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Vie des entreprises

On brade le social chez les champions du « low cost »

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.03.2004 | Frédéric Rey

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On brade le social chez les champions du « low cost »

Crédit photo Frédéric Rey

ED, EasyJet, Maxi Livres… commerce ou services, les discounters ont le vent en poupe. Mais ce « toujours moins cher » pour le consommateur a un prix pour le salarié. Effectif réduit au minimum, salaires au plancher, promotions inexistantes sont la règle, même si des enseignes comme Brico Dépôt sortent du lot.

Une location de voiture à 9 euros la journée, une chambre d'hôtel pour 20 euros, une paire de lunettes à 49 euros, une culotte à 50 centimes… Le « toujours moins cher » a envahi le quotidien du consommateur jusque dans les salles obscures. Présent dans le transport aérien, EasyJet a lancé en 2003, dans le nord de l'Angleterre, le Tati du cinéma à un prix défiant toute concurrence : 0,70 euro la séance ! Le modèle du discount ou low cost ne cesse de se développer, même dans des secteurs où il existait une forte concurrence.

Dans la distribution alimentaire, la part du hard discount est passée de 9 % en 1999 à 11,9 % en 2003. Selon une étude de TNS Secodip, Aldi a ouvert 66 magasins, Netto 81, Lidl 97, Leader Price 20 et ED 34. Et cette progression est loin de se ralentir. En Allemagne, le hard discount occupe 30 % des parts de marché. « Le potentiel de développement est encore très important, souligne Philippe Moati, du Credoc, d'autant que le discount n'attire plus seulement les personnes ayant un faible pouvoir d'achat, mais de plus en plus les classes moyennes, voire plus aisées. » ED (Épicier discount), appartenant au groupe Carrefour, ouvre par exemple entre 30 et 50 magasins par an. Ces hard discounters ne poussent plus seulement dans les banlieues déshéritées, mais de plus en plus dans les centres urbains et les quartiers huppés.

Si le porte-monnaie du consommateur est épargné, c'est au prix d'une recherche permanente d'économies. Chez EasyCinema, outre-Manche, les guichetiers ont été remplacés par des caisses automatiques. Pas de service à bord gratuit dans les vols d'EasyJet. C'est au consommateur de payer son jus d'orange et son paquet de cacahuètes, ce qui a l'avantage de limiter aussi les opérations de nettoyage entre chaque vol. Dans le commerce alimentaire, l'austérité des épiceries ED ou Leader Price ferait presque passer les anciens magasins d'État soviétiques pour Harrods. Quant à EasyCar, la marque discount de location de véhicules lancée par EasyJet, il n'a carrément pas prévu de locaux pour son personnel. « Notre bureau était installé dans une camionnette garée sur un parking de Montparnasse, raconte un ancien salarié d'une agence parisienne qui a démissionné. C'est dans ce véhicule au confort plus que rudimentaire que nous préparions les contrats pour les clients. Nous n'avions ni vestiaire, ni sanitaires, ni même de point d'eau, alors que nous devions entre chaque location vérifier le bon état de marche de la voiture et la nettoyer. »

« Il n'y a pas de secret, souligne Patrick Ertz, secrétaire général de la Fédération CFTC du commerce. Une des premières façons de sabrer dans les coûts passe par un examen drastique de la ligne frais de personnel. » Pour cela, les discounters suppriment le maximum de services ou remplacent l'homme par la technologie, à l'instar des hôtels Formule 1 où tout est automatisé. Chez le transporteur aérien Easy-Jet, de la réservation du billet jusqu'aux réclamations, toutes les opérations se font par Internet sans qu'il soit nécessaire d'émettre le moindre bout de papier. Pour avoir un premier contact humain avec un représentant d'EasyJet, il faut attendre le moment de l'embarquement à l'aéroport. Et gare aux apparences ! S'ils arborent les couleurs orangées de la compagnie, les personnels au sol ne sont pas directement employés par EasyJet ; ils sont tous salariés d'un sous-traitant. Hormis une directrice commerciale qui partage son temps entre Nice et Luton, en Grande-Bretagne, où se trouve le siège de la compagnie, EasyJet ne possède ni personnel ni bureaux sur le sol français.

Moitié moins de personnel

Dans le commerce, les discounters fonctionnent avec 40 à 50 % de personnel en moins par rapport aux enseignes traditionnelles. Brico Dépôt, la filiale discount de Castorama, n'a plus que trois types de métiers : vendeur, responsable de rayon et chef de secteur. « Nous avons supprimé certains niveaux hiérarchiques comme le chef de sous-rayon, qui continue d'exister dans les magasins Castorama, explique Jean-François Spicher, directeur des ressources humaines de Brico Dépôt. Nous ne pouvons pas batailler sur les prix sans avoir des coûts de fonctionnement inférieurs au commerce traditionnel. » Supprimés, aussi, l'après-vente, la livraison ou la comptabilité. Le discount a également pour conséquence d'appauvrir le contenu des métiers. « J'attends de mes chefs de secteur qu'ils se préoccupent uniquement de prix de vente, précise ce DRH, et certainement pas de réaliser des études de marché ou de marketing. Cela ne correspond pas à notre concept commercial. »

Chez le libraire discounteur Maxi Livres, les responsables de magasin ont perdu beaucoup d'autonomie. « En voulant rendre les beaux livres accessibles au plus grand nombre, les fondateurs avaient eu une idée de génie, raconte Latifa Abed, déléguée CGT, entrée en 1989 comme vendeuse avant de devenir responsable de magasin. Mais, depuis que nous avons été rachetés par le groupe Omnium, l'état d'esprit a changé. Un responsable pouvait auparavant acheter les bouquins de son choix, en recommander certains à nos habitués comme dans une librairie de quartier. Aujourd'hui, c'est fini, tout a été centralisé et standardisé, nous n'avons même plus la liberté de choisir nos livres. »

Pour le hard discount alimentaire, la vente personnalisée ou le conseil à la clientèle est le cadet des soucis. Dans les supérettes parisiennes de ED, il suffit de quatre à six personnes pour faire fonctionner un magasin : un responsable, un ou deux adjoints et deux ou trois caissières selon la taille de la surface de vente. « Avec un statut d'agent de maîtrise, explique Charles Dassonville, de la Fédération CGT du commerce, le responsable doit manager l'équipe, mais il lui arrive aussi très fréquemment de donner un coup de main à la caisse en cas d'affluence, de décharger les palettes de livraison, de s'occuper de la mise en rayons et de passer la serpillière entre les rayons. »

Seul dans le magasin
Le premier contact avec un représentant d'EasyJet n'a lieu qu'à l'embarquement, mais le personnel au sol est salarié d'un sous-traitant.FOURMY/REA

La polyvalence est aussi la norme chez Maxi Livres où, dans ses attributions, le responsable dirige son équipe de deux vendeurs mais s'occupe aussi de l'accueil, du merchandising, sans oublier le nettoyage des locaux. « Nos ratios de rentabilité ne nous permettent pas d'embaucher plus de trois personnes pour une unité de taille moyenne », justifie Mary Redlinger, directrice des ressources humaines de cette entreprise. Le sort des gérants salariés d'une Halle aux chaussures, propriété du groupe Vivarte, n'est guère différent. Chaque magasin compte trois ou quatre personnes maximum : un cadre, ainsi que deux ou trois employés embauchés à temps partiel de vingt à vingt-cinq heures pour une amplitude d'ouverture hebdomadaire de cinquante-quatre heures. « Il arrive qu'on se retrouve seul dans le magasin, rapporte Philippe Koslowksi, délégué CFTC et responsable d'une boutique dans le Nord. Il est impossible alors de s'absenter pour aller aux toilettes, sinon on risque des vols. D'autant que, par souci d'économies, les emplois de vigile sont limités à certains magasins situés dans les quartiers les plus défavorisés. »

Cette politique très restrictive en matière d'emplois prive en outre les salariés de possibilités d'évolution. Chez Brico Dépôt, où il n'existe plus que trois niveaux de postes, seul le développement de l'enseigne permet d'offrir des promotions au personnel. « Depuis dix ans, nous ouvrons huit magasins par an et commençons à nous implanter en Espagne, souligne le DRH, Jean-François Spicher. Les opportunités de monter dans la hiérarchie existent, mais cela implique de devoir changer de région. » À La Halle aux chaussures, les syndicats réclament l'ouverture de négociations sur une grille de classifications et de qualifications. « Les salariés n'ont aucune perspective d'évolution, regrette Karim Cheboub, secrétaire du comité d'entreprise de La Halle, il n'existe même pas de possibilité de mobilité dans une autre enseigne du groupe Vivarte, comme La Halle aux vêtements ou Minelli-Orcade. Tout est cloisonné. »

Le smic reste la norme

Chez Maxi Livres, une enquête interne a révélé de fortes attentes des salariés sur les possibilités d'avancement et de promotion. 71,3 % des personnes qui ont répondu estiment qu'elles sont insuffisantes. « Nous allons élaborer des fiches de métiers plus claires sur les emplois de responsable de magasin et de vendeur, précise la DRH Mary Redlinger, car, pour l'instant, les différences restent trop floues. » Maxi Livres a également entrepris une politique de revalorisation salariale pour tenter de fidéliser son personnel. Le taux de turnover est de 22 % et l'absentéisme suffisamment important pour justifier un volant permanent de 150 CDD alors que l'effectif global est de 500 salariés. « Notre grille salariale doit être plus motivante, poursuit la DRH, mais nos marges de manœuvre ne sont pas élastiques. »

Chiches sur l'emploi, les discounters le sont aussi sur les salaires : le smic reste généralement la norme. Gérant salarié d'une Halle aux chaussures, Philippe Koslowksi gagne 992 euros net par mois. « Nous n'avons pas d'avantages particuliers comme le treizième mois, précise ce syndicaliste, il existe bien des primes d'objectif, mais seuls les bons magasins peuvent espérer en voir la couleur. Au cours des deux années précédentes je n'ai touché que 60 euros. » Émile, responsable d'un magasin ED en région parisienne, gagne 1 300 euros net. « Ce qui correspond chez Carrefour au salaire d'une caissière avec quelques années d'ancienneté », souligne Serge Corfa, délégué syndical central de Carrefour. Dans les grands groupes de la distribution, il existe un gap entre les avantages des salariés des magasins traditionnels et ceux des enseignes discount.

Une étude du cabinet Secafi Alpha montre que les frais de personnel dans le commerce alimentaire du hard discount avoisinent les 6 % alors qu'ils varient entre 8 et 10 % dans un supermarché ou un hyper. « Nous avons un accord d'entreprise, poursuit le syndicaliste, alors que le personnel de la filiale ED n'a droit qu'aux dispositions prévues par la convention collective. » Résultat : le salaire horaire d'une caissière de Carrefour est de 7,69 euros, tandis que sa collègue de ED gagne 12 centimes de moins. « Avec tous les éléments annexes au salaire, l'écart de rémunération peut atteindre au total 20 % », estime même Charles Dassonville, de la Fédération CGT du commerce.

Mêmes disparités chez Leader Price, détenu à 70 % par Casino. « Sur la prévoyance, la participation, l'intéressement, les œuvres sociales du comité d'entreprise, nous avons plus que ce que prévoit le Code du travail ou la convention collective, alors que Leader Price se contente systématiquement de s'aligner sur le minimum, dénonce Jean-Louis Boulin, délégué syndical CFDT du groupe Casino. Les discounteurs finissent par tirer tout le secteur vers le bas. » Un sujet qui embarrasse fort les directions de ces grands distributeurs qui ont opté pour le silence radio.

Un turnover ramené de 30 à 14 %

Pourtant, dans cet univers qui ne jure que par les économies, certaines enseignes tirent leur épingle du jeu. La Société générale d'optique, spécialiste des lunettes à bas prix, a, entre 2000 et 2003, ramené son turnover de 30 à 14 %, un taux plutôt bas dans le monde de la distribution. L'entreprise, appartenant au groupe GrandVision, a saisi l'occasion de la loi sur les 35 heures pour satisfaire l'aspiration à plus de temps libre. « Nous sommes passés à quatre jours de travail hebdomadaire, explique le directeur général, Jean-Michel Bignonneau, ce qui a représenté une avancée importante pour notre personnel, essentiellement composé de jeunes femmes. » L'entreprise vient de mettre en place un régime de prévoyance et étudie maintenant la possibilité d'instaurer des titres-restaurants.

À la différence du hard discount alimentaire, la Générale d'optique recrute du personnel qualifié sur un marché de l'emploi – celui de l'optique – plutôt tendu. Autre exemple, Brico Dépôt, qui connaît depuis dix ans un véritable succès commercial. En serrant au maximum les coûts, les primes de participation et d'intéressement ont fini par grimper en flèche pour atteindre trois mois de salaire. Les salariés de Brico Dépôt feraient même des envieux parmi leurs collègues de Castorama, même s'ils sont conscients que cette croissance échevelée finira bien un jour par s'essouffler.

Ryanair dans le collimateur des syndicats européens

Turbulences pour Ryanair. La Commission européenne a condamné la compagnie aérienne « low cost » à rembourser une partie des aides qui avaient été versées par l'aéroport de Charleroi, en Belgique.

Mais l'entreprise irlandaise va devoir aussi répondre devant le tribunal du travail de cette même ville du licenciement de trois de ses salariés qui travaillaient depuis la Belgique. « À travers ce procès, explique François Ballestero, secrétaire politique de la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF), nous voulons dénoncer les nombreuses dérives sociales dont la compagnie s'est rendue coupable. » Ryanair offre à son personnel navigant des contrats de travail irlandais, ce qui lui permet d'échapper au droit national des pays dans lesquels il engage son personnel. Et les différences entre le droit du travail irlandais et les autres législations ne sont pas négligeables. La période d'essai, par exemple, est de six mois en Belgique, mais d'un an en Irlande. « Nous constatons d'importants écarts, note François Ballestero. La Commission européenne doit prendre des mesures pour éviter ces pratiques de dumping social. Nous souhaiterions notamment qu'elle adopte une directive qui forcerait les entreprises à appliquer le droit du travail du pays dans lequel le salarié accomplit son travail, et cela même en cas de détachement à titre temporaire. » Les syndicats européens accusent également la compagnie d'antisyndicalisme : « Le taux de syndicalisation est anormalement faible pour une compagnie aérienne », observe François Ballestero. La direction souligne que les salariés ne sont pas demandeurs et dénonce ce faux procès. Ryanair se targue même d'envoyer une carte de vœux à l'occasion de l'anniversaire de chacun de ses salariés et de leurs enfants…

Auteur

  • Frédéric Rey