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LES ÉLITES FONT DE LA RÉSISTANCE

Enquête | publié le : 01.03.2004 | Sandrine Foulon

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LES ÉLITES FONT DE LA RÉSISTANCE

Crédit photo Sandrine Foulon

Polytechnique, ENA, HEC… les profils des dirigeants se suivent et se ressemblent. L'esprit de corps, la reconnaissance entre pairs et une culture commune favorisent les recrutements standardisés. Réseaux et associations d'anciens font le reste.

« Né en 1953, CAP d'électromécanique, diplômé de l'Institut technique bancaire en cours du soir, le nouveau P-DG du CCF a pris ses fonctions le 1er mars. » Pas de danger de voir ce type d'annonce dans les carnets des journaux. Sans surprise, Charles-Henri Filippi, qui vient de prendre la tête du groupe bancaire, est énarque, inspecteur des finances, tout comme Charles de Croisset, son prédécesseur, et avant lui Michel Pébereau, de surcroît polytechnicien. Pour l'anecdote, ce dernier a laissé sa place à la direction opérationnelle de BNP Paribas – poste qu'il a occupé après le CCF – à Baudoin Prot, HEC, énarque et… inspecteur des finances. Dans les entreprises publiques, ex-nationalisées ou même privées, les comités de direction se suivent et se ressemblent. Particularité franco-française maintes fois dénoncée, la reproduction des élites décriée par Pierre Bourdieu n'est pas près de disparaître. Les postes réservés dans le public et la pantoufle, qui consiste à débaucher les élèves des grands corps d'État pour intégrer le privé, continuent de bien se porter.

La chaire Dirigeance d'entreprise présidée par Jérôme Duval-Hamel, DRH du groupe Cegetel-SFR, et dirigée par Frank Bournois, professeur à l'ESCP et directeur du Ciffop, s'est penchée en septembre dernier sur le profil des dirigeants exécutifs du CAC 40. Ses conclusions : en sus de fortes similitudes en termes d'âge, de sexe (les femmes ne représentent que 5 %), de nombre d'enfants (2,5 en moyenne, plus que la moyenne française) et même de nombre de langues parlées (tous parlent anglais mais pratiquement aucun ne maîtrise une autre langue), l'étude note la « grande homogénéité » du niveau de formation de ces hauts dirigeants. Un quart d'entre eux est issu de Polytechnique, un quart d'une autre école d'ingénieurs, un quart sort de HEC et le dernier quart est énarque… En dépit de quelques figures atypiques – Marie-Hélène Laimay, directrice financière de Sanofi-Synthelabo, est diplômée de l'ESC d'Amiens, Lindsay Owen-Jones, P-DG de L'Oréal, titulaire d'un bachelor of Arts d'Oxford… –, tout se passe comme si les boards pratiquaient le clonage. Un coup d'œil au « Guide des états-majors des grandes entreprises 2004 » (éditions Agefi) achève de convaincre. Hormis Patrick Ricard, l'icône des autodidactes, dont la formation ne figure même pas dans l'annuaire, et quelques perles rares, tous les sièges de P-DG sont occupés par des diplômés de grandes écoles. Serge Weinberg (PPR) et Louis Schweitzer (Renault) sont énarques, IEP Paris et licenciés en droit ; Guy Dollé (Arcelor) est X, tout comme Thierry Desmarest (Total), qui en plus affiche les Mines à son tableau d'honneur.

PSA affectionne les centraliens, EDF les X

« La seule nouveauté consiste à voir de plus en plus de postes de P-DG s'ouvrir aux anciens de HEC », constate Bénédicte Bertin-Mourot, chercheuse au CNRS, cofondatrice avec Michel Bauer de l'Observatoire des dirigeants au Laboratoire de sociologie du changement. À l'instar d'Henri Proglio (Veolia Environnement). La tyrannie de la formation initiale haut de gamme ne semble pas près de régresser. L'envolée du chômage l'a plutôt aggravée. « Si l'on y ajoute le fait que les diplômes ont été dévalorisés (le bac équivaut désormais à la maternelle), la pression sur les diplômes prestigieux est très forte. Et la cooptation se renforce… Mais ce système est improductif et contradictoire avec les nouvelles exigences prônées dans les groupes. On demande aux dirigeants d'être employables, de remettre en question tout ce qu'ils ont appris, alors qu'en pratique on baigne en plein conservatisme », poursuit Bénédicte Bertin-Mourot. Et si les entreprises rechignent à mettre en avant leurs bastions de diplômés, les salariés, eux, ne s'y trompent pas. Le bouche-à-oreille fonctionne bien : PSA affectionne les centraliens, EDF collectionne les X, tout comme France Télécom qui, jusqu'à l'arrivée de Thierry Breton (Supélec) et avant lui Michel Bon (ENA), a longtemps été structurée par les écoles d'application.

« Nous avions trouvé un très bon candidat, centralien, pour une grande banque nationalisée. Les entretiens étaient concluants, se souvient Romain Girard, consultant du cabinet de recrutement Progress. Mais il a fini par décliner l'offre, arguant qu'il n'y avait pas d'avenir pour lui dans un univers trusté par les X. » L'esprit de solidarité, la reconnaissance inter pares le partage d'un langage commun contribuent à perpétuer des recrutements standardisés. « Le diplôme est rassurant, renchérit Hervé Sérieyx, auteur des Jeunes et l'Entreprise : des noces ambiguës (éditions Eyrolles, 2002). Les entreprises continuent de privilégier les têtes bien pleines moins pour ce qu'elles ont appris que pour ce qu'elles représentent : elles connaissent les basiques et sont donc susceptibles d'évoluer et, ce qui est moins politiquement correct, elles garantissent, via leur diplôme, un certain niveau social. Enfin, en cas d'échec, chacun peut se renvoyer la balle, plaidant qu'il avait pourtant pris un X-Ponts… »

Des associations d'anciens très pros
JOCHEN GERNIER

Loin de péricliter, le système s'appuie sur des réseaux d'anciens de plus en plus professionnels. Signe des temps, l'association du groupe HEC a laissé tomber depuis janvier l'appellation anciens pour se rebaptiser association des « diplômés ». Dans un hôtel cossu de l'avenue Franklin-Roosevelt, à Paris, elle n'a plus rien d'une amicale d'anciens combattants. Treize salariés permanents proposent séminaires et batterie de tests aux adhérents (11 000 sur 23 000 diplômés). Alain Nebout, le directeur du département carrières, réfute l'esprit de corps et lui préfère l'esprit professionnel sur fond de camaraderie. « Nous ne sommes pas une agence de placement automatique. La philosophie de l'association serait plutôt : aide-toi et le réseau t'aidera. » Quelque 800 anciens sont reçus tous les ans pour des entretiens et diagnostics de carrière. L'association a mis sur pied un système de 350 parrains qui suivent leurs filleuls et les conseillent. Elle recueille également 4 000 offres d'emploi par an. « Moins qu'en 2000, où elles frôlaient les 6 000 ». Sans compter les mini-CV envoyés à 400 entreprises et recruteurs, les événements et autres forums carrières…

La palme du dynamisme revient pourtant à la Maison des Essec qui, avec ses 14 salariés et un budget de 4 millions d'euros, est devenue une véritable société de services. « Nous avons étoffé notre offre et adapté les produits aux différentes situations. Certains diplômés en rupture d'emploi ont besoin d'assistance plus lourde », explique Didier Désert, président de l'association. En marge des offres d'emploi (6 000 cette année, contre 10 000 il y a deux ans), des entretiens de carrière habituels gratuits, l'association a créé des groupes de recherche d'emploi, propose des bilans de compétences et des services d'outplacement dignes d'un cabinet mais à des tarifs nettement inférieurs. Sur le modèle du speed dating, l'Essec organise aussi des séances « argu flash » devant un parterre de DRH et de consultants pour apprendre aux candidats à se vendre. « On ne laisse pas un Essec sur le carreau » pourrait être la devise de la Maison des Essec.

Aux abords du jardin du Luxembourg, l'École des mines de Paris vise aussi à l'efficacité. Certes, avec ses quelque 5 000 anciens, elle est bien moins dotée que l'association des gadz'arts, les 28 000 anciens des Arts et Métiers, abritée dans l'hôtel d'Iéna, ou que la maison des X, sise dans l'hôtel de Poulpry. « Les services emplois-carrières des écoles suivent les évolutions du marché de l'emploi », souligne André Grandjean, le président de l'association des anciens. Avec les Mines de Saint-Étienne et de Nancy, Paris vient de mettre en place un système de correspondance entre anciens en activité et élèves. Et cela en fonction de critères d'âge et de secteurs d'activité. « Auparavant, les étudiants regardaient dans l'annuaire et appelaient éventuellement un ancien, pas nécessairement disponible. Aujourd'hui, ils expriment leurs souhaits et nous les mettons en relation avec la personne idoine. » Alain-Dominique Perrin, qui a racheté son école, l'EDC, n'occulte pas l'effet réseau. Au contraire. « Ce sont des mafias. On se reconnaît entre anciens et bien sûr on se favorise. Dès que j'en ai la possibilité, je n'hésite pas à recruter des EDC, explique le patron de la holding du luxe Richemont. Même si, évidemment, j'embauche aussi des Essec, des Edhec, des HEC… »

Seule solution pour favoriser le brassage des équipes : la concurrence des diplômes étrangers. Mais, malgré les fusions et la mondialisation, les entreprises françaises résistent. Les dirigeants étrangers sont peu présents dans les comités exécutifs, relève l'enquête de la chaire Dirigeance d'entreprise. Si 16 sociétés du CAC 40 en comptent plus de 21 % (EADS en recense 60 %, Aventis, 56 %), 24 sociétés sont en deçà. AGF, Lagardère, PSA, BNP, Vivendi sont à 100 % français. France Télécom compte un étranger sur dix-huit, PPR deux sur douze et Danone un sur neuf. « Accor compte seulement un dirigeant belge, alors que le groupe détient 3 800 hôtels dans 90 pays du monde et que son capital est détenu à 52 % par des investisseurs étrangers », relève l'étude. Quant aux incantations sur la nécessité de posséder une expérience internationale et de savoir jongler avec l'interculturel, elles restent vaines. Plus d'un dirigeant sur deux issus de l'ENA n'a jamais exercé à l'étranger.

Auteur

  • Sandrine Foulon