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Vie des entreprises

Alain Raoul veut professionnaliser l'Armée du Salut

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.04.2004 | Catherine Lévi

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Alain Raoul veut professionnaliser l'Armée du Salut

Crédit photo Catherine Lévi

Sa transformation en fondation laïque marque un véritable tournant dans l'évolution de l'institution. à la tête de cet organisme gestionnaire d'établissements sanitaires et sociaux, Alain Raoul a un leitmotiv : rendre équipes, pratiques et gestion plus professionnelles. Sans perdre de vue sa mission.

Des « officiers », hommes et femmes, sanglés dans leur uniforme bleu marine à épaulettes rouge bordeaux, qui font la quête en jouant de la musique ou en agitant une clochette, ou qui distribuent la soupe aux sans-abri : c'est l'image un peu désuète que les citadins ont, chaque hiver, de l'Armée du Salut. Bientôt une image d'Épinal. Car cette organisation originale a aujourd'hui un tout autre visage. Délaissant l'urgence, cœur de métier d'associations caritatives comme le Secours catholique ou le Secours populaire, elle a créé ou repris une vingtaine d'établissements sanitaires et sociaux depuis une dizaine d'années et se positionne parmi les grands organismes généralistes de l'action sociale.

Forte de 1 650 salariés, d'un budget de fonctionnement de 75,5 millions d'euros et d'une quarantaine d'établissements spécialisés, l'Armée du Salut assure aujourd'hui l'hébergement et l'insertion sociale et professionnelle des publics en grande difficulté (sans domicile fixe, anciens détenus, jeunes en errance, toxicomanes), mais accueille aussi les personnes âgées, convalescentes ou handicapées. Une palette d'activités qui l'a amenée à séparer les actions de proximité, confiées à la congrégation religieuse, de la gestion des établissements sanitaires et sociaux, assurée par une fondation. Présidée par un « militaire », le lieutenant-colonel Alain Duchêne, la fondation Armée du Salut est dirigée depuis 1998 par un laïc, Alain Raoul, qui n'a qu'un leitmotiv : la professionnalisation des équipes et des pratiques.

1 affirmer Des valeurs laïques

Fini le mélange des genres ! Pendant longtemps, l'Armée du Salut, fondée par William Booth dans l'Angleterre industrielle du XIXe siècle et implantée en France en 1881, n'a pas fait de distinguo entre action sociale et mission spirituelle. Les officiers qui dirigeaient les établissements n'avaient pas de contrat de travail, même s'ils travaillaient à plein temps. Plaqué sur le fonctionnement d'une institution militaire, le management était, évidemment, très hiérarchique. Enfin, l'organisation manquait de cohérence, chaque établissement édictant ses propres règles.

En 1994, première inflexion, l'institution adopte, à la demande des pouvoirs publics, de nouveaux statuts : la gestion des établissements est confiée à l'Association des œuvres françaises de bienfaisance de l'Armée du Salut (Aofbas), les officiers constituant, pour leur part, une congrégation reconnue par l'État et membre de la Fédération protestante de France. Investie d'une mission d'évangélisation, cette dernière assure la distribution de repas ou de vêtements. Petit à petit, les religieux commencent à être remplacés par des laïcs à la tête des établissements.

Mais la rupture est véritablement intervenue il y a quatre ans. Reconnue d'utilité publique par un décret du 11 avril 2000, la fondation Armée du Salut se substitue à l'association. Des hauts fonctionnaires siègent avec des représentants du monde de l'entreprise au sein d'un conseil d'administration restreint. Un mode de fonctionnement spécifique à la France, car la séparation entre le religieux et le professionnel n'est pas toujours aussi nette dans les 108 pays où l'Armée du Salut est présente. Dans l'Hexagone, seule une minorité de religieux occupent encore des postes à responsabilité au sein de la fondation, à l'instar du major Glories, responsable du bénévolat et de la jeunesse.

Cette rupture idéologique n'a pas toujours été bien vécue en interne. « Beaucoup de salariés ont le sentiment que l'Armée du Salut a vendu son âme au diable. Les préoccupations de rentabilité ont pris trop d'importance, au détriment du public, c'est dommage ! » regrette Marc Aubin, délégué central Force ouvrière. À Lille, le premier directeur laïc des Moulins de l'espérance, un centre d'hébergement d'urgence et de réinsertion sociale, n'a fait qu'un bref passage. Certains salariés ont démissionné, ne supportant pas le changement de culture. Le centre d'hébergement de Lyon a, lui aussi, difficilement passé le cap de la laïcisation, les plus mal à l'aise étant évidemment les plus anciens des 50 salariés. « Il nous faut passer du tout amour au professionnel, même si cela paraît froid et technique. Il n'y a pas d'autres façons d'avancer », estime Muriel Bellivier, conseillère technique chargée des ressources humaines.

2 insuffler une gestion moderne et dynamique

La transformation, il y a quatre ans, de l'Armée du Salut en fondation a donné le signal de départ d'un vaste projet d'entreprise élaboré par Alain Raoul avec les cadres portant sur l'organisation, les ressources humaines, la communication et les dons. Objectif : diffuser une logique fondée sur les compétences et les savoir-faire afin de moderniser le management. Mais ce projet reste appuyé sur les valeurs de l'Armée du Salut, à savoir l'accueil, la dignité au quotidien et la confiance dans les personnes. La nouvelle politique managériale fixée par les équipes du siège est déclinée uniformément dans les 43 établissements de l'Armée du Salut. Au nom de cette logique, tous les accords sont négociés au niveau central, comme le travail de nuit ou les 35 heures. Dorénavant, les 1 600 salariés font partie d'une seule et même entreprise.

Pour assurer la relation entre le terrain et le siège, cinq directeurs généraux coordonnent les établissements par zones géographiques. « Nous devons être garants que le projet de la fondation soit bien mis en œuvre localement, veiller à la professionnalisation des pratiques et à la bien-traitance des usagers et inciter à la mutualisation des pratiques », explique Boris Antonoff, DGA des établissements Ouest-Nord. Les cinq directeurs généraux jouent le rôle de conseillers des ressources humaines auprès des directeurs de centre, qui font fonction de DRH au sein de leur établissement. « Les directeurs doivent être des leaders et des animateurs. C'est pourquoi ils doivent exercer la responsabilité des ressources humaines », souligne Alain Raoul.

Autre mission impartie aux cinq responsables de zone : promouvoir une démarche de qualité auprès des directeurs d'établissement. « Nous avons deux objectifs : améliorer le service aux usagers et l'organisation sous tous ses aspects », précise Béchir Touati, conseiller technique qualité, nommé en septembre 2003. Cette politique s'est progressivement accompagnée d'une démarche participative. « En 2000, les objectifs étaient décrétés unilatéralement par le conseil d'administration. En 2002, les DGA les ont fixés après une concertation timide avec le terrain. En 2003, ils ont été négociés avec les directeurs d'établissement. Et, en 2004, nous associons les équipes », explique Boris Antonoff. À charge, ensuite, pour les chefs de service d'emboîter le pas. « Il faut conduire chacun à se responsabiliser et à réfléchir sur ses pratiques », souligne Béatrice, éducatrice, chef de service à Morfondé, un centre d'éducation et de formation professionnelle de 80 salariés. Un établissement qui accueille une petite centaine de garçons et de filles de 12 à 21 ans présentant un retard scolaire et désireux de préparer un CAP ou d'entrer en apprentissage.

Mais la modernisation de l'Armée du Salut ne va pas sans difficulté. « Le management participatif est un grand mot. L'écoute n'est pas toujours suffisamment développée. On demande aux salariés de s'impliquer, mais la logique descendante prime dans certains établissements », déplore Marc Aubin, le délégué FO. Des cadres intermédiaires continuent de se comporter comme des petits chefs, reconnaît-on au siège de la fondation. Mais la résistance vient parfois aussi des salariés eux-mêmes. Dans ce contexte, l'évaluation à venir des personnels permettra d'insister sur les bonnes pratiques. Une évaluation progressive, sans référence à des critères de résultat. Pour des raisons d'éthique.

3 élever le niveau de qualification

Dans cette logique de professionnalisation, l'Armée du Salut a sensiblement revu sa politique de recrutement. Une importance particulière est donnée aux cadres. Les directeurs d'établissement ne peuvent pas les recruter sans concertation avec la direction, qui s'est, elle aussi, renforcée. Arrivée il y a dix-huit mois au siège, installé dans un hôtel social, porte des Lilas, à Paris, Muriel Bellivier, conseillère technique en ressources humaines, est docteur en économie et psychologue du travail. Elle a notamment travaillé dans des cabinets spécialisés dans le conseil aux CE. Directeur du service communication et ressources, Christophe Rousselot est issu de la CCIP. Même exigence dans le recrutement des directeurs d'établissement. Embauché en 2000, Jean-Louis Bataillon, directeur du centre Saint-Martin, un espace d'accueil aménagé dans une ancienne station de métro, est un spécialiste de l'action sociale. C'est également le cas de Denis Legros, qui dirige l'établissement de Lyon depuis juin 2002. Mais les exigences ne portent pas seulement sur les cadres. « Un poste vacant est proposé en interne comme à l'extérieur, et c'est la compétence qui joue », explique Muriel Bellivier.

Pour élever le niveau de qualification de son personnel, l'Armée du Salut utilise aussi le levier de la formation. « Nous avons un certain retard en matière de qualification, car beaucoup de salariés se sont formés sur le tas, reconnaît Muriel Bellivier. En outre, les exigences des autorités de contrôle sur le sujet sont toujours plus fortes. Enfin, avec des publics en voie de désocialisation, le travail est plus difficile. » Monitrice-éducatrice depuis trois ans à l'Espace Solidarité Insertion de Saint-Martin, à Paris, un centre de jour qui accueille des SDF ou des personnes en situation d'extrême précarité, Chrystel a demandé ainsi à bénéficier d'une formation sur la violence et l'insécurité. « Une situation que je vis tous les jours. »

Chaque directeur d'établissement doit établir son projet de formation en respectant une charte qui fait le lien entre les formations demandées, les qualifications et les besoins en compétences. « Si les demandes ne rentrent pas dans ce cadre, elles ne seront pas retenues », explique Muriel Bellivier. Pour Marc Aubin, de FO, « la professionnalisation ne doit pas tourner à la chasse aux sorcières pour les personnes non formées ». Reste que les différences de qualification entre les anciens et les nouvelles recrues – deux salariés sur trois ont moins de cinq ans d'ancienneté – ne sont pas évidentes à gérer.

Pas facile, non plus, de recruter des profils qualifiés ou d'inciter les salariés en place à se former quand les salaires ne suivent pas. Peu élevées, comme dans le reste du secteur social, les rémunérations sont calées sur des grilles nationales. Il n'y a pas d'augmentations individuelles et les primes sont quasi inexistantes. En outre, les salariés, exerçant une trentaine de métiers différents, sont régis par quatre conventions collectives qui présentent des écarts significatifs. La direction de l'Armée du Salut ne se plaint pourtant pas de difficultés de recrutement particulières pour les cadres. « Ils ont le sentiment de servir à quelque chose et ont largement le temps de concilier vie professionnelle et vie privée compte tenu des 23 jours de RTT », indique Muriel Bellivier.

4 favoriser l'insertion en entreprise

Pour contribuer au retour à l'emploi de personnes en difficulté, certains établissements avaient quelque peu abusé des contrats emploi solidarité (CES), souvent réservés à d'anciens résidents. Une pratique aujourd'hui remise en cause. « Nous en avons eu jusqu'à 85, ils ne sont plus que 13 aujourd'hui, indique Éric Delhaye, directeur du centre de Lille. Cette décrue s'explique par une véritable politique RH qui favorise des logiques d'insertion réalistes et accessibles. Les CES sont là pour reprendre pied, sans garantie d'un emploi. Ils travaillent dans des chantiers écoles ou dans l'établissement et suivent une formation obligatoire à l'extérieur. »

En matière d'insertion professionnelle, l'Armée du Salut a passé la vitesse supérieure, en juin 2002, avec Praetic (projet de remobilisation et d'accès à l'emploi par les technologies de l'information et de la communication), une action soutenue par le Fonds social européen, dans le cadre du programme Equal. Douze établissements de l'Armée du Salut, des centres d'hébergement et de réinsertion sociale participent à ce projet sur trois ans développé en collaboration avec le groupe Accor. Principe de base : utiliser l'informatique pour permettre à des publics en difficulté – 2 000 à 3 000 personnes par an, essentiellement des jeunes sans qualification, des chômeurs de longue durée et des RMIstes – de reprendre pied. Du matériel informatique et des logiciels ont été installés dans les centres. Encadrées par des formateurs appartenant à un organisme spécialisé dans la communication et le multimédia, les personnes concernées se voient proposer un accompagnement individualisé vers l'emploi.

L'objectif est de les diriger, à l'issue de leur formation, vers des groupements d'employeurs ou vers les hôtels et restaurants du groupe Accor. Le premier bilan de l'opération est encore modeste : à ce jour, 10 personnes ont été embauchées en CDI par le groupe hôtelier. Reste que l'insertion professionnelle fait désormais partie, au même titre que l'accès aux soins, au logement ou à la culture, du projet individualisé que chaque établissement doit mettre en œuvre pour ses résidents.

5 construire le dialogue social

En matière de relations avec les organisations syndicales, l'Armée du Salut a encore des progrès à faire. À partir de 2000, dans l'élan de la négociation sur la réduction du temps de travail, des structures de concertation sont progressivement apparues dans les établissements sanitaires et sociaux. Aujourd'hui, la fondation dispose, sur l'ensemble du territoire, de comités d'établissement, de comités d'hygiène et de sécurité et, depuis trois ans, d'un comité central d'entreprise. Des délégués du personnel ont été élus. Les cinq confédérations sont représentées, FO et la CGT menant le jeu. « Le dialogue social est jeune, il se met seulement en place », reconnaît Pierre Saïd, délégué central CFTC. « On a besoin de se roder, des deux côtés », juge, pour sa part, Marc Aubin, de Force ouvrière. En septembre 2003, la fondation a d'ailleurs organisé une formation destinée aux 43 directeurs de centre sur le fonctionnement du comité d'établissement.

Mais, de part et d'autre, il existe encore beaucoup d'incompréhension. Dans certains établissements, la direction reproche aux syndicats de faire obstacle au changement et également un certain amateurisme. Ce dialogue social balbutiant n'évite pas non plus les accès de fièvre. « Certaines décisions de la direction ne sont pas toujours bien comprises », juge Pierre Saïd. Exemple, la fermeture d'un établissement dans l'agglomération lyonnaise, entraînant le licenciement de six personnes, a déclenché un véritable tollé. « On nous a dit que l'Armée du Salut ne pouvait pas procéder à cette fermeture en raison de ses références éthiques et que nous commencions à avoir une attitude d'employeur réagissant en fonction des réalités économiques », note Alain Raoul.

Certains syndicats n'hésitent pas à jouer du rapport de force pour obtenir satisfaction. À Saint-Martin, la CGT, qui dénonce les conditions de travail en sous-sol, a saisi l'Inspection du travail. Des impatiences auxquelles la direction a bien du mal à faire face, faute de disposer de marges de manœuvre suffisantes sur le plan financier. Globalement, « il y a très peu de mobilisation, la culture syndicale est faible et le climat social est convivial », relativise cependant Maria Fauvet, déléguée du personnel FO et secrétaire de direction à Morfondé. « On est tous sur le pont, on ne travaille pas chez TotalFinaElf ou Accenture », résume Muriel Bellivier. Même si elle se revendique aujourd'hui comme une « entreprise » du secteur social, l'Armée du Salut entend bien conserver son âme !

Entretien avec Alain Raoul
« La réforme de l'indemnisation du chômage est injuste, car elle culpabilise les demandeurs d'emploi »

Directeur général de l'association – puis de la fondation – de l'Armée du Salut depuis 1998, Alain Raoul, 52 ans, est entré il y a plus de trente ans dans cette institution. Par la petite porte. Ce diplômé de gestion a, en effet, commencé comme intérimaire à la comptabilité de l'un de ses établissements, en Normandie. Il a gravi ensuite les échelons, tout en s'engageant personnellement dans la lutte contre l'exclusion. Il a ainsi participé à la création du collectif Solidarité havrais, qui regroupe une dizaine de structures. En 1988, il est appelé au siège parisien pour prendre en charge les finances de l'ex-association, ce qui l'amène à s'investir dans la réflexion sur la laïcisation de l'Armée du Salut. Il négociera au ministère de l'Intérieur la séparation du secteur religieux des autres activités. De cet homme discret on connaît peu de chose si ce n'est sa passion pour la marche et le cinéma réaliste britannique. Celui de Ken Loach, notamment.

L'Armée du Salut est à la fois une congrégation religieuse et une fondation qui emploie 1 650 salariés. Comment fonctionnez-vous ?

Transformée en 2000 en fondation reconnue d'utilité publique, l'Armée du Salut participe à la lutte contre l'exclusion sous toutes ses formes, à travers des actions d'hébergement et d'insertion sociale et professionnelle des publics fragilisés : pauvres, demandeurs d'asile, handicapés, jeunes en difficulté, personnes âgés…

Ce positionnement généraliste nous permet d'avoir une vision globale des problèmes et de mutualiser nos compétences. Avec la séparation de l'Église en 1994, nous avons affirmé notre vocation laïque et professionnelle, tout en conservant nos valeurs. Comme le privé, le secteur social se doit d'être performant. Il y a une réalité économique autour de l'action sociale. Nous avons des exigences de résultats vis-à-vis des personnes que nous aidons et des pouvoirs publics qui nous financent. Une association se gère comme une entreprise.

Comme une entreprise… qu'entendez-vous par là ?

Nous avons réfléchi pendant trois ans à notre projet et à nos valeurs avant de nous lancer tous azimuts dans la professionnalisation des structures, une démarche de qualité, le développement des compétences. Nous avons recruté au siège des spécialistes capables d'apporter leur soutien aux 43 directeurs d'établissement et à leurs équipes, qui disposent d'une large autonomie. Cette décentralisation doit se faire avec cohérence et a pour corollaire le contrôle, ce qui est une nouveauté dans notre secteur. Nous encourageons également largement le management participatif à tous les niveaux.

Votre objectif de professionnalisation des salariés est-il en passe d'être atteint ?

Tous nos salariés ne sont pas qualifiés et nous faisons de gros efforts en matière de formation. Mais pour accompagner les personnes en difficulté il n'y a pas obligatoirement besoin d'un bac + 5. À ce titre, la valorisation des acquis de l'expérience me semble extrêmement importante. C'est d'ailleurs un grand défi en France. Même au sein des populations défavorisées, on ne parle que de bac… L'un des enjeux est d'inventer des formations adaptées.

Estimez-vous que la pauvreté augmente dans notre pays ?

Je me méfie des statistiques, mais l'échec des politiques sociales dans notre pays est patent. Nous vivons dans une société extrêmement cloisonnée où les plus favorisés ne s'aperçoivent même pas qu'une partie de la population est exclue ou alors ils en ont une représentation totalement négative. On stigmatise les pauvres, les SDF, les prostituées, etc. En mettant en place le RMA, comme si ceux qui touchent le RMI ne voulaient pas travailler, les pouvoirs publics participent de ce mouvement, alors même que des efforts sur la prise en charge de l'urgence ont été faits. Mais ne tombons pas dans une lecture politicienne, car le gouvernement précédent a préparé l'opinion à accepter cette stigmatisation. Certes, il y a eu des avancées en matière d'organisation sociale, mais rien n'a été fait pour informer le public sur les phénomènes de pauvreté. Le paradoxe du social, c'est de lutter contre l'exclusion dans une société qui en provoque. C'est la responsabilité de l'État d'encourager la fraternité dans une société individualiste. Et le grand échec du secteur social est d'avoir cru qu'il pouvait s'occuper seul de l'exclusion.

Comment faites-vous face à l'afflux des demandeurs d'asile dans vos centres parisiens ?

Conformément à nos valeurs, quand une personne se présente, nous ne lui demandons pas d'où elle vient. Mais si elles sont 200, on ne sait plus gérer la situation. J'ai le souci de l'accueil mais aussi de la sécurité de nos personnels. Plus en profondeur, il faut s'interroger sur ce que notre société est capable d'accepter. Mais ne stigmatisons pas pour autant les demandeurs d'asile en leur faisant porter le chapeau de la délinquance, cela exacerbe un sentiment de méfiance dans l'opinion publique.

La réforme de la prise en charge des personnes âgées dépendantes a-t-elle amélioré leur situation ?

Certes, l'État a engagé un travail de réflexion et des moyens supplémentaires ont été accordés avec l'APA. Des crédits devraient être débloqués, après la canicule de cet été. Mais cela ne va pas assez vite compte tenu de l'ampleur des problèmes financiers. Nous sommes loin d'avoir pris conscience que l'allongement de la durée de la vie a aussi pour corollaire des pathologies de plus en plus lourdes.

Financer l'aide aux personnes âgées par un jour férié travaillé, est-ce une bonne idée ?

Sur la forme, cette idée me gêne, car elle exonère les citoyens de leurs responsabilités en leur donnant bonne conscience. Il y a un vrai travail à faire sur le fond pour développer plus de solidarité de proximité en encourageant chacun à accorder un peu de son temps et pas simplement des dons, même si cet apport est évidemment une bonne chose. Accompagner, par exemple, une personne âgée au marché, est une excellente manière de lutter contre sa solitude et l'exclusion dont elle peut être victime. Les associations ont du travail à faire pour encourager les bonnes volontés.

Que pensez-vous du projet de loi sur le handicap ?

Là encore, on ne règle rien sur le fond. La question est de savoir comment inclure les personnes handicapées dans notre société et dans les entreprises et non de taxer ces dernières dès lors qu'elles ne remplissent pas leurs obligations vis-à-vis de ces publics. Elles se dédouanent alors à bon compte. J'attends que cette taxe soit supprimée et que l'insertion dans l'entreprise des handicapés soit obligatoire. La loi devrait plutôt aider les entreprises à financer l'adaptation de leurs locaux et leurs possibilités d'accueil. Nous avons encore beaucoup de progrès à faire, par comparaison avec l'Allemagne, par exemple.

Que pensez-vous du raccourcissement de l'indemnisation du chômage ?

C'est une réforme injuste, car elle montre du doigt les demandeurs d'emploi et les culpabilise. Toucher une prestation des Assedic ou recevoir le RMI, ce n'est pas la même chose. Bien sûr, la fraude existe toujours, mais à la marge. Des statistiques de 1997 sur le RMI montraient que le pourcentage de fraudeurs n'était que de 1,6 %. C'est très peu, surtout si on pense à la fraude fiscale. Et ce n'est pas en transférant des chômeurs au RMI qu'ils trouveront plus rapidement du travail. Dans une période peu propice au plein-emploi, les chômeurs de longue durée sont les premiers à trinquer. Il faudrait, au contraire, accompagner davantage les publics en difficulté qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Catherine Lévi

Auteur

  • Catherine Lévi