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POURQUOI LES FRANÇAIS ONT PEUR DE L'EUROPE

Enquête | publié le : 01.04.2004 | Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux

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POURQUOI LES FRANÇAIS ONT PEUR DE L'EUROPE

Crédit photo Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux

Délocalisations, démantèlement des services publics, dumping social… l'Europe suscite des inquiétudes chez les salariés et chez les chefs d'entreprise. Trop libérale pour les uns, trop interventionniste pour les autres. À la veille de l'élargissement et du scrutin européen, l'enthousiasme n'est pas au rendez-vous.

Les prochaines élections européennes du 13 juin auraient dû être une fête. Un mois et demi après l'entrée, le 1er mai, de dix nouveaux pays (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Lituanie, Lettonie, Estonie, Chypre et Malte), majoritairement issus de l'ancien bloc soviétique, les Français auraient pu manifester leur adhésion à une Europe réconciliée, qui, quinze ans après la chute du mur de Berlin, tourne définitivement le dos à plusieurs décennies de guerre froide.

Las ! La fête risque de virer à l'aigre. Les Français apparaissent en effet comme les plus hostiles à l'élargissement, avec 55 % d'opinions négatives, contre seulement 36 % en moyenne pour les citoyens des autres pays de l'Union européenne, selon le dernier sondage réalisé par la Commission de Bruxelles. Parmi les principales craintes exprimées pour justifier ce rejet, celle d'un dumping social massif combinée à celle de l'arrivée de « hordes » de travailleurs venus de l'Est. Deux appréhensions alimentées par le retard de développement dont souffrent ces dix pays : leur PIB global équivaut à peine à celui des Pays-Bas, pour 75 millions de ressortissants et un territoire grand comme deux fois l'Allemagne.

« Il n'y aura pas d'invasion des travailleurs lettons ! C'est un fantasme », martèle pourtant Pierre Moscovici. Instruit par le précédent de l'élargissement de l'Union, en 1986, à l'Espagne et au Portugal, l'ancien ministre délégué aux Affaires européennes de Lionel Jospin fait même le pari que la France lèvera très vite les restrictions d'accès à son marché du travail pour les nouveaux ressortissants, prévues pour cinq ans. Surtout qu'avec près de six ans de négociations serrées « la transition de l'élargissement de l'Union européenne aux pays candidats a été beaucoup plus progressive que celle des Länder de l'Est dans l'Allemagne », fait observer de son côté Michel Barnier, l'un des deux commissaires européens désignés par la France.

Ces messages rassurants ont d'autant plus de mal à être entendus que les critiques contre l'incapacité de Bruxelles à insuffler une véritable politique sociale en contrepoint du marché unique n'ont jamais été aussi acerbes. En témoigne l'appel des cinq centrales syndicales hexagonales à participer aux Journées d'action européenne organisées, les 2 et 3 avril, par la Confédération européenne des syndicats. Une mobilisation pour protester tout à la fois contre la remise en cause des régimes de protection sociale, la privatisation des services publics, le blocage du dialogue social européen qui empêche l'adoption de nouvelles normes communes ou les progrès du libéralisme anglo-saxon au détriment du modèle de solidarité européen.

Déficit d'ambition sociale

« Toutes ces difficultés sociales objectives représentent un handicap pour asseoir la crédibilité de l'espace européen, au point de remettre en cause la finalité de la construction européenne », constatait d'ailleurs Bernard Thibault, le leader de la CGT, lors d'un face-à-face avec Michel Barnier organisé récemment par un aréopage d'associations françaises de promotion de l'Europe. « C'est facile de diaboliser la technocratie bruxelloise quant à son manque d'ambition sociale alors même que la responsabilité de ce déficit incombe en réalité aux six pays fondateurs de l'Europe qui n'ont jamais accepté aucune règle commune », observe, pour sa part, Claude-Emmanuel Triomphe, qui anime l'Université européenne du travail.

Un constat qui ne chagrine pas outre mesure le patronat. Dans son récent « Mémorandum Medef Europe 2004 », l'organisation patronale se prononce, au contraire, pour un renforcement de la flexibilité des marchés du travail et une poursuite du mouvement de libéralisation engagé dans l'énergie, les transports, les télécommunications et la poste. Une orientation qui n'empêche pas la critique. Dans les milieux industriels, on regarde d'un œil suspicieux les travaux des services du commissaire européen de la Concurrence Mario Monti, qui met régulièrement des bâtons dans les roues des projets de fusion-acquisition. Et l'on s'inquiète du projet Reach de réglementation des substances chimiques, accusé de nuire à la compétitivité des usines européennes.

Les pouvoirs publics se plaignent aussi de l'interventionnisme bruxellois. En France, l'actualité récente en fournit de nombreux exemples. À l'instar de l'interminable bras de fer entre la Commission et la France sur l'ampleur de ses déficits publics (très au-delà du seuil des 3 % de PIB), des discussions sans fin sur le plan de sauvetage d'Alstom ou des tractations sur la baisse de la TVA dans la restauration. Et nombre de réformes nationales s'inscrivent en réalité dans un cadre communautaire. La récente réforme des retraites ? Elle applique la stratégie de Lisbonne visant à accroître le taux d'emploi des plus de 55 ans. La réforme des universités ? Elle a notamment pour objet de caler les diplômes français sur les standards européens du LMD (licence, master, doctorat). La modernisation des services publics ? Elle est rendue indispensable par l'ouverture des marchés. « L'idée d'une modernisation par l'extérieur est une intention des pères fondateurs de l'Europe. C'est la fameuse “méthode Monnet” des changements implicites », rappelle Nicolas Tenzer, président du Centre d'étude et de réflexion pour l'action politique.

Encore faudrait-il que la classe politique assume ses engagements et ces changements impulsés par Bruxelles. Or, comme le déplore Jean Gandois, l'ancien patron du CNPF, « les politiques français s'abritent derrière l'Europe pour faire passer leurs réformes impopulaires. En la présentant comme le grand méchant loup, ils contribuent à son image négative ». Pis, « au lieu de faire la pédagogie du changement, la classe politique française cherche encore à gagner du temps : ce comportement ne peut qu'entraîner des résistances et de fortes tensions sociales », abonde le député européen Philippe Herzog (groupe Gauche unitaire) en faisant référence à la nécessaire mutation des services publics. Autant dire que les dirigeants politiques hexagonaux ont du pain sur la planche s'ils veulent mobiliser les électeurs pour le scrutin du mois de juin et présenter l'Europe sous un jour positif. Revue de détail des inquiétudes qui s'expriment couramment parmi les Français en général et les salariés en particulier.

L'Europe conduit-elle à demanteler les services publics ?
L'ouverture à la concurrence impose à EDF et Gaz de France de basculer les 65 000 salariés de la distribution et de la commercialisation dans trois nouvelles entités, bien séparées sur le plan comptable.MOSCHETTI/REA

Pour les principales organisations syndicales du secteur public, cela ne fait aucun doute. À commencer par celles d'EDF-GDF, car, après huit ans d'atermoiements et de multiples bras de fer, 70 % du marché français de l'électricité et du gaz va – enfin – être ouvert à la concurrence, le 1er juillet prochain. Une sacrée révolution pour les 3,7 millions de clients professionnels d'EDF et de Gaz de France. Et un jour à marquer d'une pierre noire pour les représentants des 140 000 agents des deux entreprises publiques, qui, depuis des années, tirent à boulets rouges contre Bruxelles, accusée d'orchestrer une véritable « mise en concurrence des salariés », pour reprendre l'expression de Maurice Marion, numéro deux de la Fédération CGT de l'énergie. Et l'ensemble des organisations du secteur public d'enfoncer le clou en pointant le lourd tribut payé par les personnels au mouvement européen de libéralisation engagé depuis près de vingt ans et visant les monopoles publics des transports (Air France, SNCF), des PTT (France Télécom et La Poste) et de l'énergie. « Suppressions d'emplois, transferts d'activité, réduction de droits sociaux, cette libéralisation ne va pas dans le sens des salariés », fulmine Patrick Bourgeois, responsable CGT du secteur postal.

Mais comme l'explique le député européen Philippe Herzog, auteur d'un récent rapport sur les services d'intérêt général au Parlement de Strasbourg, « la mutation en cours est moins dictée par l'idéologie libérale de la Commission que par la nécessité pour ces entreprises de s'adapter aux progrès technologiques et de renouveler des missions inchangées depuis cinquante ans ». À l'appui, l'ancien économiste du parti communiste cite le cas de la SNCF. Mais l'exemple de La Poste est aussi édifiant : alors que le marché du courrier est ouvert à hauteur de 35 % depuis 2003, les centres de tri postal ont, faute d'investissement, accumulé 30 points de retard par rapport au taux d'automatisation de leurs concurrents allemand et hollandais, tout en conservant un schéma d'organisation calqué davantage sur le découpage territorial administratif que sur les flux réels de courrier. Résultat, La Poste est contrainte de mettre les bouchées doubles en lançant un ambitieux plan de modernisation des centres de tri – 3,4 milliards d'euros pour la période 2003-2007 : « Cela va se traduire par un renouvellement des compétences via des redéploiements internes et une politique de productivité par non-remplacement d'un départ à la retraite sur deux », explique Georges Lefebvre, le DRH.

Une couleuvre difficile à avaler

Si l'ouverture à la concurrence a pu être réalisée sans dégâts sociaux dans les monopoles bénéficiant d'une croissance porteuse, à l'instar d'Air France ou de France Télécom, il n'en sera sans doute pas de même pour ceux installés sur des marchés stables comme l'énergie, voire en décroissance, comme celui du courrier. Autant dire que les gains de productivité ne dégageront pas les mêmes effets bénéfiques. C'est notamment le cas de La Poste, où les dirigeants anticipent une baisse de 10 % du chiffre d'affaires du courrier d'ici à 2007. « Le personnel risque de subir une dégradation de ses conditions de travail sans contreparties intéressantes », décode Hervé Morland, responsable de la Fédération unifiée CFDT des postes et télécommunications. « Ouvrir un marché dans ces conditions est assurément plus difficile », confirme le DRH, qui s'apprête néanmoins à négocier un nouveau contrat social.

Autre couleuvre difficile à avaler pour les personnels, l'obligation faite aux grands monopoles de mieux distinguer leurs activités entre ce qui relève du champ concurrentiel et ce qui relève du service public, habilité à percevoir des financements de l'État. Une clarification qui, aux yeux des syndicats, préfigure un « démantèlement » de ces entreprises mais aussi une réduction du « service public » à la portion congrue, sachant que, faute d'accord sur ce sujet entre les États membres, Bruxelles s'en tient à une définition minimaliste. Dans la perspective de leur mise en concurrence, EDF et Gaz de France sont de fait contraintes de filialiser le transport de l'électricité, fort de 8 000 salariés, mais aussi de basculer progressivement les 65 000 agents de l'ancienne direction commune de commercialisation et de distribution dans trois nouvelles entités désormais bien séparées sur le plan comptable : les deux « commercialisateurs » d'EDF et Gaz de France ainsi que le gestionnaire commun des réseaux de distribution. Pour l'heure, cette migration ne débouche que sur « quelques déplacements géographiques et une adaptation au nouvel environnement concurrentiel », souligne Catherine Delpirou, directrice déléguée aux RH d'EDF. Mais par la suite ? « L'organisation de ces anciens monopoles va devenir plus diffuse », reconnaît un cadre dirigeant de Gaz de France. Quant aux personnels, « ils vont y perdre en possibilités de valorisation de leurs qualifications », s'indigne Maurice Marion, le leader cégétiste qui pronostique un « gâchis humain ». Une crainte que Catherine Delpirou espère dissiper grâce à l'accord conclu, en janvier 2004, sur l'emploi et la gestion des compétences.

La politique de l'autruche du gouvernement

Au-delà du démembrement des monopoles, c'est bien sûr l'incidence de cette clarification des missions sur le statut social des personnels qui inquiète les syndicats. De ce point de vue, Bruxelles a beau jeu d'afficher sa neutralité, rappelant que tant le statut des entreprises que celui des personnels relèvent des États membres. « Il est urgent d'expliquer aux salariés du secteur public que la réinterrogation de leurs statuts sociaux qu'ils assimilent souvent à des paradis est en réalité indissociable de la modernisation de leur entreprise », explique Philippe Herzog, qui dénonce « la grande défaillance de la pédagogie gouvernementale ». La politique de l'autruche pratiquée ne faisant que compliquer les choses. Alors que France Télécom se retranchait depuis 1993 derrière une décision du Conseil d'État pour continuer d'employer des fonctionnaires, le projet de loi, en cours d'examen au Parlement, rend ce garde-fou « obsolète ». Sachant que cette société anonyme emploie encore plus de 80 % de fonctionnaires et que seuls 10 à 15 % d'entre eux travaillent sur des missions de service public au sens de Bruxelles, « qu'adviendra-t-il des autres ? » s'interroge Hervé Morland, le leader cédétiste.

A contrario, les syndicats d'EDF qui pensaient en 2000 avoir gravé leur statut historique dans le marbre en obtenant, dans la loi de transposition de la directive de libéralisation, son extension aux salariés de leurs futurs concurrents, en sont pour leurs frais. Car ce garde-fou ne les exonère pas de la nécessité d'en négocier l'adaptation, non plus cette fois en tête à tête avec la direction d'EDF, mais par le biais d'une négociation de branche : 11 accords ont ainsi déjà été conclus, à commencer par celui relatif à la réforme du financement de leur régime de retraite.

Après s'être attaqué aux industries de réseaux, la Commission européenne va-t-elle poursuivre sa croisade libérale en ouvrant d'autres « services publics régaliens », comme le craint René Valladon, l'ancien responsable du secteur international de Force ouvrière ? Ce dernier note la présence dans la corbeille des services potentiellement « libéralisables » dans le cadre de la négociation conduite sous l'égide de l'OMC d'autres services d'intérêt général comme l'éducation, la gestion de l'eau et des déchets, la santé ou le logement social. Et la majorité des syndicats d'emboîter le pas en demandant l'adoption d'une directive-cadre visant à protéger un certain nombre de « biens fondamentaux » de l'irruption du marché. « Il ne faut pas confondre service public et entreprise publique », rétorque Philippe Herzog, qui rappelle que « le marché pénètre d'abord sur la base d'une obsolescence de ces services ». À charge pour l'État actionnaire d'en assurer la modernisation avant que le marché ne s'en mêle.

Bruxelles empêche-t-elle l'émergence de géants européens ?
Faute d'investir, les centres de tri français ont pris un sacré retard par rapport à ceux de nos voisins, ce qui oblige La Poste à engager un vaste programme de modernisation.HANNING/REA

Oui, même si les données brutes semblent dire le contraire : 18 « niet » sur… 2 400 projets de fusion-acquisition notifiés à la Direction de la concurrence depuis 1990. Le taux de rejet est tellement infime que Mario Monti, l'actuel commissaire européen à la Concurrence, ne manque jamais de le brandir quand on l'accuse d'empêcher la constitution de champions européens capables de rivaliser avec les géants américains ou japonais. Sauf que ce bilan est trompeur. Il n'inclut que les interdictions de mariage, Schneider avec Legrand, Volvo avec Scania, Tetra Laval avec Sidel… pas la centaine d'unions avortées en raison des concessions trop importantes exigées par Bruxelles. « Monti est contre la constitution de champions européens car il ne veut pas créer de positions dominantes en Europe. Mais c'est une politique à vue restreinte. Du fait de la globalisation, les marchés dits pertinents ne sont plus locaux, mais mondiaux », souligne Jean Gandois, l'ancien patron du CNPF, actuel vice-président du comité de la stratégie de Suez.

Parmi les mariages ratés, la fusion amicale Pechiney-Alcan-Algroup, abandonnée en mars 2000 faute d'accord entre les dirigeants sur le choix du laminoir à céder pour satisfaire les autorités bruxelloises. Un choix qui s'impose désormais au seul P-DG du canadien Alcan, Travis Engen, sorti victorieux d'une nouvelle OPA, inamicale cette fois-ci, lancée en juillet 2003 sur Pechiney. « Un projet plus dangereux, dans la mesure où un fleuron de l'industrie française part sous pavillon nord-américain, souligne Jean-Michel Boqueret, secrétaire CGT du comité de groupe Pechiney. Dans un premier temps, c'est le pouvoir de décision qui est transféré de l'autre côté de l'Atlantique. Puis ce sera au tour des brevets, de l'ingénierie et de la recherche et développement. »

Pas de politique industrielle commune
La fusion annoncée en août 1999 par, de gauche à droite, Sergio Marchionne (Algroup), Jacques Bougie (Alcan) et Jean-Pierre Rodier (Pechiney) a échoué en mars 2000 face aux oulcases de Bruxelles.UTZ/AFP

Depuis trois ans, les décisions de l'ex-DG IV sont critiquées de toutes parts. De Luxembourg, tout d'abord, où la Cour de justice européenne a retoqué trois des derniers veto de la Commission portant sur les fusions des voyagistes anglais Airtours-First Choice, des équipementiers électriques français Schneider-Legrand et des spécialistes hexagonaux de l'emballage Tetra Laval SA et Sidel. D'Allemagne, ensuite, où le chancelier Gerhard Schröder plaide pour une meilleure prise en compte des intérêts de l'industrie. De France, enfin, où le gouvernement a peu goûté ses récents démêlés avec Bruxelles sur les aides octroyées à Bull, EDF ou Alstom. « L'Europe s'est construite avec l'ambition de réussir l'intégration, non de mener une politique industrielle commune. D'où cette obsession de ne pas protéger ou favoriser les grandes concentrations nationales », explique l'économiste Élie Cohen. « On a fabriqué un marché unique sans prendre en compte la défense du système productif européen. Aujourd'hui, la compétition exacerbée en interne conduit une majorité de chefs d'entreprise à voir leur salut dans des alliances euro-atlantiques ou des investissements en Asie », abonde le député européen Philippe Herzog.

Mais les mentalités semblent en train d'évoluer. À Bruxelles, Mario Monti a embauché, en septembre 2003, un professeur d'économie allemand réputé, Lars-Hendrick Röller, qui, à la tête d'une équipe de dix personnes, doit renforcer l'expertise des services européens de la Concurrence. Depuis quelques mois, l'ex-DG IV a mis de l'eau dans son vin. « Elle s'est fait suffisamment tancer par les États membres pour être plus prudente », note Claude-Emmanuel Triomphe, de l'Université européenne du travail (UET). Le feu vert à l'achat partiel d'Editis par Lagardère, les délais supplémentaires accordés à Paris pour proposer une solution acceptable afin de refinancer Alstom ou la prise en compte des aspects territoriaux dans le dossier des aides reçues par la compagnie Ryanair en sont des illustrations récentes.

Du côté des chefs d'État, aussi, la nécessité de mieux prendre en compte les questions de politique industrielle fait son chemin. La création, en juin 2002 à Séville, d'un conseil « compétitivité » regroupant les ministres des Quinze chargés de la recherche, de l'industrie et des politiques relatives au marché unique en constitue un premier exemple. Le courrier adressé, en février 2003, par Jacques Chirac, Tony Blair et Gerhard Schröder à la présidence grecque de l'UE pour réclamer des mesures fortes en faveur de l'industrie, notamment en matière de recherche et développement, participe de la même logique. Tout comme la très récente initiative des trois mêmes chefs d'Etat, réunis à Berlin en février dernier, de plaider pour la création d'un poste de vice-président de la Commission chargé des réformes économiques. Un « supercommissaire » européen pour faire contrepoids au successeur de Monti.

L'élargissement va-t-il générer du dumping social ?

Oui, mais à très court terme, et dans quelques secteurs très particuliers. Grâce à la levée des barrières douanières, la fraise polonaise risque par exemple de détrôner la gariguette sur les étals de marché. La FNSEA a d'ailleurs diligenté une enquête afin d'évaluer les incidences de l'arrivée des pays d'Europe centrale et orientale (Peco) sur l'emploi agricole. « Face à des politiques d'achat qui privilégient davantage le prix que le lieu de production, certains de nos produits risquent de perdre en compétitivité du fait non seulement de l'abaissement des barrières douanières le 1er mai et des aides dont va bénéficier l'agriculture de ces pays, mais aussi de l'absence d'harmonisation sociale », explique Muriel Caillat, sous-directrice emploi formation de l'organisation patronale agricole.

Avec des coûts salariaux en moyenne six fois inférieurs pour une productivité grosso modo équivalente à la moitié de celle de l'Union européenne, les nouveaux arrivants font resurgir le spectre du dumping social. Mais c'est oublier que les investisseurs n'ont pas attendu l'élargissement pour s'implanter à l'Est. « Les frontières de l'UE sont déjà bien poreuses », relève pour sa part Claude-Emmanuel Triomphe (UET). Sans compter les travailleurs clandestins, 40 % des prestataires étrangers qui sont intervenus en France en 2001 étaient originaires des pays de l'Est, Pologne en tête, selon le rapport publié en 2002 par la délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal. Et il y a longtemps que le trafic Est-Ouest échappe aux chauffeurs routiers français, du fait d'un différentiel de près de 20 points sur les frais de personnels entre la France et la Pologne.

Dans un tel contexte, les restrictions d'accès que la France a imposées pendant cinq ans aux travailleurs des pays de l'Est pour se prémunir contre les risques d'une émigration massive apparaissent plus démagogiques qu'efficaces, comme l'explique encore Muriel Caillat (FNSEA) : « Paradoxalement, tandis que nos exploitants agricoles n'auront toujours pas le droit d'embaucher en direct des salariés polonais, ils pourront librement recourir à la main-d'œuvre à bas coûts offerte par ces prestataires. » Une tentation à laquelle les secteurs victimes de pénurie récurrente de personnel, comme le bâtiment ou la restauration, semblent avoir bien du mal à résister.

48 heures de travail par semaine à l'Est

L'arrivée de dix nouveaux pays dans l'Union européenne devrait contribuer à rééquilibrer un peu les choses. Notamment parce qu'ils vont être progressivement soumis à l'« acquis communautaire » en matière de temps et de conditions de travail. « Ce n'est pas neutre quand on sait qu'un chauffeur polonais conduit encore 280 ou 300 heures par mois contre 220 à 230 heures en moyenne pour les conducteurs originaires d'Europe de l'Ouest », explique Jean-Claude Michel, président du directoire du transporteur Norbert Dentressangle. Plus généralement, « la durée hebdomadaire du travail était en 2000 de plus de 48 heures dans chacun des pays candidats, y compris Chypre et Malte, contre 37,8 heures en moyenne parmi les Quinze », précise Daniel Vaughan-Whitehead, fonctionnaire à l'OIT, ancien responsable du dialogue social dans le processus d'élargissement à la Commission, dans un rapport réalisé en 2003 pour le compte du Groupement d'études et de recherches présidé par Jacques Delors.

A contrario, un différentiel important subsistera en matière de protection sociale et de dialogue social. Confrontés à des déficits budgétaires importants, les pays candidats consacrent en effet en moyenne à leur protection sociale près de 10 points de PIB de moins que l'Europe de l'Ouest (18,9 contre 27,4). Surtout, « leur modèle étant inspiré de celui des Anglo-Saxons, leur arrivée au sein de l'Union européenne risque de faire basculer vers ce modèle la philosophie de la majorité des systèmes de protection européens, encore aujourd'hui axée sur un régime interprofessionnel de solidarité », tonne René Valladon au nom de Force ouvrière. De la même façon, Bruxelles ne pourra pas compter sur les pays candidats pour relancer un dialogue social déjà réduit à la portion congrue : la faiblesse de leurs partenaires sociaux est telle que « les conventions collectives couvrent en moyenne moins de 20 % des salariés de ces pays », reprend Daniel Vaughan-Whitehead. Alors que les Quinze étaient déjà bien à la peine pour se doter d'une ambition sociale européenne commune, l'arrivée des pays candidats risque de saper encore un peu plus toute velléité de convergence. Car pourquoi réussirait-on mieux à 25 ce qu'on a été incapable de réussir à 6 ou à 15 ?

Bruxelles veut-elle tuer les chimistes européens ?
Les maraîchers français risquent de ressentir vivement la concurrence des nouveaux membres de l'UE en raison à la fois du différentiel social et des aides que les arrivants vont recevoir.CUISSET/REA

Oui, répondent clairement les industriels en dénonçant en chœur Margot Wallström et Erkki Liikanen. Respectivement chargés de l'Environnement et des Entreprises, les deux commissaires européens mènent un grand projet de réglementation des substances chimiques. Son nom ? Reach, pour registration, evaluation, authorization and restrictions of chemicals. Lancé en 1998, il vise à mieux contrôler les substances chimiques produites et utilisées par les industriels européens. Pour Bruxelles, la législation actuelle présente des lacunes, en faisant la distinction entre les substances mises sur le marché avant et après 1981. Les premières, dites « existantes », sont soumises à des règles d'enregistrement sommaires quand les secondes, dites « nouvelles », doivent respecter des obligations plus contraignantes. Un système qui ne favorise ni l'innovation (3 000 substances « nouvelles » pour 100 000 « existantes ») ni le respect des impératifs de santé et d'environnement. Depuis 1993, les autorités européennes, qui dressent la liste des substances à évaluer en priorité, n'ont fini leurs études que pour douze d'entre elles.

Des défauts auxquels Reach veut remédier en instaurant un nouveau dispositif d'enregistrement, à la charge des industriels. Dossier technique, rapport sur la sécurité, évaluation des risques, demande éventuelle d'autorisation… Les chimistes devront, en onze ans, passer au crible les substances produites ou importées en quantité supérieure à 1 tonne. En commençant par les très grandes quantités (plus de 1 000 tonnes) ou celles classées CMR (cancérigènes, mutagènes ou dangereuses pour la reproduction). « Le rythme est intenable, ça représente plus de 30 000 dossiers à traiter, juge Catherine Lequime, chargée du dossier à l'Union des industries chimiques. Le système proposé n'est ni praticable, ni fonctionnel, ni efficace. Plutôt que se référer aux seuls tonnages, il faudrait tenir compte de l'exposition réelle aux substances. »

Des répercussions dans les industries aval
Le projet qui provoque la fronde des industriels de la chimie vise à mieux contrôler les substances qu'ils produisent ou utilisent afin de protéger les salariés.DECOUT/REA

Depuis des mois, le projet fait hurler les industriels, à commencer par les entreprises de chimie de spécialité, qui utilisent plusieurs milliers de produits. « On en a catalogué entre 12 000 et 15 000. Dans certains cas, les tests vont nous coûter trois ou quatre fois les ventes annuelles du produit. Pour nous, Reach, c'est plusieurs points de chiffre d'affaires », pronostique Alain Coine, directeur de la communication de Rhodia. « Les coûts de réhomologation des substances ne pourront pas toujours être répercutés sur le consommateur final. On risque d'aboutir à des délocalisations », complète un dirigeant de Clariant. Des transferts de production qui, d'après les industriels, ne se limiteraient pas à la chimie. L'arrêt de la fabrication de certaines substances, devenues non rentables, et les hausses de tarifs, pourraient inciter à la délocalisation dans les industries aval : cosmétique, pharmacie, pneumatiques, automobile, agro-alimentaire, etc. « Un téléviseur, c'est bourré de produits chimiques. Le fabricant coréen, on ne lui demandera rien », souligne Alain Coine. Des arguments repris par la Fédération européenne des syndicats de la chimie, mais pas par la Confédération européenne des syndicats. « Les prévisions apocalyptiques des industriels ne reposent sur rien de sérieux », affirme Laurent Vogel, du bureau technique syndical, faisant le parallèle avec la directive de 1989 sur la mise en conformité des machines. « À l'époque, l'UIMM avait sorti une étude catastrophiste. Au final, on a juste remarqué une légère accélération du renouvellement du parc de machines. » À la CES, comme dans les ONG, on attend du nouveau règlement des améliorations significatives en termes de santé publique, en particulier pour les travailleurs au contact des produits chimiques. « Les principaux bénéficiaires sont dans le textile, le bois ou le nettoyage, où l'utilisation des produits chimiques est mal contrôlée », ajoute Laurent Vogel.

Attendons de voir ce qu'il restera du projet après son passage au Parlement européen, prévu à l'automne 2004. La version adoptée par les commissaires européens, en octobre dernier, est déjà une version light du projet initial. Le très intense lobbying des industriels, relayé par une lettre de Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Tony Blair au président de la Commission, Romano Prodi, lui enjoignant de « ne pas imposer des fardeaux inutiles à l'industrie », a déjà porté ses fruits. Évalués à l'origine à 12,6 milliards d'euros sur onze ans, les coûts d'enregistrement et d'évaluation ont été ramenés à 2 milliards d'euros. Avec 1,2 million de salariés en Europe (dont 230 000 en France), le secteur a, il est vrai, des arguments à faire valoir.

Les délocalisations vont-elles s'accélérer à l'Est ?

Non, si l'on s'en tient aux chiffres de la Dree. Il n'y a pas péril en la demeure : avec 1,8 milliard d'euros en 2002 (en baisse de 60 % en un an), les douze pays candidats à l'Union ne constituent que la quatrième destination des investissements français dans les pays en voie de développement, derrière l'Amérique latine et l'Asie. Et plus des trois quarts de cette somme sont investis dans les services : « Quand France Télécom rachète la moitié de Telekomunikacja Polska, cela ne supprime pas d'emplois en France », relativise Raphaël Tresmontant, président de Bernard Brunhes International.

Mais il faudra surveiller de près le comportement des PME. Si elles ne sont qu'une minorité à s'y être installées, à la différence de leurs homologues allemandes ou italiennes, elles n'en sont pas moins tentées par l'aventure. « La migration des entreprises vers l'Est est devenue une réalité », confirme Sergio Picarelli, patron d'Adecco en Europe centrale, qui y emploie quotidiennement 15 000 salariés en équivalent temps plein. Même opinion chez Jean-Claude Michel, président du directoire de Norbert Dentressangle : « Depuis un an, nous observons une accélération du nombre de projets d'implantation dans les Peco, si l'on en croit l'augmentation des études de flux réalisées à la demande de nos clients », explique le numéro un français du transport routier, implanté en Pologne depuis quatre ans. Une tendance qui concorde avec l'enquête réalisée en 2003 par le cabinet KPMG auprès de 200 PME selon laquelle, toutes destinations confondues, une sur six envisageait un investissement à l'étranger, une sur quatre dans le secteur de la mécanique, une sur deux dans la plasturgie. Principale motivation ? Se rapprocher de ces nouveaux marchés, par le biais du rachat d'une PME locale. Avec le risque non négligeable, selon les auteurs du dernier rapport de la Datar consacré à l'industrie française, qu'« au premier ralentissement conjoncturel venu ces entreprises en profitent pour y basculer tout ou partie de leur production » afin de tirer parti des différentiels de coût de main-d'œuvre, notamment dans les pays baltes, la Bulgarie et la Roumanie.

Les sous-traitants obligés de suivre

Les PME françaises qui souffrent le plus de cette migration vers l'Est sont les sous-traitants. « La localisation à l'Est des nouveaux investissements peut entraîner une importante baisse des commandes à l'Ouest », explique Jack Breton, directeur du Cebanor, l'Agence régionale de développement de la Basse-Normandie, l'une des régions les plus touchées par ce phénomène, avec la Bourgogne, la Picardie, le Centre et Rhône-Alpes. Ces PME n'ont pas le choix. Soit elles sont obligées de suivre leurs clients en s'implantant à proximité des nouvelles usines : dans l'automobile, les constructeurs ouest-européens ont ainsi suscité l'émergence ces dernières années d'un important pôle industriel en Europe centrale. Soit elles sont contraintes de sous-traiter une part de leur production dans ces pays low cost pour tenir les réductions des prix imposées, comme c'est le cas dans l'électronique, le textile ou le meuble.

Si les Peco sont voués à abriter « les ateliers industriels de l'Europe », selon l'économiste Élie Cohen, l'intégration économique de ces pays dans l'UE devrait, en retour, leur permettre de constituer « un moteur supplémentaire de croissance pour l'Europe de l'Ouest ». Ainsi, la France, qui a déjà quadruplé, en dix ans, ses exportations dans les Peco, devrait encore tirer parti de l'élargissement du 1er mai : « Sur 100 euros d'aides européennes accordées aux Peco, on estime qu'environ 15 à 40 euros reviennent aux pays donateurs sous forme de commandes supplémentaires », rappelait récemment le commissaire européen Michel Barnier. La vitesse à laquelle ces pays foncent vers la modernité devrait par ailleurs rendre leurs coûts du travail moins compétitifs. Non seulement les salaires y sont en croissance rapide, mais, faute de réserves de main-d'œuvre, les groupes qui se sont implantés à l'Est s'efforcent d'aligner les entreprises rachetées sur les standards de l'Ouest. L'installation en Pologne d'ADP-GSI, leader de l'outsourcing RH, en témoigne : « C'est une nouveauté. Jusqu'à présent l'optimisation des coûts de gestion des RH ne constituait pas une priorité », explique Marc Bruzzo, responsable de l'Europe du Sud et de l'Est d'ADP-GSI, qui souhaite y tripler son chiffre d'affaires en cinq ans.

L'élargissement va-t-il tarir les aides régionales ?
Après les grands groupes (ici le montagne d'appareils Philips en Slovaquie), ce sont les PME qui pourraient être tentées par les Peco. Dans la plasturgie, une sur deux serait prête à y inverstir.ATTAL/REA

Oui, probablement. Car l'Europe élargie va devoir aider en priorité les dix nouveaux États membres qui, malgré leurs 75 millions d'habitants, ne comptent que pour 5 % du PIB des Quinze. Autant dire que l'essentiel du gâteau que constituent les fonds structurels européens – 213 milliards d'euros pour 2000-2006 – va rapidement mettre le cap à l'Est. Principales victimes : les 17 régions espagnoles, portugaises ou est-allemandes qui passeront au-dessus du seuil d'éligibilité (un PIB inférieur à 75 % de la moyenne européenne) aux juteux crédits de l'« objectif 1 », destinés aux régions en retard de développement.

Côté français, on a eu chaud. Les départements d'outre-mer qui, pour la période 2000-2006, bénéficient de plus de 3,3 milliards d'euros de crédits, devraient tous rester éligibles à cet objectif. Y compris la Martinique, dont le PIB flirte avec le plafond des 75 %. Pour les DOM, cette manne est capitale. « L'impact des fonds structurels sur la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion est considérable. Ils permettent de doubler le montant des investissements publics », explique Michel Biggi, directeur du réseau Eurisles, un organisme de lobbying financé par les îles européennes. Des sommes majoritairement investies dans des infrastructures : routes, hôpitaux, universités ou aéroports.

En Corse et dans le Nord-Pas-de-Calais, en revanche, pas de miracle : la sortie programmée de l'objectif 1 sera effective le 1er janvier 2007. Ce qui inquiète François Delagrange, directeur Europe du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. « On a encore des séquelles considérables du passé industriel, avec de gros problèmes de cohésion sociale. Actuellement, un tiers des financements du contrat de plan État-région provient des fonds européens », souligne-t-il. À l'avenir, l'agglomération valenciennoise devra se passer des 389 millions d'euros alloués pour la période 2000-2006 au titre de la sortie de l'objectif 1. Des fonds notamment utilisés pour l'installation de l'usine PSA-Fiat de Lieu-Saint-Amand et qui, demain, risquent de manquer pour financer les projets de tramway à Valenciennes et à Maubeuge.

Une réforme bien trop optimiste

Reste que le Nord-Pas-de-Calais devrait, comme l'ensemble des 22 régions françaises, continuer à profiter des largesses de Bruxelles. Une politique communautaire dont l'Hexagone est le principal allocataire, les 11 milliards d'euros alloués sur 2000-2006 au titre des objectifs 2 et 3 représentant le quart de l'enveloppe globale. « La France sera à nouveau parmi les premiers bénéficiaires des fonds destinés à la compétitivité régionale et à l'emploi », a promis Michel Barnier, commissaire chargé de la Politique régionale, en présentant son troisième rapport à la mi-février. Soucieuse d'éviter le saupoudrage, la Commission entend cependant mieux délimiter les domaines d'intervention des fonds, qui seront répartis selon trois critères : richesse par habitant, niveau d'emploi et densité de population. Les programmes régionaux devront se concentrer sur la compétitivité et l'attractivité de leurs territoires.

Un projet bien accueilli par les régions françaises, de droite comme de gauche. Sauf que le commissaire européen s'est appuyé sur des perspectives budgétaires très optimistes en proposant de consacrer 336 milliards d'euros aux politiques de cohésion pour la période 2007-2013, soit 0,41 % du PIB de l'Union européenne. Intenable si la Commission doit s'en tenir à un budget global de 1 % du PIB communautaire, comme l'exigent la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Autriche, la Suède et les Pays-Bas. « Le gouvernement français est beaucoup plus attaché à la PAC qu'au maintien d'une politique régionale », analyse Jacques Vincent, directeur des programmes coordonnés de Rhône-Alpes. « Le risque est que les fonds structurels soient une variable d'ajustement dans les discussions budgétaires », complète Yves Elain, directeur général adjoint du conseil régional de Bretagne. Autant dire qu'on suivra, dans les hôtels de région, les débats sur les perspectives financières avec une certaine appréhension.

Les professions libérales sont-elles menacées ?
Préfigurant ce qui attend les autres professions, les avocats étrangers de l'UE peuvent plaider en France depuis cette année.LUDOVIC/REA

Oui, dans la mesure où Bruxelles veut éliminer les entraves à la liberté d'établissement et d'exercice dans l'Europe des 25. Un projet ambitieux. Rien qu'en France, on ne compte pas moins de 600 000 professionnels libéraux. « La libre circulation des professionnels et des services constitue l'un des derniers gros morceaux de la construction européenne », juge Adrien Bedossa, vice-président de l'UNAPL. Un retard qui s'explique par les réglementations nationales, les barrières culturelles et linguistiques. Ainsi, chaque année, seuls une trentaine d'experts-comptables sont, dans toute l'Europe, habilités à travailler dans un autre État membre. « Pour exercer en Espagne, j'ai passé un test d'aptitude. On était deux dans la salle », témoigne Philippe Arraou, qui travaille des deux côtés des Pyrénées. Quant aux 2 000 géomètres experts inscrits en France, ils ne comptent qu'un étranger parmi eux !

Des freins que Frits Bolkestein, commissaire chargé du Marché intérieur, voudrait desserrer. À son actif, un projet de directive portant sur « la reconnaissance des qualifications professionnelles » votée par le Parlement européen en première lecture. Aujourd'hui entre les mains du Conseil des ministres, il englobe toutes les professions libérales, y compris celles couvertes par des directives spécifiques : infirmières, médecins, sages-femmes, dentistes, vétérinaires, architectes, pharmaciens. Objectif : favoriser la liberté d'établissement et faciliter la libre prestation de services. « Comme les systèmes de reconnaissance mutuelle des diplômes fonctionnent mal, la Commission accélère le processus en passant par les qualifications. À l'avenir, un professionnel qui exerce dans un État membre devrait pouvoir le faire dans tous les autres », explique Étienne Lampert, de l'ordre des experts-comptables. Une possibilité offerte aux avocats étrangers qui, depuis le début de l'année, peuvent plaider dans l'Hexagone en s'inscrivant à l'un des 180 barreaux. Avec la perspective, au bout de trois ans, de se prévaloir du titre français.

L'écueil de la reconnaissance des diplômes

Du côté des professions libérales, on scrute d'un œil inquiet les articles 10 à 14 du projet de directive qui traitent du « régime général de reconnaissance des titres de formation ». Normal, quoi de commun entre un géomètre italien (bac + 3) et son homologue français (bac + 7) ? Ou entre un optométriste anglais (bac + 4), qui pratique l'examen de la vue et délivre les lunettes, et l'ophtalmo hexagonal ? Le projet fait peur aux professions dont les études sont les plus longues, car il classe dans la même catégorie toutes les formations supérieures d'au moins quatre ans. « Le risque est de tirer les professions vers le bas », explique Serge Garrigou, président de l'Union nationale des géomètres experts. « On ne peut pas exclure des stratégies de contournement, avec des jeunes passant leur diplôme dans un pays moins exigeant pour s'installer ensuite dans un autre », complète Étienne Lampert. Autre motif d'inquiétude, le chapitre traitant de la libre prestation de services transfrontalière, qui permettra à tout libéral d'exercer librement dans un autre État membre dans la limite de seize semaines par an. Impossible à contrôler. « Aucune administration ne peut gérer ce type de problème. Que fait-on de celui qui reste une dix-septième semaine ? On le renvoie ? » s'interroge Bernard Ogé, de l'Union des architectes.

Les professions libérales sont aussi dans la ligne de mire des services de Mario Monti, qui voit d'un mauvais œil certaines de leurs pratiques : prix imposés ou recommandés, interdiction de recourir à la publicité, restrictions d'accès, tâches réservées, etc. Des règles dont Bruxelles soupçonne qu'elles masquent des ententes anticoncurrentielles. Pour l'instant, la Commission s'en tient à inviter les États membres, les professions libérales et leurs organes de régulation à revoir ou à supprimer les restrictions injustifiées. « Mario Monti a renoncé à casser les ordres professionnels, mais pas à contrôler ce qu'ils font », précise Robert Collin, de la Confédération nationale des avocats. Gare à ceux qui feront preuve de mauvaise volonté !…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux