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Vie des entreprises

De la hiérarchie à l'articulation des sources du droit du travail

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.05.2004 | Jean-Emmanuel Ray

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Jean-Emmanuel Ray

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Sauf censure du Conseil constitutionnel, lequel a été saisi par les députés de l'opposition, la loi Fillon IV relative au dialogue social va révolutionner la hiérarchie des sources du droit du travail, en permettant à l'accord d'entreprise de s'émanciper de l'accord de branche, y compris dans un sens moins favorable aux salariés.

Dérogation aux niveaux supérieurs contre accord majoritaire : le deal politique sur lequel repose la loi Fillon IV constitue une double révolution : sociale, avec le principe de l'accord majoritaire voulant reconfigurer le paysage syndical français ; juridique, avec une articulation radicalement nouvelle des sources du droit du travail.

À une hiérarchie fondée sur l'ordre public social (plus on descend dans les sources, plus les avantages montent), hiérarchie adaptée à la croissance des Trente Glorieuses comme à l'autorité qui tombait d'en haut, se substitue désormais une articulation en forme de vaste décentralisation sociale, inaugurée il est vrai en 1982 par les accords dérogatoires à la loi. Mais qui devient la norme aujourd'hui, en l'absence de stipulation contraire au niveau conventionnel supérieur. Si, faute de modification constitutionnelle, la bonne vieille hiérarchie demeure entre la loi et l'accord national interprofessionnel (1°), l'explosif quatrième alinéa de l'article L. 132-23 permettant à l'accord d'entreprise de déroger aux niveaux supérieurs constitue un séisme dont il faut mesurer la portée (2°).

1° Hiérarchie loi/accord national interprofessionnel

Souvent repris par une loi ultérieure devenue superarrêté d'extension, l'accord national interprofessionnel lui assure une application plus facile du fait de sa double légitimité sociale puis politique, et donc une stabilité accrue lui évitant des modifications permanentes en cas d'alternance. Cette « négociation légiférante » en amont existait déjà de facto (ex. : accord national interprofessionnel puis loi de 1990 sur le CDD, accord national interprofessionnel du 23 septembre 2003 sur la formation tout au long de la vie).

Mais ce bon vieux éclaireur de la loi voulait, en devenant majoritaire, se poser en concurrent de celle-ci au nom de l'autonomie des partenaires sociaux : en l'absence de modification constitutionnelle, un tel vœu va rester pieux. S'inspirant de la subsidiarité sociale communautaire prévue par le traité d'Amsterdam, la loi Fillon IV énonce dans son préambule : « Le gouvernement prend l'engagement solennel de renvoyer à la négociation nationale interprofessionnelle toute réforme de nature législative relative au droit du travail : aucun projet de loi ne sera déposé sans consultation préalable et approfondie des partenaires sociaux. » Au-delà de la place de cet engagement qui ne figure pas dans le texte lui-même, deux raisons laissent penser qu'il ne changera pas grand-chose.

a) Dans notre « médiacratie », le temps du politique n'est pas celui de la lente construction d'un fragile équilibre entre partenaires sociaux : sur un sujet brûlant, quel gouvernement leur laissera une dizaine de mois pour négocier un consensus raisonnable ? En droit communautaire, ce délai est de neuf mois, et la loi Fillon I du 3 janvier 2003 avait donné dix-huit mois pour négocier sur les restructurations.

b) Le Conseil constitutionnel a pour sa part maintes fois rappelé que le législateur, à qui il revient de fixer « les principes fondamentaux du droit du travail », ne peut se voir privé de sa fonction de rédiger les lois. Si donc un accord national interprofessionnel dûment millimétré est signé, les parlementaires pourront toujours exercer leur droit d'amendement… risquant de déséquilibrer l'ensemble du compromis péniblement atteint. Les partenaires sociaux « jureront, mais un peu tard, qu'on ne les y prendra plus ».

Le texte évoque donc simplement une « consultation préalable et approfondie » : ce qui s'est passé pour nombre de lois sociales depuis quarante ans. Après s'être interrogé sur le curieux moment choisi pour cette décentralisation des pouvoirs (jamais les syndicats français n'ont été aussi faibles et divisés), Candide aurait sans doute remarqué qu'avec la fin des Trente Glorieuses le grain à moudre s'est fait rare et qu'il faut plutôt organiser les retraites du social. Que « si la victoire a mille pères, la défaite est orpheline ». Bref, que si en France la puissance publique avait été le grand organisateur de la conquête de toujours plus d'avantages sociaux financés par la croissance, elle se délesterait aujourd'hui bien volontiers de cette lourde charge politique, laissant les partenaires sociaux « faire le sale boulot ». Comme l'a bien résumé le Conseil européen de Bruxelles du 23 mars 2004 : « Les gouvernements ne doivent pas être les seuls à préconiser et à soutenir le changement » (autrement dit, à prendre des coups). Et de souhaiter « favoriser les initiatives associant les partenaires sociaux, la société civile (les syndicats n'en font pas partie ?) et les pouvoirs publics » : le mistigri du social.

2° Nouvelle articulation convention de branche et accords d'entreprise

« L'énumération de l'article L. 132-2 exclut que puissent être insérées dans les accords d'entreprise des stipulations moins favorables aux salariés que celles contenues dans l'accord de branche. » Rendu par la cour d'appel de Paris le 24 septembre 2003, l'emblématique arrêt FFSA avait mis un terme au débat relancé par la position commune du 16 juillet 2001, fondé sur un raisonnement a fortiori. En résumé, si les partenaires sociaux peuvent créer des normes au niveau de la branche, a fortiori peuvent-ils disposer de son effet impératif pour les niveaux inférieurs. Très prévoyants, les juges avaient ajouté que « seul le législateur peut instituer de telles dérogations ».

C'est chose faite. Afin de « favoriser la conclusion d'accords collectifs à tous les niveaux, adaptés aux diverses situations des branches et des entreprises », l'article L. 132-23 du Code du travail comporte désormais deux alinéas nouveaux qu'il faut citer intégralement car ils sont promis à un brillant avenir. Alinéa 3 : « En matière de salaires minima, de classifications, de garanties collectives mentionnées à l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale et de mutualisation des fonds recueillis au titre du livre IX du présent Code, la convention d'entreprise ou d'établissement ne peut comporter de clauses dérogeant à celles de conventions de branche ou accords interprofessionnels. » Alinéa 4 : « Dans les autres matières, la convention ou l'accord d'entreprise ou d'établissement peut comporter des dispositions dérogeant en tout ou partie à celles qui leur sont applicables en vertu d'une convention ou d'un accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large, sauf si cette convention ou cet accord en dispose autrement. »

Remettons tout cela dans l'ordre.

a) Le principe est désormais la possibilité de « déroger » au niveau supérieur, même si ce terme est mal choisi : depuis toujours on pouvait déroger in melius, dans un sens plus favorable au salarié. Il n'est d'autre part socialement pas évident que ces futures « dérogations » soient forcément in pejus. À l'instar des accords dérogatoires (version 1982 : par rapport à la loi) en matière de temps de travail, ce sont des stipulations différentes, mieux adaptées à l'entreprise en cause, qui verront le jour, la recherche du plus favorable étant alors vaine. Une solution inverse paralyserait d'ailleurs toute la logique de la loi Fillon IV : quid d'un salarié récusant en bloc sa nouvelle convention d'entreprise car la jugeant moins favorable que la convention de branche ?

Si la branche ne dit rien, l'entreprise peut désormais déroger à tout (exception faite des quatre matières citées au 3e alinéa), y compris dans les PME grâce à un accord signé avec les membres élus du comité d'entreprise en l'absence de tout délégué syndical (C. trav., art. L. 132-26, II nouveau)… si la branche a autorisé cette possibilité, et que le texte signé reçoit l'approbation de sa commission paritaire ; ce contrôle associant un peu de légalité à beaucoup d'opportunité devrait permettre d'éviter une excessive atomisation des conditions de travail et d'emploi au sein d'un même secteur.

b) Car, afin de maintenir à la convention de branche un peu de sa fonction historique de loi économique et sociale de la profession excluant d'excessives distorsions de concurrence, l'alinéa 3 interdit toute dérogation dans les quatre domaines cités. Ce niveau garde donc un rôle primordial en droit français : globalement plus de 94 % des salariés sont aujourd'hui couverts, alors que les conventions d'entreprise en couvrent à peine 30 %.

Mais, a contrario, dans tous les autres domaines, l'accord d'entreprise peut devenir auto/nome, sinon auto/norme. Cette autoréglementation, en forme de remise en cause du principe de faveur qui a certes simple valeur législative (Conseil constitutionnel, 13 janvier 2003), n'est pas en soi inconstitutionnelle, même s'il peut paraître créatif de confier aux accords de branche la maîtrise totale de ces dérogations s'agissant d'un droit aussi fondamental sinon fondateur que celui de la négociation collective.

c) Si l'on écarte les accords de groupe nouvellement créés pour lesquels le législateur a lui-même exclu toute dérogation, tout dépend désormais des négociateurs de branche qui peuvent admettre ou refuser, en tout ou partie, que les entreprises dérogent, y compris en fixant des seuils. Les commissions sociales acquièrent donc pour l'année à venir une importance stratégique, et il n'est pas impossible que quelques grandes entreprises ayant mesuré l'enjeu se livrent à quelque entrisme.

Si les limites fixées par la convention de branche sont trop larges, ou les domaines susceptibles de dérogations conventionnelles trop nombreux, la convention (de facto majoritaire par défaut : le non-exercice du droit d'opposition reconfiguré) signée sera la promesse de l'atomisation des conditions de concurrence dans le secteur considéré. Avoir un excellent DRH et des délégués syndicaux très compréhensifs pourra entraîner un avantage compétitif certain par rapport au concurrent dans la situation inverse.

« La convention collective de branche doit être express pour les grandes entreprises et omnibus pour les PME dépourvues de délégués syndicaux. » La phrase de Pierre Guillen s'appliquerait davantage encore aux PME qui, malgré leurs critiques, restent très attachées à ce niveau de négociation qui évite le dumping social des grosses et leur permet de ne pas tout négocier elles-mêmes, tâche pour laquelle l'improvisation n'est guère conseillée.

Et si les négociateurs de branche ne disent rien, ils choisissent de donner un maximum d'autonomie aux accords d'entreprise qui auront alors énormément de grain à moudre, voire le moulin tout entier. Mais le pire n'est jamais certain : si l'on écarte quelques secteurs politiquement emblématiques voulant prêcher le bon exemple en prônant « le droit à l'expérimentation », ou encore les branches trop hétérogènes pour imposer le même menu social à tout le monde, on peut penser que la bonne vieille hiérarchie restera dans les faits et dans un premier temps majoritaire : les permanents des branches ne se voient guère négocier des mois pour qu'ensuite les entreprises n'en fassent qu'à leur tête : à quoi serviraient les appareils, des « fédés » comme des syndicats patronaux ?

FLASH

2004, l'année des NTIC (suite)

Alors que la loi Fillon IV oblige l'employeur à mettre en ligne sur son intranet les textes conventionnels applicables et, en cas d'accord collectif, ouvre aux syndicats l'accès à la messagerie électronique et à un site intranet, la chambre sociale n'est pas en reste. « Pour l'accomplissement de leur mission légale et la préservation de la confidentialité qui s'y attache, les salariés investis d'un mandat électif ou syndical dans l'entreprise doivent pouvoir y disposer d'un matériel ou procédé excluant l'interception de leurs communications téléphoniques et l'identification de leurs correspondants » : la société B. devait donc mettre à disposition de M. X, délégué syndical et DP, un matériel non desservi par l'autocommutateur maison (Cass. soc., 6 avril 2004). S'agissant du téléphone, cet arrêt voulant résoudre un problème vieux de trente ans pose aujourd'hui peu de problèmes techniques : il suffit d'affecter aux représentants du personnel soit une ligne privative directe, soit un portable avec forfait. C'est l'extension de cette jurisprudence à l'intranet et à la messagerie prévue par la loi Fillon IV qui fait question : par définition, il s'agit d'un circuit interne appartenant à l'entreprise, la traçabilité étant inhérente à l'outil. Sans doute sur le plan technique serait-il possible de rendre anonymes certains accès : mais on imagine les mises en garde effarées de l'administrateur réseau chargé de veiller à la sécurité incendie du XXIe siècle : celle de l'ensemble des systèmes d'information.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray