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Politique sociale

Bruxelles met les eurocrates au régime sec

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.05.2004 | Cyprien Chetaille, à Bruxelles

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Bruxelles met les eurocrates au régime sec

Crédit photo Cyprien Chetaille, à Bruxelles

Élargissement oblige, le statut des fonctionnaires européens a été revu à la baisse le 1er mai dernier. Objectif de la Commission : réduire les dépenses. Retraite à 63 ans, progression au mérite, notation à l'anglo-saxonne, recours accru aux contractuels… le tour de vis est réel. Mais tous les avantages n'ont pas été rognés.

Ils s'en souviendront longtemps, les ronds-de-cuir de l'Europe, de ce 1er mai 2004. Si, de Bruxelles à Strasbourg, tous les bâtiments arborant le drapeau étoilé ont pavoisé à l'occasion de l'entrée des 10 nouveaux États membres, le statut doré des eurocrates, les fonctionnaires européens, a subi ce même jour un sacré tour de vis.

Juriste trilingue d'une trentaine d'années, originaire d'un nouveau pays membre de l'Union européenne, Helena, agente auxiliaire à la Commission, a le sentiment d'être victime d'un jeu de dupes : le concours qu'elle vient de passer pour être titularisée a subi une sévère dépréciation ce 1er mai. La révision des grilles de classification a ramené le niveau A8 à l'échelon A5. « À peine mieux qu'une assistante, traduit-elle. J'ai pourtant travaillé pendant plus de dix ans dans la fonction publique de mon pays d'origine sur le droit européen, mais c'est comme si mon expérience ne comptait pas. L'Europe, pour moi, ce n'était pas cela. »

Plus fataliste, Olivia, en poste à Bruxelles depuis vingt ans, a fait ses calculs. Il lui faudra travailler jusqu'à 61 ans pour pouvoir partir à la retraite. En janvier dernier, elle a aussi constaté sur sa fiche de paie une diminution de son salaire net du fait d'une hausse de ses cotisations vieillesse, passées de 8,25 à 9,25 % de son salaire de base. Des cotisations qui seront à nouveau augmentées en juillet prochain, puis au 1er janvier 2005. « C'était inévitable avec l'allongement de la durée de la vie, reconnaît-elle. Personne n'aurait compris que nous passions entre les gouttes. »

Comme beaucoup d'autres candidats issus de l'ex-bloc des pays de l'Est, Helena trouve particulièrement saumâtre le changement de règles, au moment où une vague de fonctionnaires des 10 pays d'Europe centrale et orientale va débarquer dans les différentes instances européennes. « Le changement de statut devait entrer en vigueur bien avant le 1er mai, se défend-on à la Commission. Il ne s'agit que d'une malheureuse coïncidence due aux retards pris lors des négociations. »

6 000 fonctionnaires en plus

Reste que l'élargissement a été le principal aiguillon de la réforme de la fonction publique européenne. Pas moins de 6 000 nouveaux fonctionnaires sont, en effet, attendus à l'horizon 2008-2010. À elle seule, la Commission prévoit d'embaucher 3 400 fonctionnaires et 500 contractuels. La machine à recruter va donc tourner à plein régime. Quelque 17 000 candidats en provenance des nouveaux pays ont participé aux premiers tests de recrutement, en début d'année, destinés à pourvoir des postes d'administrateurs, de traducteurs ou de secrétaires. Et ce n'est pas fini.

Mais cette forte poussée des effectifs est strictement encadrée sur le plan financier. Si la Commission surveille de près les dépenses publiques des États membres, ces derniers le lui rendent bien. L'Allemagne, la France, les Pays-Bas ou encore le Royaume-Uni ont prévenu Romano Prodi, le président de la Commission : pas question que le budget européen dépasse, à l'horizon 2006, 1 % du revenu national brut de l'UE. « Neil Kinnock, le commissaire à la Réforme administrative, a promis, en arrivant, de faire gagner de l'argent aux États membres. Ou, tout au moins, de faire en sorte qu'ils n'en dépensent pas plus demain qu'aujourd'hui », rappelle Jean-Louis Blanc, de la Fédération de la fonction publique européenne (FFPE), opposée à la révision du statut des fonctionnaires. Une réforme censée faire économiser près de 100 millions d'euros par an à l'UE.

C'est dire si les fonctionnaires sont priés de se serrer la ceinture. Les partisans du statu quo n'ont pas manqué de fourbir leurs arguments. Principale objection, la fonction publique européenne n'est pas pléthorique. Avec 37 000 postes de fonctionnaires et contractuels, les frais de personnel ne représentent que 5 % du budget de l'Union européenne, alors que le ratio est de 10 % en moyenne dans les États membres. À titre de comparaison, l'Union européenne compte moins de personnel que la mairie de Paris avec ses 42 000 fonctionnaires et contractuels. Et même trois fois moins, si l'on met de côté les indispensables traducteurs, représentant un tiers des effectifs. Mais les partisans de l'orthodoxie budgétaire ne se sont pas privés de répliquer que l'Union européenne n'exerce aucune fonction régalienne. Et n'emploie ni professeurs, ni militaires, ni policiers.

Pour réduire les dépenses, le libéral commissaire britannique Neil Kinnock s'est d'abord attaqué au confortable régime de retraite des fonctionnaires européens. Il faudra désormais cotiser 37,5 ans au lieu de 35 pour obtenir une retraite à taux plein, c'est-à-dire avec 70 % du dernier salaire. L'âge de départ va, progressivement, passer de 60 ans à 63 ans. Les cotisations sont également revues à la hausse, avec un taux de contribution de 10,25 % en 2005. « Au début, on ne voulait pas discuter des pensions, mais nous ne sommes pas parvenus à les préserver », reconnaît Pierre Blanchard, secrétaire général de l'Union syndicale, principale organisation syndicale chez les personnels, pourtant favorable à la réforme.

Les carrières à la moulinette
Quelque 17 000 candidats venant des nouveaux États de l'Union européenne ont déjà participé aux concours de recrutement.DECOUT/REA

Dans le texte de quelque 400 pages adopté en mars dernier par le Conseil européen, carrières et rémunérations sont également passées à la moulinette. Deux catégories de personnels, les administrateurs et les assistants, viennent remplacer les quatre précédentes. En vertu du vieux principe du donnant-donnant, les fonctionnaires européens commenceront plus bas dans l'échelle, mais les meilleurs pourront grimper plus haut. La Commission s'est notamment en gagée à faire sauter le goulet d'étranglement qui bloque les fonctionnaires dans leur carrière au milieu de la quarantaine. « Sur l'ensemble d'une carrière, il n'y aura pas de baisse du salaire moyen », assure Éric Mamer, le porte-parole de Neil Kinnock.

Mais, pour progresser dans les nouvelles grilles, il faudra le mériter. Fini le système mis en place il y a quarante ans et calqué sur le modèle administratif français. Le moteur de l'avancement ne sera plus l'ancienneté. Les fonctionnaires européens vont désormais être soumis, chaque année, à une batterie d'évaluations et de tests, ce qui a suscité beaucoup de remous autour du rond-point Schumann, où sont concentrées les grandes directions de la Commission. « Je dois voir mon chef demain, confie une assistante. Dans le service, tout le monde y est passé depuis le début de la semaine. Chacun arrive avec son paquet de feuilles d'auto évaluation et attend la sentence. J'éprouve la même angoisse que lorsque je passais des oraux à l'école… »

Dans certains grades, les rémunérations pouvaient augmenter de quelque 38 % en seize ans, « sans la moindre promotion liée à la qualité du travail accompli », remarque-t-on à la Commission. Désormais, la note moyenne est fixée à 14. Elle devrait concerner 75 % des fonctionnaires, qui bénéficieront d'un système d'avancement classique. Un contingent de 15 % de bons élèves sont appelés à obtenir des promotions rapides, tandis que les 10 % restants, notés au-dessous de 14, seront priés de redresser la barre. « Il ne s'agit que d'orientations, visant à s'assurer qu'il n'y a pas d'inflation dans la notation, affirme-t-on à la Commission. Mais il est clair que le nouveau système vise à mieux identifier les plus et les moins performants. » Il n'empêche que cette transposition de systèmes d'évaluation et de notation adoptés par des multinationales anglo-saxonnes a fait bondir les opposants à la réforme. « On va devoir passer notre temps à trouver les 10 % de mauvais », se plaint un chef de service.

Les intermittents de l'Europe

Autre source d'économies, Neil Kinnock a institutionnalisé le recours à des contractuels, même pour des postes dont la durée n'est pas limitée. « Il s'agit de concentrer nos forces sur notre mission principale : l'avancée de la construction européenne, explique Éric Mamer. Pour le reste, nous pouvons recourir à des contractuels. » L'éventail des postes susceptibles d'être confiés à ces « intermittents de l'Europe » s'est élargi à la gestion du parc immobilier et à l'administration de la paie. Avantage non négligeable pour les finances bruxelloises : ces contractuels seront payés de 10 à 30 % de moins que les titulaires.

Une contractualisation des recrutements âprement combattue, certains syndicats craignant que l'étape suivante ne soit une privatisation pure et simple de ces services, malgré les démentis de la Commission. Même les partisans de la réforme estiment que ce fonctionnement à deux vitesses risque de casser l'esprit de corps de la fonction publique européenne. « Comment voulez-vous que des gens soient aussi motivés que leurs homologues qui gagnent pour d'obscures raisons un tiers de salaire de plus qu'eux ? s'interroge Olivia. D'autant que je suis certaine que tous les services, y compris ceux qui sont au cœur de la construction européenne, comme ceux chargés de gérer les marchés agricoles ou les fonds structurels, auront recours à ce type d'emplois. Comment les chefs de service résisteront-ils à ces économies faciles ? » Un bon connaisseur des institutions européennes estime, pour sa part, que la Commission a fait une erreur. « Elle risque de se retrouver avec des mercenaires, qui passeront par Bruxelles pour mieux se revendre, ensuite, dans le secteur privé. »

Une fiscalité hyperlégère

Plus prompts à réagir qu'à l'accoutumée (voir encadré), les grands syndicats, comme Renouveau et démocratie, la FFPE, l'Association des fonctionnaires indépendants ont fait alliance contre la réforme du statut des fonctionnaires… sans grand succès. Certes, des arrêts de travail ont bien touché les institutions européennes au printemps 2003 – du jamais-vu jusque-là à Bruxelles ou à Strasbourg –, mais ces mouvements n'ont duré que deux jours. « Ici, on pratique un syndicalisme d'institution internationale, plus proche de la CGC que de la CGT, décrypte Jean-Louis Blanc, de la FFPE. On ne se bat pas dans le cadre d'une organisation taylorienne. »

D'autant que les fonctionnaires européens peuvent difficilement se poser en victimes. À Bruxelles, Strasbourg ou Luxembourg, les rémunérations sont confortables : près de 8 000 euros mensuels pour un juriste, environ 4 000 euros pour une assistante. Sans oublier la prime d'expatriation de 16 %, une allocation de logement de 2 %, une indemnité pour l'éducation des enfants, un aller-retour par an vers le pays d'origine… La réforme inclut d'ailleurs de nouvelles mesures, dont un congé parental accessible jusqu'aux 12 ans de l'enfant ou la possibilité d'un mi-temps jusqu'aux 9 ans de l'enfant, financées par un prélèvement spécial de 2,5 % (et 5,5 % d'ici à huit ans) sur la rémunération imposable. Une imposition légère puisque les eurocrates sont soumis aux taxes locales et à l'impôt sur le revenu, avec des tranches s'étalant de 8 à 45 %.

Même révisé à la baisse, le statut de fonctionnaire européen continue d'ailleurs de faire beaucoup d'envieux. Anecdote révélatrice, lorsque les fonctionnaires des nouveaux pays adhérents ont tenté de mobiliser leurs ambassades respectives, ils ont fait chou blanc. « En découvrant nos conditions d'embauche, nos représentants étaient verts de jalousie », reconnaît la juriste Helena.

Divisions syndicales

La réforme Kinnock a bousculé les syndicats de fonctionnaires européens. « Jusqu'alors, la machine syndicale ronronnait, reconnaît Jean-Pierre Bobichon, ancien cadre de l'Union syndicale, qui vient de quitter Bruxelles. On défendait les cas individuels et on se contentait de faire fonctionner les instances sociales. »

Il y a bien eu, au début des années 90, une bataille sur les rémunérations. Mais, depuis, aucun soubresaut n'est venu perturber les relations sociales au sein des institutions européennes, même si le taux de syndicalisation est supérieur à 20 %. Avec la réforme du statut de la fonction publique, les syndicats ont dû clairement se déterminer. Une situation d'autant plus délicate que plusieurs cultures, de la cogestion nordique au syndicalisme ex-révolutionnaire du Sud, cohabitent au sein des organisations. À cet égard, l'Alliance, qui s'est constituée pour l'occasion entre les opposants aux propositions de la Commission, n'est pas parvenue à mettre sur la table un véritable contre-projet. À l'inverse, l'Union syndicale est allée très loin dans la cogestion du système. Pierre Blanchard, son secrétaire général, ne cache pas sa fierté en exhibant le nouveau tableau de la progression des carrières et des rémunérations. « On peut dire que c'est nous qui avons produit cette grille. » Pour jouer jusqu'au bout ce rôle de partenaire privilégié, le premier syndicat a pris le risque de cautionner une réforme douloureuse pour les fonctionnaires. Les dirigeants de l'US ont d'ailleurs été vivement pris à partie lors d'une assemblée générale, en février. « Il faut expliquer que le nouveau système protège les fonctionnaires car on sort de l'empirique pour entrer dans un système normé », assume Pierre Blanchard. Mais, pour les opposants à la réforme, le combat ne s'est pas arrêté le 1er mai avec l'entrée en application du nouveau statut. Les 400 pages du nouveau texte laissent une large place à l'interprétation. « Nous avons tout fait pour que le document final soit flou, explique un responsable syndical. Il y a donc une nouvelle bataille à livrer pour que l'application de cette réforme soit la plus favorable possible aux salariés. »

Auteur

  • Cyprien Chetaille, à Bruxelles