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Vie des entreprises

Décompter en 2004 le temps de travail effectif ?

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.04.2004 | Jean-Emmanuel Ray

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Jean-Emmanuel Ray

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

L'opposition binaire que font la directive communautaire de 2003 et la CJCE entre temps de travail et temps de repos ne résout pas tous les problèmes. Le législateur et la chambre sociale de la Cour de cassation sont donc amenés à faire du cousu main, notamment sur les périodes de formation, les heures de délégation ou les temps de trajet.

Les notions de temps de travail et de temps de repos au sens de la directive de 1993 ne doivent pas être interprétées en fonction des prescriptions différentes des États membres. Elles constituent des notions de droit communautaire qu'il convient de définir selon des caractéristiques objectives. Seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à la directive sa pleine efficacité ainsi qu'une application uniforme dans l'ensemble des États membres […]. La référence aux législations et pratiques nationales ne signifie pas que les États peuvent déterminer unilatéralement la portée de cette notion de temps de travail. » Rendu par la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) le 9 septembre 2003, l'arrêt Jaeger constitue un net rappel à l'ordre communautaire pour les nombreux États ayant défini les temps du troisième type (astreinte à domicile, garde sur place, équivalences) selon leurs propres critères légaux ou conventionnels et répondant, à l'instar du DRH à l'inspecteur du travail français : « Ne vous inquiétez pas. Chez nous, c'est pas pareil : on s'est arrangé. »

Au pays des 35 heures, le calcul du temps de travail effectif a pris des allures de chasse aux temps morts, mais aussi d'exportation plus ou moins volontaire du travail en dehors, justement, des temps et locaux de travail. S'agissant en particulier des travailleurs du savoir, se pose la question de la pertinence même de cette notion de « temps de travail effectif », initialement conçue pour fixer la rémunération et les durées maximales de travail. Elle est nettement moins opérationnelle avec l'ubiquité caractéristique du travail immatériel, des collaborateurs souvent nomades et de plus en plus autonomes, s'autodisciplinant pour parvenir à leurs objectifs. Aveu figurant d'ailleurs dans les lois Aubry : plutôt que de monter d'immenses usines à gaz juridique, les cadres dirigeants ont été sortis de l'ensemble du droit de la durée du travail, et le forfait jours a été créé pour les cadres autonomes. La loi Fillon du 17 janvier 2003 a pour sa part élargi le forfait heures annuel des itinérants non cadres. Ces formules vont d'ailleurs s'appliquer à un nombre croissant de salariés. Reste à savoir si cette créativité propre au génie français, mais ici réaliste car adaptée, va plaire à la seule Cour vraiment suprême : la CJCE.

1° Uniformisation communautaire de la définition du temps de travail

S'agissant en France d'une notion relevant de plus en plus de la négociation collective, mais inscrite sous le signe de la santé et de la sécurité en droit communautaire, il était peu probable que la Cour de Luxembourg fasse preuve de sa créativité habituelle. Elle applique au contraire l'opposition binaire de la directive de 1993, codifiée par celle du 4 novembre 2003 : tout ce qui n'est pas du temps de travail (boulot) constitue du temps de repos (dodo), ce qui reste un peu primaire (ex. : métro). Dans le cas du docteur Jaeger, les nuits dans sa « chambre de repos » à l'hôpital de Kiel ont été intégralement qualifiées de temps de travail.

Et afin que des malcomprenants ne puissent comparer l'arrêt Jaeger à l'arrêt Simap du 3 octobre 2000 (un urgentiste espagnol d'astreinte à son domicile est en temps de repos), la CJCE précise : « Par rapport à un médecin relevant du régime de l'astreinte, celui qui est obligé de se tenir à la disposition de l'employeur dans un lieu déterminé par celui-ci durant toute la durée de ses périodes de garde est soumis à des contraintes sensiblement plus lourdes puisqu'il doit demeurer éloigné de son environnement tant familial que social, et bénéficie d'une latitude moindre pour gérer son temps pendant que ses services professionnels ne sont pas sollicités. »

À l'instar de la Cour de cassation française, la localisation constitue donc un élément essentiel de la qualification de « temps de travail », alors qu'elle ne figure dans aucune des deux définitions. Mais si l'employeur peut fixer un lieu de présence (« obligation d'être physiquement présent et disponible », selon l'arrêt Jaeger)…

2° Temps assimilés à du temps de travail effectif

Deux exemples tirés de l'actualité récente.

a) Élargissant l'idée de coïnvestissement formation, la loi sur la « formation tout au long de la vie » adoptée en ce début avril comporte un article L. 932-1 nouveau en forme de triple distinguo : « I/ Toute action de formation suivie par le salarié pour assurer l'adaptation au poste de travail constitue un temps de travail effectif. II/ Les actions de formation liées à l'évolution des emplois […] sont mises en œuvre pendant le temps de travail […]. III/ Les actions de formation ayant pour objet le développement des compétences peuvent, en application d'un accord écrit entre le salarié et l'employeur, se dérouler en dehors du temps de travail effectif dans la limite de quatre-vingts heures par an. » Au pays des 35 heures où chaque minute compte, il faudra donc séparer ce qui relève de l'« adaptation au poste » et du « développement des compétences » pour déterminer le temps exact de travail.

b) S'agissant des représentants du personnel, on sait que la loi du 28 octobre 1982 a totalement assimilé heures de délégation et temps de travail effectif. La règle est strictement appliquée par la chambre sociale (majoration pour heures supplémentaires, repos compensateurs) : « Les heures de délégation d'un salarié à temps partiel prises en dehors du temps de travail normal en raison des nécessités du mandat doivent être rémunérées comme du temps de travail effectif » : le VRP par ailleurs délégué syndical « avait droit à ce titre, outre sa part de commissions, à la part fixe de son salaire calculée au prorata des heures de délégation accomplies » (Cass. soc., 21 janvier 2004). En cas de réunions de comité d'entreprise comme de comité central d'entreprise éloignées du site de production, le temps de trajet sera « rémunéré par l'employeur s'il n'est pas effectué pendant le temps de travail », si du moins il « excède la durée normale du trajet entre le domicile du salarié et le lieu de travail » (Cass. soc., 10 décembre 2003). Cette même idée a inspiré l'important arrêt du 5 novembre 2003.

3° Temps de travail et temps de trajet

Salariés nomades, mobiles, portables : les déplacements professionnels ne sont pas de tout repos, a fortiori s'il faut prendre train ou avion la veille du lundi. Mais la jurisprudence récente semble distinguer vrai temps de trajet (entre domicile et travail) et vrai temps de travail (entre deux lieux de travail). Distinguo qui n'est pas sans incidence en cas d'accident, a fortiori s'il est dû à un appel patronal sur le portable professionnel : selon la Cnam, près de deux accidents mortels de travail sur trois sont liés à la route.

« Le temps habituel de trajet entre le domicile et le lieu de travail ne constitue pas en soi un temps de travail. » Apparemment banal, l'important arrêt du 5 novembre 2003 a peut-être ouvert la boîte de Pandore, entrouverte il est vrai lors des négociations sur les 35 heures dans les entreprises de consultants et autres commerciaux. Évalué fin 2003 pour les Franciliens à 9,9 kilomètres et trente-quatre minutes en moyenne, le trajet domicile-travail est certes contraint, car lié à l'activité professionnelle. Mais un décompte intégral paraîtrait surréaliste, qu'il s'agisse de la définition du droit communautaire (« au travail »), du droit français (« à disposition de l'employeur et devant se conformer à ses directives »), voire du simple bon sens : il est inconcevable de laisser le salarié déterminer lui-même son temps de travail par le choix de son domicile sur lequel l'employeur n'a légitimement aucune prise (Cass. soc., 12 janvier 1999, à propos d'une clause de résidence).

Mais quid du temps inhabituel de trajet ? Par définition individualisé car dépendant du lieu d'implantation de chaque domicile, le temps normal entre domicile et travail doit, dans la négociation collective, entrer à notre sens en déduction des trajets commandés. Un salarié prenant l'avion à 7 heures à Orly pour son rendez-vous de 10 heures à Toulouse ne peut « vaquer librement à des occupations personnelles » : à moins qu'il soit en forfait jours, le temps de trajet excédentaire, le cas échéant forfaitisé, sera pris en compte.

Entre deux lieux de travail, il s'agit pour la chambre sociale de travail effectif. Or le formateur itinérant de l'Afpa de l'arrêt du 5 novembre 2003 est par définition souvent entre deux lieux de formation. S'agissant des 5 millions de salariés itinérants, existe-t-il alors une autre solution que la sortie par le haut : le miracle du forfait jours ?

Mirage ? Cet important arrêt n'a pas pris position sur le calcul de demain, qui vise tous les salariés : celui des temps de repos (nuit, ou les 35 heures à la sauce communautaire : 11 heures de repos quotidien plus 24 heures de repos hebdomadaire), et donc indirectement l'amplitude maximale de la journée de travail, a priori limitée à 13 heures TTC.

Il est vrai que télétravail à domicile et autres visioconférences permettent d'économiser sur le prix des trajets, les temps de travail, mais aussi sur les cotisations sociales, et d'apparaître socialement responsable en ces temps d'effet de serre et d'embouteillages.

4° Temps de travail : qui doit prouver quoi ?

Bien étrange question il y a cinquante ans, au temps du tout collectif, du lieu de travail unique et des horaires fixés par la sirène ayant remplacé l'angélus. Question déterminante aujourd'hui, entre les 35 heures qu'il faut compter et donc décompter, la mobilité comme l'éclatement des lieux et des horaires de travail, les salariés experts ou autres consultants par monts et par vaux parfois encouragés à travailler à domicile.

Les trois enjeux juridiques du débat sont bien mis en avant dans l'arrêt du 24 février 2004, où un inspecteur de travaux réclamait : a) rattrapage d'heures supplémentaires ; b) indemnité pour défaut de repos compensateur ; c) dommages-intérêts pour travail dissimulé. La chambre sociale lui répond : « Sans imputer à l'une ou l'autre des parties la charge de la preuve, la Cour a retenu qu'il n'était pas établi que des heures de travail aient été accomplies à la demande de l'employeur. » Seul le travail commandé doit effectivement être pris en compte… mais la sujétion peut aujourd'hui provenir de suggestions diverses.

C'est par l'arrêt du 25 février 2004 qu'une précision essentielle est intervenue : « S'il résulte de l'article L. 212-1-1 que la preuve des heures de travail effectuées n'incombe spécialement à aucune des parties et que l'employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, il appartient cependant à ce dernier de fournir préalablement au juge des éléments de nature à étayer sa demande. » Au vu de l'article L. 212-1-1 évoquant « les éléments fournis par le salarié », il n'est pas illégitime que l'employeur ne doive plus rémunérer automatiquement n'importe quelle demande de paiement d'heures ne reposant sur aucun élément de fait, faute pour lui de pouvoir prouver l'absence de travail.

Cet arrêt va également rasséréner les conseils de prud'hommes voyant arriver avec terreur des litiges d'heures supplémentaires sur les soixante derniers mois, le salarié indiquant « avoir fait cinq cents heures supplémentaires non payées », l'employeur répondant seulement qu'il n'en a fait aucune. De quoi se mettre immédiatement et unanimement en départage, passant ainsi le pensum au juge départiteur : entre le récapitulatif semaine après semaine des heures effectuées, le calcul des majorations et autres repos compensateurs… le tout sans heures supplémentaires.

FLASH
• Changement d'horaires

Comme l'a fort justement remarqué le professeur Antoine Mazeaud (« Dr. soc. », janvier 2004, p. 77), s'il existe en matière de mobilité un « secteur géographique », il existe également pour chaque salarié, en fonction de ses contraintes familiales mais aussi des transports locaux, un « secteur temporel ». Souvent accompagné d'une flexibilité accrue, le passage aux 35 heures a montré que la durée du travail est parfois moins importante au quotidien que la prévision des horaires, a fortiori pour des chargés de famille. Le contentieux des changements d'horaires reste important, alors qu'il est en principe entendu qu'ils relevaient du pouvoir de direction. Et dans cet exercice la chambre sociale semble prendre de plus en plus en compte la personne du salarié : « Le refus de Mme X, ayant bénéficié pendant vingt et un ans d'un horaire réduit, de revenir à l'horaire initial, n'est pas de nature à rendre impossible son maintien dans l'entreprise pendant la durée du préavis. » (18 février 2004.) Un grand classique demeure : le détournement de pouvoir destiné à provoquer un refus permettant un licenciement. Ainsi d'une coupure de midi nettement allongée pour un salarié habitant à 80 kilomètres dans l'arrêt du 25 février 2004 : « Le changement d'horaires imposé au salarié présentait un caractère discriminatoire : il ne répondait pas à des nécessités d'organisation de l'entreprise et ne répondait à aucun motif légitime. » Ni faute grave ni même cause réelle et sérieuse.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray