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Politique sociale

Le ras-le-bol des petites mains de la restauration

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.04.2004 | CATHERINE LEROY

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Le ras-le-bol des petites mains de la restauration

Crédit photo CATHERINE LEROY

La baisse des charges accordée aux cafés, hôtels et restaurants – en attendant celle de la TVA – pourrait ne pas avoir l'effet escompté sur l'emploi. Car le secteur peine à recruter. Salaires au rabais, horaires à rallonge, pressions incessantes, le personnel est soumis à rude épreuve. Témoignages des intéressés.

Promesse de Gascon ? « Si la TVA baisse, je vous garantis qu'on va embaucher ! » jure à qui veut l'entendre le célèbre restaurateur gersois André Daguin, qui a déserté les fourneaux de l'Hôtel de France, à Auch, pour prendre la présidence de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (Umih). En échange d'une baisse immédiate des charges patronales de près de 1,5 milliard d'euros et d'une campagne de lobbying auprès de ses homologues européens pour ramener dès 2005 la TVA de 19,6 à 5,5 %, le gouvernement Raffarin aurait aimé que les professionnels du secteur s'engagent sur la création de 40 000 emplois. Un objectif a priori atteignable, puisque, chaque année, des milliers de places restent vacantes dans les hôtels et les restaurants. Encore faudra-t-il trouver des candidats…

Certes, la baisse des charges, et à terme de la TVA, devrait permettre de doper les rémunérations du secteur. Sauf que la modicité des salaires, calés sur le smic, n'est pas la seule raison de la désaffection des jeunes pour les postes de serveurs, cuisiniers ou plongeurs. La profession souffre surtout d'une mauvaise image due à des conditions de travail souvent pénibles, à des horaires ingrats et hyperflexibles. Résultat : non seulement hôteliers et restaurateurs peinent à recruter, mais ils ont aussi du mal à fidéliser leurs salariés. Le parcours de Marie, 20 ans et dans le métier depuis deux ans, est révélateur. Son premier emploi, elle l'a trouvé dans une brasserie des Grands Boulevards, à Paris, où elle est restée neuf mois. Employée polyvalente, elle est affectée tantôt à l'accueil, tantôt au service en salle. « Deux ou trois jours par semaine, j'avais des coupures. Je travaillais par exemple de 11 heures à 15 heures puis de 18 h 30 à 1 h 30 du matin. Les autres jours, je travaillais en continu. Un rythme de vie crevant. En plus, la pression des managers était énorme. Quand ils avaient quelqu'un dans le collimateur, ils ne le lâchaient pas. Cela devenait invivable. Il m'arrivait d'aller pleurer dans les vestiaires. »

Lorsqu'une amie lui signale une place à prendre dans un établissement de standing du quartier de la Défense, elle n'hésite pas. « On me proposait des horaires de jour pour un salaire supérieur. Le rêve. Mais au bout de quinze jours, ils ont changé l'organisation du travail. Je me suis de nouveau retrouvée avec des coupures. La nuit, il fallait trouver un taxi pour rentrer, sans remboursement de frais possible. J'ai tenu un mois et demi. » Ses recherches la conduisent ensuite dans un pub irlandais. « Le patron était sympa… jusqu'au jour où on a parlé du contrat de travail. Il m'a proposé de ne déclarer qu'un tiers de mon salaire et de me donner le reste de la main à la main. J'ai refusé. Il s'est mis alors à dénigrer mon travail et, même, à m'insulter. J'ai démissionné. Il n'a jamais voulu me payer la dizaine de jours qu'il me devait. »

Endormis dans les vestiaires

Après cette nouvelle déconvenue, un petit restaurant de quartier propose à Marie un CDD de six mois à temps partiel, à raison de trente heures par semaine. « Les conditions de travail n'étaient pas mauvaises. Mais 600 euros par mois, pour vivre, c'est un peu juste. » Depuis deux mois, elle est hôtesse dans un restaurant de la rive droite. « Les horaires me conviennent. Je travaille la journée et mon salaire est plutôt correct. Le problème, c'est que le directeur exerce une énorme pression sur les managers, qui la répercutent sur le personnel. J'ai vu des serveurs craquer et partir en plein milieu du service. Mais j'aimerais bien que ça marche cette fois-ci », soupire-t-elle.

En salle ou en cuisine, le grief numéro un pointé par les salariés de la restauration, ce sont les horaires en pointillé. « La plupart des cuisiniers habitent loin de leur travail, en banlieue. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux pendant la coupure. Alors ils vont au cinéma, ou ils vont prendre un verre quelque part. Quand ils sont trop fatigués, ils dorment dans les vestiaires. Mais on ne peut pas vraiment se reposer dans ces conditions. Avec ces horaires, la vie de famille est difficile. Il y a beaucoup de divorces dans la profession. Beaucoup d'alcoolisme aussi. Et puis il y a les problèmes de transport la nuit. Il faut prendre le taxi, ça coûte cher. Se lever à 9 heures et rentrer à 2 heures, pour gagner le smic, ce n'est pas une vie », explose James Bokongo, cuisinier dans un restaurant Pizza del Arte, à Paris. Quelques établissements modèles ont instauré le service en continu (voir encadré page 32). Mais ils sont largement minoritaires. Et nombre de professionnels estiment que les coupures constituent une difficulté inhérente à la profession. « En comité d'entreprise on a essayé de voir s'il ne serait pas possible de mettre en place deux équipes pour passer en service continu. Mais ce ne serait pas rentable. La maison coulerait », indique Fabien, cuisinier à Aix-les-Bains, en Savoie.

S'ils sont prêts à accepter les contraintes propres à leur profession, les salariés de la restauration demandent au moins que leurs droits soient respectés. « Il m'est arrivé plus d'une fois de terminer le travail à 2 h 30 et de reprendre le lendemain à 10 heures. Légalement, on devrait avoir onze heures de repos », déplore Daniel, qui fait actuellement un break entre deux jobs. En vrai nomade de la profession, ce serveur de 23 ans a travaillé dans tous les types d'établissements possibles : grandes brasseries parisiennes, restos branchés, petites entreprises familiales. « C'est partout pareil », conclut-il.

Pauses-déjeuner non respectées
Le service en continu est une pratique minoritaire. Serveurs et cuisiniers ont le plus souvent une grande coupure en cours de journée.DECOUT/REA

Autre récrimination fréquente, les plannings sont communiqués au personnel au dernier moment. « Ils sont affichés le jeudi pour la semaine qui commence le dimanche suivant. Comment peut-on organiser sa vie dans ces conditions ? » déplore Antoine, serveur dans une brasserie des Grands Boulevards. Les horaires affichés sont fréquemment dépassés car, après le service, il faut ranger la salle. « On reste souvent une heure de plus. Et cette heure-là n'est pas payée. Quand on proteste, on nous répond que c'est à nous d'accélérer le mouvement », poursuit-il.

Les pauses-déjeuner ne sont pas toujours respectées non plus. « Souvent les managers me font prendre ma pause avec dix minutes de retard. En revanche, ils exigent que je revienne à l'heure prévue. Du coup, je n'ai que vingt minutes pour manger au lieu d'une demi-heure », déplore Marie. Il lui est même arrivé de devoir attendre la fin du service, vers 15-16 heures, pour aller déjeuner. « En plus, ils me demandent d'emporter un téléphone avec moi. Entre deux bouchées, je continue à prendre les réservations. Et ça n'arrête pas de sonner. »

Au dire des serveurs et des cuistots, les pratiques illicites foisonnent dans la profession. Le travail au noir est assez répandu, de même que le travail gris. Mais ce n'est pas tout. Dans nombre d'établissements, les serveurs sont tenus de payer de leur poche les additions des clients indélicats partis sans payer. Généralement, ils règlent la note, en totalité ou pour moitié selon les cas, avec les pourboires qu'ils ont reçu pendant le service. Antoine a été l'objet d'une procédure originale. « Le directeur m'a fait signer un papier disant que j'avais demandé un acompte correspondant à la moitié de la somme qui n'avait pas été réglée. J'ai hésité, mais il m'a dit que soit j'étais un voleur, soit un incompétent. J'ai eu peur qu'il ne mette ça dans mon dossier, et j'ai signé. »

Pressions, harcèlement… les mots reviennent souvent dans la bouche des salariés de la restauration. S'ils admettent que les tensions dues au « coup de feu » de midi sont normales, ils dénoncent les nombreux dérapages. « Il y a une violence verbale dans les relations entre la hiérarchie et les serveurs. On se fait souvent insulter. Parfois, on n'est pas loin de la violence physique. J'ai vu des serveurs se faire balancer contre des portes, relate Daniel. On a l'impression que les managers cherchent à faire subir aux serveurs ce qu'ils ont enduré eux-mêmes auparavant. »

Excès de zèle de la hiérarchie intermédiaire ? Pressions de la direction ? Les avis divergent. « On me demande de cautionner des choses que je réprouve. La pression sur les serveurs est extrême. Ils sont sous-payés, travaillent trop. Du coup, ça crée des dysfonctionnements dans le travail et ils renvoient une image négative de la restauration. Ils sont parfois agressifs avec les clients », souligne Raphaël, manager dans un restaurant branché de la rive droite. Lui n'a d'ailleurs qu'une envie : assurer sa reconversion professionnelle. Mais il n'a pas les diplômes requis pour suivre des formations de type mastère. « Le fait d'avoir eu le statut cadre pendant cinq années permet d'accéder à ces formations. Malheureusement, pendant des années, j'ai exercé des responsabilités de management sans avoir le statut correspondant. Ce qui est assez fréquent dans la profession. »

Soixante-dix heures par semaine

Enfin, la restauration est réputée pour se séparer de ses collaborateurs en employant des méthodes peu orthodoxes. Il y a quelques années, Jean-Michel travaillait dans un château hôtel-restaurant de la Manche, « un établissement de luxe », tient-il à préciser. « Nos logements ressemblaient à des cabanes à lapins. Le patron nous insultait sans cesse. Pour lui, on ne travaillait pas assez. J'avais un CES qui était sur le point de s'achever. Le patron m'a fait travailler pendant trois semaines sans un jour de repos, à raison de soixante-dix heures par semaine. J'ai contacté l'Inspection du travail qui n'est jamais venue. J'ai explosé et je suis parti. »

Dans la profession, les moyens de pression sont multiples, confirme Daniel. « Si un responsable veut se débarrasser de quelqu'un, c'est simple, il lui concocte un planning “dégueulasse” avec un maximum de coupures. Et puis il lui donne les rangs – c'est-à-dire les tables dont un serveur a la charge – les plus durs. Des tables de six ou huit couverts, où il faut courir pour servir tout le monde en même temps et où on sait qu'il y aura peu de pourboires. » Dans les établissements où les serveurs sont rémunérés au pourcentage, les moyens de rétorsion sont diamétralement opposés. « Pour mater un serveur, il suffit au manager de ne pas diriger de clients vers les tables dont il s'occupe. Comme il est payé en fonction du travail effectué, il est financièrement pénalisé », explique Daniel, qui a pu constater l'effet ravageur de cette technique dans un restaurant branché du quartier Beaubourg.

Asphyxiés financièrement

Une méthode qui a été appliquée, à grande échelle, à la Compagnie des bateaux-mouches, à Paris. « Quand j'y suis entré, il y a vingt-trois ans, comme chef de rang, c'était la meilleure place de Paris. On était payé au pourcentage. On travaillait comme des dingues mais on gagnait dans les 3 000 euros. Et puis, on a constaté que nos revenus diminuaient alors qu'on travaillait tout autant. On a envoyé un courrier au P-DG pour demander des explications. Il s'est braqué. Du coup, on s'est syndiqué et on a demandé la mise en place d'un CE pour avoir accès aux livres de comptes et contrôler nos revenus. À partir de là, ça a été la guerre. Le P-DG a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher la mise en place du CE. Il s'est mis à limiter les réservations de groupes pour nous asphyxier financièrement. Depuis, nos revenus ont chuté au niveau du smic. Entre-temps, le P-DG est décédé, mais rien n'a été résolu. Nous avons entamé une action aux prud'hommes pour faire reconnaître la rupture du contrat de travail du fait de l'employeur », indique Patrick Prost, maître d'hôtel sur le dernier bateau de la compagnie qui assure encore la restauration.

Certains établissements ont cependant réalisé qu'il était de leur intérêt de faire des efforts dans le management de leur personnel. « Il y a quelques années, le responsable du restaurant soumettait le personnel à une pression insupportable. Une fois, on a failli en venir aux mains. Il a fallu intervenir à plusieurs reprises auprès de la direction générale pour que ces pratiques cessent », relate James Bokongo, de Pizza del Arte. Le problème a été résolu par le départ du gérant incriminé. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé dans le restaurant d'Aix-les-Bains. « Depuis, conclut Fabien, le climat social s'est nettement amélioré. » Une chose est sûre, la restauration a grand besoin de balayer devant sa porte pour redorer son blason.

L'oasis des Deux Magots

Les serveurs du célèbre café Les Deux Magots, à Paris, ne céderaient leur place pour rien au monde. Ici, les garçons sont payés au pourcentage ; les « officiers », ceux qui travaillent en cuisine, sont salariés, « au-dessus du smic, précise Catherine Mathivat, la directrice générale. Ils n'ont pas de treizième mois mais des primes (ancienneté, mérite, sur le chiffre d'affaires) qui leur en procurent un bon an mal an, voire davantage. Les salaires sont révisés tous les ans selon l'inflation ».

Côté horaires, les officiers sont à 38 heures : ils travaillent 40 heures par semaine et récupèrent par le biais des RTT. L'organisation du travail est en continu. Les officiers travaillent cinq jours par semaine, avec deux jours de repos consécutifs. Les horaires sont fixes. Les garçons, comme les assistants de direction (managers), sont à 39 heures. Ils travaillent en continu par roulements : six jours le matin, trois jours de repos, six jours de nuit, deux jours de repos. « Le travail en continu est une tradition dans la maison. Chez nous, c'est possible car le service est non-stop. Il n'y a pas un service à midi et un le soir. » De plus, les garçons s'occupent chaque jour de secteurs différents. « Cela permet d'équilibrer les efforts et les revenus », explique Catherine Mathivat.

« Si on compare avec la restauration en général, ici on est plutôt avantagé. 15 % au réel, c'est rare. Ailleurs, ils ont ramené le pourcentage à 9 %, voire à 7,5 %. Les horaires sont corrects et les rangs qui tournent entre tous les garçons permettent d'assurer à chacun des revenus réguliers. D'ailleurs, ici il y a peu de turnover. Ça prouve que c'est une bonne maison », souligne Pierre-André Choquet, garçon limonadier et délégué FO. « C'est une maison respectueuse des lois et qui reste humaine malgré sa notoriété », confirme Richard Dargelos, assistant de direction, qui se déclare plutôt satisfait de son salaire. « Comme manager, j'ai déjà été payé à ce prix-là… mais en travaillant 12 heures par jour. C'est la première fois que je fais 39 heures par semaine avec deux jours de repos consécutifs. » Le rêve. Ou presque.

Auteur

  • CATHERINE LEROY