomas Schnee, à Berlin

Italie

Des mesures restrictives qui butent sur l'absence de contrôle

« Vietato fumare », voilà un panneau que les Italiens verront bientôt un peu partout. La loi du 16 janvier 2003 est claire : « Il est interdit de fumer dans les locaux fermés, à l'exception des lieux privés, non ouverts aux usagers et au public. » Le décret d'application adopté en décembre dernier laisse aux entreprises et aux cafés et restaurants jusqu'au 13 janvier 2005 pour se mettre aux normes. À partir de cette date, il ne sera plus possible de fumer, sinon dans des salles réservées à cet effet respectant des critères stricts en matière d'aération.

De nombreuses oasis pour non-fumeurs existent déjà. Il est, par exemple, interdit de fumer dans les hôpitaux, les salles de classe, les administrations publiques, et même, depuis le 1er mars 2004, dans tous les trains circulant dans la Péninsule. Mais, dans les entreprises privées, la tolérance au tabac varie notablement. Chez Fiat, par exemple, le code de bonne conduite interne prévoit que les salariés « doivent être sensibles aux exigences de ceux qui pourraient éprouver un malaise physique à cause des effets du tabagisme passif, même dans les pays où il est permis de fumer sur les lieux de travail ». En pratique, dans les bureaux turinois, les employés peuvent tranquillement griller leurs cigarettes où ils veulent…

La grande banque Sanpaolo est plus vertueuse : il est interdit de fumer dans ses bureaux. Le fabricant d'électroménager Merloni est pratiquement déjà aux normes : 90 % de ses sites italiens sont non fumeurs, avec des salles pour fumeurs flambant neuves. À l'AIDP, l'association italienne des directeurs du personnel, on se préoccupe de cette question depuis longtemps. « Nous avons pris en compte une double exigence : arriver rapidement à une situation qui permette à tous de bien respirer, mais éviter les mesures coercitives pour que ces interdictions ne soient pas mal vécues par les fumeurs. Dans l'ensemble, les normes qui entreront en vigueur en 2005 sont consensuelles », explique Paolo Jacci, de l'AIDP.

Cinzia Frascheri, responsable des thèmes de santé et de sécurité à la grande centrale syndicale CISL, reconnaît que la question n'est pas conflictuelle. « Mais si, en Italie, il n'y a pas de discrimination envers les fumeurs, c'est aussi parce que les méfaits de la cigarette sont très mal connus ! » Selon les chiffres de l'institut italien de statistique Istat, relatifs à 2001, près de 24 % de la population âgée de plus de 14 ans fume (31,2 % des hommes ; 16,9 % des femmes). Le principal point d'interrogation reste, bien sûr, l'application future de la loi, dans un pays où les contrôles sur les lieux de travail sont peu pratiqués. On imagine mal les bars, restaurants et PME s'en accommoder.

Marie-Noëlle Terrisse, à Milan

La cigarette bannie de New York

Kim est l'une des nombreuses blouses blanches qui se retrouvent quotidiennement devant le bar à cigares situé au nord-est de New York, à l'angle de la Première Avenue et de la 71e Rue. Infirmière dans un hôpital voisin, le centre Sloan Kettering contre le cancer, elle vient griller une cigarette à la pause avec ses collègues. Un petit bout de trottoir où personne ne la regarde de travers. « Un îlot de tolérance dans un océan de répression », comme elle le dit avec humour. Depuis le 24 juillet 2003, plus question en effet de fumer au travail dans l'État de New York.

Le State Clean Indoor Air Act, qui durcit encore une législation antifumeurs répressive datant de 1989, bannit la cigarette « de tous les lieux de travail, commerces, bureaux, restaurants, transports publics et taxis ». Il demande aux employeurs d'empêcher les salariés et les visiteurs de fumer « y compris dans les couloirs, les salles de réunion, les cafétérias, les bureaux, les entrepôts et les voitures de fonction ».

Gare aux contrevenants ! Graydon Carter, rédacteur en chef du magazine « Vanity Fair » et grand amateur de camels, a reçu cet automne la visite répétée des inspecteurs des services d'hygiène de la mairie sur dénonciation de ses collègues. Même s'il n'a pas été pris en flagrant délit la cigarette au coin des lèvres, il a dû payer des amendes comprises entre 200 et 2 000 dollars parce qu'il y avait un cendrier sale près de son ordinateur. Et peu importe que les portes de son bureau restent toujours fermées.

Les autres États ne sont pas tous aussi hostiles aux salariés fumeurs. Outre-Atlantique, la législation antitabac ne relève pas de l'État fédéral mais des États ou même des municipalités. Certains États ont donc adopté des lois spécifiques qui prohibent le tabac au travail, à l'instar de la Californie en 1998 et du Delaware en 2002. Mais la plupart se contentent d'interdire de fumer dans les lieux publics.

Isabelle Lesniak, à New York

Auteur

  • Isabelle Moreau, avec nos correspondants