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Ces entreprises qui osent s'implanter au cœur des cités

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.03.2004 | Frédéric Saliba

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Ces entreprises qui osent s'implanter au cœur des cités

Crédit photo Frédéric Saliba

Relancées l'été dernier, les zones franches urbaines ont attiré 12 000 sociétés dans les quartiers déshérités. Les avantages fiscaux sont alléchants, mais l'implantation sur le terrain délicate. Et pas seulement pour les salariés transférés. L'exigence de recrutements locaux oblige les entreprises à adapter leur management et à tisser des liens avec la population.

Des bureaux, un supermarché, un tabac, une pharmacie… En dépit de sa réputation, Le Val-Fourré, à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, n'a rien d'un quartier fantôme. En bordure de cette cité classée sensible, un parc d'activités tout juste sorti de terre s'étale sur 10 hectares. Un peu plus loin, le long de la voie ferrée, un centre d'affaires de 1 800 mètres carrés a surgi à l'emplacement d'anciennes tours aujourd'hui démolies. « Quel contraste avec la cité-dortoir au taux de chômage galopant des années 90 ! » se félicite Fabrice Amic, chargé de mission à l'Établissement public d'aménagement de Mantes-Seine-Aval. Depuis, 240 entreprises se sont laissé séduire par les avantages fiscaux de cette zone franche urbaine (ZFU), l'une des 44 du genre créées par le gouvernement Juppé en 1996 pour désenclaver les banlieues.

Si l'on en croit le rapport du sénateur Pierre André présenté en juillet 2002, le pari est gagné : quelque 12 000 entreprises se sont implantées entre 1997 et 2002, créant ou transférant 46 000 emplois. Au point qu'en 2003 Jean-Louis Borloo a reconduit le programme existant. Le ministre délégué à la Ville a même lancé 41 nouvelles zones franches urbaines, le 1er janvier dernier, à Blois, Grenoble ou Saint-Nazaire. « Une aubaine, à condition de s'adapter à une population et à un quartier défavorisés », observe Frédéric Laschon, gérant d'Omnigraph, une agence de marquage publicitaire présente depuis près de trois ans au Val-Fourré. Car gérer l'insécurité et le manque de qualification, voire l'incivilité de la main-d'œuvre locale, ne s'apprend pas dans les manuels de management.

Financièrement, la formule est alléchante. Pas d'impôt, pas de taxe professionnelle ni foncière pendant cinq ans. Mieux : les sociétés ne paient aucune charge patronale si elles consacrent une partie de leurs embauches aux habitants de la zone franche (voir encadré, page 58). Des avantages uniquement réservés aux PME de moins de 50 salariés, aux commerçants et aux professions libérales. Mais, de McDonald's à AOL, de Mitsubishi à Auchan, des grands groupes ont été aussi séduits par le prix des loyers, les surfaces accessibles et la main-d'œuvre disponible. D'autant que l'État assure le retour en force des services publics. En mars 2002, il a cofinancé une nouvelle enveloppe de 60 millions d'euros sur cinq ans pour la création et la rénovation de 100 bureaux de poste dans les quartiers sensibles. Les CAF, la Sécu et les missions locales ont vu leurs effectifs renforcés. Même EDF-GDF a signé en 2001 une convention avec l'État prévoyant l'ouverture d'une cinquantaine d'agences à proximité des cités. Sans oublier les milliards d'euros investis dans l'urbanisme.

Une belle opportunité pour les employeurs, sans aucun doute. Pour les salariés délocalisés avec leur entreprise, c'est moins évident. En 2001, la nouvelle du déménagement de l'entreprise Demazel, grossiste en peinture, de Saint-Germain-en-Laye au Val-Fourré a fait l'effet d'une bombe chez les 47 employés. « Un reportage télévisé venait tout juste de présenter l'endroit comme un vrai coupe-gorge », raconte Delphine Gueguen, une assistante de direction.

Grilles et système d'alarme

Pour rassurer ses ouailles, Éric Demazel a dû surmonter les idées reçues. « Les cités pâtissent plus d'un sentiment d'insécurité que de l'insécurité elle-même. J'ai donc organisé des visites du site pour que les salariés se rendent compte que leurs craintes n'étaient pas fondées », explique-t-il. Un système d'alarme sophistiqué, des grilles métalliques de plus de 3 mètres autour du parking et des horaires adaptés ont néanmoins été nécessaires pour obtenir l'approbation des vendeurs concernés. Des dépenses supplémentaires de surveillance et de gardiennage auxquelles le Fonds de revitalisation économique des entreprises participe à hauteur de 1 540 euros par an.

Même souci au Bricomarché de Meaux, déplacé, début 2002, d'à peine 500 mètres pour bénéficier du dispositif ZFU. « Il a fallu promettre à mes 20 salariés un vigile supplémentaire, un système de vidéo surveillance, une salle de repos plus spacieuse et une prime. Mais l'élément clé a été le message sur notre rôle social », précise Yvon Vogel, dirigeant du Bricomarché. Ce chef d'entreprise, également président du club de rugby local, se félicite de ce transfert : il a doublé son chiffre d'affaires.

Dans les grands groupes, les salariés ont aussi du mal à avaler la pilule. DRH France d'AON, une compagnie d'assurances américaine, Michel Moutin avait tout prévu pour convaincre les salariés du service clientèle de quitter le siège de Levallois-Perret pour… les quartiers nord de Marseille. Mi-2001, il présente aux syndicats un programme d'incitations alléchantes. Une enveloppe de plusieurs millions d'euros permet de financer une belle prime de rideaux, six mois de loyer et le reclassement sur place du conjoint. « Malgré cela, les salariés l'ont mal vécu », reconnaît-il aujourd'hui. Sur 130 gestionnaires concernés, à peine une trentaine ont accepté le transfert. Les autres ont été licenciés ou sont partis en préretraite. Trois salariés ont même saisi les prud'hommes.

Un coup dur pour la société d'assurance, d'autant que l'embauche locale n'est pas des plus faciles. « Les principaux viviers de personnes employables sont vite épuisés. Un paradoxe quand le taux de chômage avoisine les 20 % », commente Maurice Bataille, à la Direction du développement économique de la communauté urbaine de Marseille, qui a accueilli plus de 1 300 entreprises dans sa zone franche. C'est pourquoi il se félicite de la décision du gouvernement Raffarin d'assouplir la clause imposant aux entreprises de réserver 20 % des embauches aux habitants du quartier. Depuis le 1er janvier 2003, l'obligation porte sur un tiers des salariés, mais sur un bassin d'emploi élargi, correspondant à une « zone urbaine sensible (ZUS) ».

Les aptitudes avant le diplôme
Au Bricomarché de Meaux, Yvon Vogel a renforcé la sécurité mais a aussi mis en avant le rôle social de l'entreprise pour emporter l'adhésion.FRANCK FERVILLE

Pour trouver la main-d'œuvre adéquate, le service clientèle d'AOL, implanté à Marseille en août 2001, a adapté ses méthodes de recrutement. « En partenariat avec l'ANPE, nous avons opté pour un nouveau mode de sélection de nos conseillers clientèle. Face à une majorité de candidats dépourvus de diplôme ou d'expérience, nous privilégions les aptitudes personnelles à partir de mises en situation sur le terrain », explique Laure Ducottet, DRH de la division, qui a embauché 500 personnes en CDI, dont 20 % issus des quartiers nord. Le recrutement est plus délicat lorsqu'il s'agit de PME. « Pourtant, nous avons l'obligation de recruter, sous peine de perdre l'exonération des charges sociales », déplore Armelle Levy, vice-présidente de l'association des entrepreneurs de Vaulx-en-Velin, près de Lyon.

Cette dirigeante de Web-M, une société spécialisée dans la création de sites Internet qui comprend neuf salariés, incrimine les services de l'emploi : « Les agences de l'ANPE ne sont pas assez adaptées aux spécificités des ZFU. Elles se répartissent selon les secteurs d'activité aux quatre coins de la ville. D'où des problèmes de communication entre les conseillers, les candidats et les recruteurs. » Les 200 chefs d'entreprise de son association ont donc pris les choses en main. Une commission emploi se charge d'informer le service public de l'emploi des besoins locaux. Des rencontres avec les demandeurs sont organisées, des liens tissés avec les écoles professionnelles et les associations.

Si le constructeur de machines industrielles High Tech Productique, installé dans la zone franche de Mulhouse, a pu trouver 7 de ses 35 salariés grâce à la cooptation, Michèle Kippelen, sa responsable administrative, s'inquiète du comportement des nouvelles recrues. « Une secrétaire vient de nous quitter sans même prévenir. » Absentéisme, dérapages verbaux, vandalisme… certains employeurs se plaignent ouvertement de l'attitude de leurs salariés. Arrivé en 1999 dans l'hôtel d'entreprises Descartes, aux Mureaux, Éric Maison, gérant de la société de nettoyage Datalab, n'embauche plus dans la ZFU, malgré la perte des avantages fiscaux. « J'ai voulu faire travailler une vingtaine de jeunes de la cité. Très vite, la situation est devenue ingérable face à des individus qui peuvent devenir violents si leur salaire ou leur évolution de carrière ne les satisfont pas. Deux chefs d'équipe ont même démissionné par peur des représailles. Nous ne sommes pas des éducateurs ! » s'offusque-t-il. Sans parler de la mauvaise image auprès des clients. À la suite de vols, Datalab a perdu plusieurs gros contrats, dont l'un avec un ministère.

Une forte culture d'opposition

Un cas extrême, selon Hassan Bouod, président de l'association des entrepreneurs de la ZFU de Marseille, qui reconnaît néanmoins que ces jeunes nécessitent un mode de management spécifique. « Beaucoup n'ont jamais travaillé. Leur comportement est décalé, avec une forte culture d'opposition à la hiérarchie », constate le patron de la boucherie industrielle Bouod & Cie, qui emploie une centaine de salariés, dont 35 habitants de la ZFU. Pour lui, les managers doivent être sensibilisés aux phénomènes d'exclusion et de petite délinquance. « Il s'agit de vite recadrer les conduites déviantes avec des références sociales claires. Des félicitations régulières sont aussi indispensables pour motiver ces jeunes, très sensibles à la reconnaissance de leur travail. » Une sorte de coaching permanent qui réclame du temps, voire de l'argent. Autre particularité, « les syndicats n'intéressent pas ces jeunes, qui privilégient les rapports directs avec les chefs d'équipe, confie un DRH. À eux de faire remonter les informations pour ne jamais laisser une situation dégénérer. Il s'agit aussi de disposer de locaux appropriés et d'offrir des perspectives concrètes d'évolution à des salariés qui ne font pas confiance à l'entreprise ».

Les conditions de travail dans ces sociétés qui ont fait le pari de s'installer en zone franche urbaine sont plus ou moins difficiles. Pas de problème pour les zones d'activités, souvent protégées par de hautes grilles. Mais c'est plus dur pour les commerçants installés au pied des immeubles. « Boîtes aux lettres éventrées, déchets, trafics en tout genre devant les vitrines… », énumère Stéphane Glangeaud, un pharmacien qui préside l'association des commerçants de la ZFU des Mureaux. Pour François Débotte, photographe dans la zone franche de Lille, « des efforts restent à faire sur la mixité sociale des quartiers, car les deux populations [des salariés délocalisés et des habitants] se croisent mais ne se rencontrent pas ».

Pas de barbelés

Grosse pression, aussi, pour les fonctionnaires, qui sont aux premières loges dans ces quartiers difficiles. Afin de tenir le coup, les agents des services publics sont formés à la gestion du stress et des conflits par des stages sur le terrain, avec des médiateurs locaux. « Avant l'ouverture de trois agences au Val-Fourré, aux Mureaux et à Creil, nous avons commandé une étude à une sociologue pour comprendre les différents profils des populations qui composent notre clientèle », explique Thierry Chevallier, chef de projet villes d'EDF-GDF dans les Yvelines. Les partenariats avec la police et les pompiers ont aussi été renforcés.

La Poste va jusqu'à offrir un régime de faveur aux salariés affectés en ZFU. « Il était primordial de comprendre les difficultés de nos agents dans ces quartiers », justifie Raymond Llanes, directeur des relations sociales de l'entreprise publique. En 1998, une convention signée avec l'État a reconnu le travail particulier des 25 000 postiers basés dans les territoires prioritaires des contrats de ville. Au programme : évolution de carrière accélérée, formations spécialisées, statut prioritaire dans les logements sociaux et cellule d'assistance psychologique. Sans parler de l'embauche de 320 facilitateurs et de 200 interprètes qui assistent les facteurs et les guichetiers.

Pour les chefs d'entreprise, la solution réside dans le dialogue avec les habitants. « Si nous ne voulons pas travailler derrière des barbelés, nous devons tisser des liens avec la population », note Xavier Crépelle, vice-président d'Objectif Sud. Cette association des entrepreneurs de la ZFU de Lille a embauché un animateur chargé de faire le pont entre les jeunes du quartier et les entreprises. Un travail de proximité qui passe par la diffusion des offres d'emploi, l'organisation de tournois de football ou de barbecues dans la cité. Mais Xavier Crépelle constate que des fractures demeurent. Si les zones franches remplissent leur mission d'intégration par le travail, le chômage, avec ses lourdes conséquences sociales, est loin d'être éradiqué dans les quartiers sensibles.

Sous l'œil de l'Urssaf

Après le tollé provoqué par les abus de certains entrepreneurs se servant des ZFU comme d'une simple « boîte aux lettres », l'administration a renforcé ses contrôles. En 2000, 687 entreprises ont fait l'objet d'un redressement. Mais les interprétations de la loi divergent entre l'Urssaf et les employeurs.

Selon les textes, un patron doit respecter les quotas de recrutement local et faire travailler ses salariés sur la zone pour avoir droit aux exonérations sociales. Gérant de FIR Développement, entreprise de BTP des Mureaux, Jacques Letort ne l'entend pas ainsi : « Je suis convoqué au tribunal parce que mes 12 salariés n'ont pas passé assez de temps sur place.

Mais dans le bâtiment, une fois que les appartements du voisinage ont été rénovés, il faut bien travailler ailleurs », déplore-t-il, avant de préciser qu'il risque de devoir rembourser à l'Urssaf plus de 300 000 euros.

Du BTP au nettoyage, des SSII aux transports, d'autres sociétés vivent ce paradoxe. « Leur secteur d'activité ne correspond pas toujours aux règles de la ZFU. Mais, en face, les contrôleurs de l'Urssaf ont eu parfois une interprétation très restrictive de la loi », analyse Francis Coisne. Ce responsable des relations avec les entreprises à l'Urssaf de Lille constate, malgré tout, des améliorations depuis que le gouvernement a clarifié et assoupli le dispositif en août 2003. Les salariés des sociétés de transports sont désormais exclus des programmes d'exonérations. Les autres doivent pouvoir justifier d'une activité au moins logistique dans la zone. Quant à la clause de 20 % d'embauches réservées aux habitants des ZFU, elle a été élargie depuis le 1er janvier 2003.

En outre, les entreprises disposent maintenant d'une sortie progressive au terme des cinq années d'exonération à taux plein. Avec des avantages fiscaux dégressifs (60 %, 40 % puis 20 %) étalés sur trois ans pour les entreprises de plus de cinq salariés, neuf ans en dessous. Les TPE qui s'implanteront cette année dans les 85 ZFU seront donc aidées par l'État au moins jusqu'en… 2018 !

Auteur

  • Frédéric Saliba