logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Tchuruk manage les troupes d'Alcatel à l'américaine

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.10.1999 | Thierry Roland

Ayant hérité, il y a cinq ans, d'un conglomérat industriel hexagonal, Serge Tchuruk a voulu en faire un groupe cohérent et beaucoup plus international. Une « high speed company », comme il surnomme Alcatel. Mais ce bouleversement n'est pas sans heurter des salariés à forte culture industrielle.

Jusqu'à ce funeste 17 septembre 1998, la carrière météorique de Serge Tchuruk n'avait rencontré aucun obstacle. C'est dire si, dans la mémoire du successeur d'Ambroise Roux et de Pierre Suard à la tête de la Compagnie générale d'électricité, devenue Alcatel, cette date restera celle d'un « jeudi noir ». Au cours d'une seule séance boursière, le titre Alcatel a perdu 38 %. Provoqué par une révision à la baisse des résultats prévus pour 1998, cet effondrement a déclenché un torrent d'analyses et de commentaires, les uns pointant un « coupable amateurisme en matière de communication financière », les autres soupçonnant, ce qui est plus grave, « d'importantes lacunes dans les processus internes d'information et de décision ». Serge Tchuruk était directement visé.

Un an plus tard, le cours de la valeur cotée en Bourse s'est nettement redressé, le P-DG d'Alcatel est en train de parachever le recentrage sur les télécoms du conglomérat industriel dont il a hérité il y a cinq ans, et les résultats 1998 révèlent une nette amélioration. Pour le Financial Times, qui avait pourtant été l'un des premiers à tirer sur l'ambulance l'année dernière, Serge Tchuruk est « à nouveau sur le chemin de la respectabilité ». Mais, pour l'intéressé, « les choses ne seront plus jamais comme avant, indique l'un de ses proches ». « C'est son premier et unique échec, qu'il a décidé d'assumer totalement, mais dont il ne s'est pas vraiment remis. »

De la part de l'un des tout premiers managers français, cette réaction peut paraître excessive. En réalité, elle est compréhensible. Ce polytechnicien, qui a bâti toute sa carrière en marge des réseaux d'influence, se veut le contraire des patrons de droit divin qui l'ont précédé. Sa gestion, ses méthodes, sa philosophie des affaires sont directement inspirés de l'univers anglo-saxon où il a effectué la majeure partie de son brillant parcours. Et voilà que d'un trait de plume il s'est fait exécuter sans jugement par ses grands actionnaires américains, le plus important d'entre eux, Fidelity, n'hésitant pas à « balancer » la moitié de ses actions ! Chez cet homme de 62 ans, la blessure est encore profonde.

Doté d'une forte personnalité et d'un caractère ombrageux, Serge Tchuruk impressionne. « Lorsqu'il prend la parole, les cadres qui l'entourent ont le petit doigt sur la couture du pantalon », constate Jean-Pierre Clavaud, le délégué central CGT d'Alcatel CIT. Son entourage a de bonnes raisons d'être inquiet. « S'il est contrarié, il peut devenir très cassant et très désagréable, voire partir dans des accès de colère froide dont je ne souhaite à personne d'être la cible », confie l'un de ses proches collaborateurs, avant d'ajouter que le P-DG d'Alcatel « ne déteste pas pratiquer la déstabilisation lorsqu'il la juge nécessaire ». Gérard Hauser, le patron de l'activité câbles et composants, le décrit pourtant comme un manager « d'humeur égale ». « Mais c'est vrai qu'il a horreur de l'improvisation, des analyses superficielles et de la dissimulation. » Quelques règles simples pour s'assurer d'un minimum de longévité rue La Boétie, au siège du groupe : connaître ses dossiers dans les moindres détails ; toujours présenter un choix d'options au « président », qui déteste se retrouver le dos au mur ; donner la priorité aux faits concrets ; pratiquer le franc-parler. Lorsque ces conditions sont respectées, le maître de la high speed company, comme il a lui-même baptisé son groupe, n'est pas le « tueur » que beaucoup décrivent.

1 S'APPUYER SUR UN ÉTAT-MAJOR RÉACTIF

Rue La Boétie, où travaillent moins de 700 salariés, le processus de décision est facilité par la minceur des effectifs du siège, pour un groupe de cette importance. « Souplesse » et « réactivité » sont les maîtres mots et s'appliquent en premier lieu aux instances dirigeantes. Serge Tchuruk pilote Alcatel avec un « premier cercle » d'une dizaine de hauts cadres, qui se voient très régulièrement et de manière informelle. Jean-Pierre Halbron, le directeur général adjoint du groupe chargé des finances, Caroline Mille, la directrice de la communication, et Jean-Paul Barth, l'éminence grise qui surveille de près tous les dossiers de restructuration, travaillent avec lui depuis plus de quinze ans.

Les autres membres de cette « garde prétorienne », qui a fait preuve d'une solidarité sans faille avec son leader lors du séisme boursier de 1998, sont Gérard Hauser, le patron des câbles et composants ; Jo Cornu, l'homme des télécoms, qui, à 65 ans, vient de prendre un peu de recul en devenant conseiller auprès de Serge Tchuruk pour le suivi des grands clients ; Franck Imbert, le grand argentier des télécoms ; enfin, Olivier Houssin, Julien De Wilde et Krish Prabhu, qui viennent tous les trois d'être intronisés au comité exécutif d'Alcatel Télécom, dont la nouvelle composition est entrée en vigueur au 1er octobre.

L'aversion du P-DG pour les structures pesantes et la bureaucratie est une bonne chose, mais certains semblent considérer qu'il en fait un peu trop. « Le premier niveau n'est pas assez musclé. On ne dirige pas un géant industriel de 120 000 personnes entouré d'une dizaine de fidèles, juge un analyste parisien qui préfère rester anonyme. Cette conception un peu particulière, assez opaque du leadership, a des conséquences négatives non seulement en termes de stratégie, mais aussi pour la gestion des ressources humaines. De nombreuses personnes dans le groupe ont l'impression que les décisions ayant un impact sur l'organisation, et donc sur le social, ne sont pas prises dans le cadre d'une véritable concertation. »

2 DIVISER POUR MIEUX RÉGNER SUR UN GROUPE ÉCLATÉ

D'un groupe disparate qui avait l'allure d'un conglomérat, Serge Tchuruk a cherché à faire une entreprise cohérente. À cette fin, il n'a pas hésité à céder pour 55 milliards de francs d'actifs entre 1995 et 1998, en se dégageant progressivement des médias (Générale occidentale), de l'énergie (GEC Alsthom), de l'ingénierie (Cegelec), et tout récemment du nucléaire (Framatome). En parallèle, pour tenir compte de la mondialisation et de la segmentation toujours plus complexe du secteur des télécoms (communications mobiles, transport de données, réseaux, etc.), le P-DG a réorganisé le groupe de façon matricielle, en créant des unités opérationnelles croisées avec les entités juridiques des différents pays. C'est ce qui lui a permis de casser les baronnies héritées de son prédécesseur, Pierre Suard. Mais l'autre conséquence a été le morcellement juridique du groupe, qui a fortement diminué l'influence des syndicats.

« Le départ de Cegelec et de GEC Alsthom, qui étaient les entités possédant la plus forte culture syndicale, a fait tomber le taux de syndicalisation de 9 à 5 %, déplore Jean-Pierre Clavaud, le délégué central CGT d'Alcatel CIT. Résultat : le dialogue social est quasiment inexistant dans le groupe. Les discussions portent sur ce qui a déjà été décidé, il n'y a pas de véritable concertation préalable. » Cette opinion est largement partagée par Pierre Chanson, délégué central CFDT d'Alcatel CIT et secrétaire du comité d'entreprise depuis dix-huit ans : « Il est aujourd'hui très difficile, voire impossible, de concevoir une politique sociale concernant l'ensemble de ce groupe en état de mutation permanente. Nous sommes censés négocier au niveau des entités, mais c'est bien le siège qui détermine la stratégie d'ensemble du groupe. Et si l'on s'adresse à la Rue La Boétie, on nous répond que nous nous sommes trompés d'interlocuteurs. Les salariés peuvent se trouver dans une même unité opérationnelle sans être dans la même entité juridique, par conséquent sans pouvoir agir au sein d'un même comité d'entreprise. C'est la tactique du diviser pour mieux régner, mise en œuvre avec brio par la direction générale. »

Malgré tout, la CFDT parvient tant bien que mal à élaborer des positions communes grâce à Inter CFDT Alcatel France, une organisation créée du temps de Pierre Suard pour chapeauter l'ensemble des troupes cédétistes dans les filiales françaises du groupe, qui pèsent entre 40 et 45 % des voix aux élections professionnelles (contre 35 % à la CGT et 15 % à la CGC, la CFTC et FO étant très peu représentées chez Alcatel). Paradoxe : la direction générale d'Alcatel ne reconnaît même pas l'existence de cette organisation, qui est pourtant le seul interlocuteur de la fédération CFDT du secteur. Pour les syndicats, Serge Tchuruk est un patron quelque peu insaisissable, même s'il évite soigneusement les faux pas. « Il respecte scrupuleusement les obligations légales, admet Pierre Chanson. Nous le rencontrons cinq ou six fois par an à l'occasion des réunions officielles, comme celles du comité de groupe France ou du comité de groupe européen. Il se montre courtois, affable et ouvert à la discussion. Mais il ne prend jamais l'initiative d'une rencontre, pas plus que Pierre Le Roux, le DRH du groupe. »

Les proches collaborateurs de Serge Tchuruk ont une autre vision des choses. « En ce qui concerne le dialogue social, je l'ai toujours vu appliquer la même recette : respect des partenaires ; explications données en amont ; cohérence entre la communication et la réalité de l'entreprise ; enfin, mise en œuvre de plans dont on n'a pas à rougir socialement lorsque les restructurations s'imposent », témoigne Caroline Mille, la directrice de la communication. Arrivé plus récemment, Gérard Hauser, le patron de la division câbles et composants, estime lui aussi que, « d'un point de vue social, Serge Tchuruk a le souci de faire les choses correctement ». « Le groupe a connu de nombreux programmes de restructuration, mais, pour autant, il n'est pas question que les gens soient mis au courant d'une fermeture d'usine par voie de presse. Il est très accessible et il aime parler avec les syndicats, auxquels il donne les mêmes explications sur la marche du groupe qu'à ses cadres dirigeants ou au marché. » Pierre Le Roux, le DRH, ne nie pas les conséquences du changement d'organisation sur le dialogue social : « Pierre Chanson a raison, cette structure en trois niveaux (siège, comité de groupe France, comité de groupe européen) est trop compliquée, et la difficulté a été renforcée par la nouvelle organisation matricielle. Mais nous ne sommes pas les seuls responsables. Comme il n'y a pas de statut juridique européen de l'entreprise, le comité de groupe européen ne peut pas être une instance de négociation, et je n'y peux rien. Le dialogue y est cependant de plus en plus riche. Par ailleurs, en ce qui concerne la France, personne n'aurait intérêt à fusionner juridiquement Alcatel CIT, Alcatel Business Systems, les câbles et Alcatel Espace, car les données sociales ne sont pas du tout les mêmes. Alcatel CIT, par exemple, a mis en place un bel accord sur les préretraites, mais je ne suis pas sûr qu'il conviendrait aux autres sociétés. Tout doit être traité au niveau national, par les responsables de chaque entité juridique. Ainsi, Serge Tchuruk ne peut négocier que pour les personnels du siège. »

Le problème ne date pas de l'arrivée de Serge Tchuruk. Le groupe a toujours eu du mal à générer une véritable culture d'entreprise. « À Alcatel CIT, on trouve des ex-ITT, des ex-Thomson, des ex-Alcatel », observe Pierre Chanson. « Il n'y a jamais eu de véritable culture syndicale de groupe chez Alcatel et, depuis deux à trois ans, nous mettons les bouchées doubles pour essayer d'en créer une », renchérit Jean-Pierre Clavaud, de la CGT. Cela devient urgent. Car lorsqu'une restructuration est mise en œuvre, c'est bien de la politique du groupe qu'il s'agit. De même, la législation sur les 35 heures est une donnée globale, même si son application est locale. Un domaine où le groupe brille par son absence : rien n'a encore été signé en dehors d'un accord chez ARE (Alcatel Réseaux d'entreprise), qui porte sur moins de 3 000 personnes.

3 ADAPTER LA STRUCTURE À L'INTERNATIONALISATION

L'internationalisation galopante d'Alcatel – la France ne représente plus que le tiers des effectifs et 17 % du chiffre d'affaires – ne facilite pas non plus la cohésion sociale. « L'aspect multiculturel n'est pas du tout pris en compte par le management, ce qui est paradoxal pour un groupe comme le nôtre, présent sur les cinq continents, regrette Pierre Chanson. Il n'y a pas de véritable travail en commun d'un pays à l'autre, même au sein d'une même unité opérationnelle. Tout le monde cherche à tirer la couverture à soi, c'est le règne des peaux de banane. Tout cela crée un très mauvais climat social dans le groupe, qui n'a rien à voir avec des questions de salaire ou d'intérêt du travail. » Pour ce qui est du comité exécutif, Gérard Hauser admet que le groupe « doit devenir plus cohérent à l'international, en travaillant davantage sur la culture et la communication ». Mais il assure que les choses sont en bonne voie. « La citoyenneté Alcatel commence à exister. Aux États-Unis, par exemple, les gens des télécoms et du câble ont commencé à travailler ensemble. Et si nous rencontrons des problèmes sociaux en Allemagne, nous mettons tout de suite en place une cellule de crise. »

Il est vrai que le groupe n'a pas disposé de beaucoup de temps pour s'adapter à la nouvelle donne du marché des télécoms. Du temps de la Compagnie générale d'électricité, ancêtre d'Alcatel, le brassage culturel n'était pas vraiment nécessaire puisque chaque pays fonctionnait en circuit fermé et s'adressait à un nombre de clients très restreint, essentiellement des opérateurs nationaux à capitaux publics. Avec l'émergence de nouveaux segments de métiers et le mouvement mondial de dérégulation des télécoms, qui a déclenché partout une vague de privatisations, l'isolement n'est plus de mise. « Le nombre de configurations et de clients ne cesse de se multiplier, confirme Gérard Dega, le patron de l'unité opérationnelle Radiocommunication, qui réalise un chiffre d'affaires de 10 milliards de francs et emploie 3 000 personnes, en travaillant dans plus de 80 pays. Il est exact que cette évolution pose un problème de mélange des cultures, et pour cela il n'y a qu'un seul remède : la mobilité et les échanges d'expériences. C'est pour cela qu'un Espagnol s'est vu confier la présidence de la filiale française d'Alcatel CIT, ou encore qu'un dirigeant belge, Julien De Wilde, vient s'installer rue La Boétie pour siéger au comité exécutif d'Alcatel Télécom. »

« L'un des objectifs essentiels du président est d'accélérer et de faciliter l'internationalisation du groupe, ajoute Foucauld Lestienne, le DRH des télécommunications. C'est lui qui a souhaité que la formation soit gérée à l'échelon européen. En ce qui concerne la gestion des ressources humaines, c'est lui qui nous pousse à nous demander si nous devons considérer l'Europe comme un seul pays. Nous n'avons pas encore franchi le pas, mais c'est inéluctable. » Reste que, quelle que soit sa nationalité, l'ingénieur software est par essence un individualiste. Pour « fédérer » les différentes cultures et rapprocher les salariés, Alcatel utilise un langage commun : « Nous sommes sans doute le seul groupe français dont la langue de travail soit l'anglais, et c'est particulièrement vrai ici, au siège. Aucune note écrite en français ne sort du bureau de Serge Tchuruk », rappelle Caroline Mille. La directrice de la communication s'est beaucoup impliquée dans le développement de l'intranet, qui permet déjà à 80 000 salariés sur 120 000 d'échanger des e-mails au moyen de plus de 200 sites décentralisés dans l'ensemble du groupe. « On trouve même des Web spaces dans les usines, précise-t-elle. L'intranet est devenu un réel élément de cohésion du corps social, de rapprochement des individus. »

Que cela leur plaise ou non, les salariés d'Alcatel sont donc mis au pas de la mondialisation. Ils savent qu'ils n'ont guère le choix. Les trois principaux concurrents du groupe, Lucent, Nortel et Cisco, sont nord-américains et ne fonctionnent pas du tout avec les mêmes règles de gestion des ressources humaines. C'est bien ce qui inquiète la CGT : « Il est clair que l'internationalisation du groupe se fait au détriment de notre pays, constate Jean-Pierre Clavaud. Les centres techniques sont de plus en plus souvent transférés à l'étranger, notamment vers les pays d'Europe qui sont les moins coûteux en termes de charges sociales. Ici, à Nantes, nous pilotons un centre technique qui est en Roumanie. Dans notre secteur, celui des commutations, l'encadrement a clairement indiqué que le développement futur devrait se faire à l'étranger. Les technologies dominantes sont aux États-Unis, les réservoirs de main-d'œuvre bon marché sont en Europe du Sud et de l'Est, au Viêt-nam ou en Chine, et les plans sociaux sont pour nous. Les salariés ont compris que le groupe travaille avant tout pour les marchés financiers et pour les fonds de pension de Chicago ou d'Atlanta. Le sentiment de précarité grandit, y compris chez les cadres qui, aujourd'hui, participent à 80 % aux élections professionnelles, ce qui était loin d'être le cas auparavant. »

Les acquisitions en chaîne réalisées aux États-Unis depuis un an (Packet Engines, Xylan, Assured Access, et surtout DSC) ne sont pas pour rassurer les syndicats d'Alcatel, qui redoutent un destin « à la Pechiney », avec dissolution dans un ensemble plus vaste et départ des centres de décision à l'étranger, de préférence outre-Atlantique.

4 MOTIVER LES CADRES PAR LA MOBILITÉ

En 1995, Serge Tchuruk a hérité d'un groupe qui employait environ 230 000 personnes. À la fin de l'année 2000, Alcatel ne comptera plus, environ, que 110 000 salariés, dont à peine le tiers en France. Bien sûr, les cessions d'actifs sont responsables d'une large part de cette hécatombe (3 000 emplois vont encore sortir du périmètre du groupe via la vente imminente de Saft, la filiale spécialisée dans les batteries), mais les réductions d'effectifs auront tout de même concerné près de 38 000 personnes entre 1996 et fin 2000, en tenant compte des 12 000 suppressions de postes annoncées par Serge Tchuruk au printemps dernier.

« Il n'y a là rien de nouveau, souligne Pierre Le Roux, le DRH. Du fait des seuls gains de productivité, la réduction des effectifs à périmètre constant dure depuis vingt ans ! » « Il n'en reste pas moins que nous vivons plan social sur plan social, et dans certaines filiales le climat est plutôt tendu, rétorque Jean-Pierre Clavaud, à la CGT… Mais il y a très peu de mouvements collectifs, car la direction achète la paix sociale à coups de chèques de départ, plutôt généreux il faut bien le dire. » Les conditions des départs en préretraite sont particulièrement avantageuses : à Vélizy, les salariés d'Alcatel CIT peuvent partir à 55 ans, avec 100 % de leur salaire net.

Un salaire d'ailleurs confortable, même si Pierre Le Roux indique que les rémunérations ne sont que légèrement au-dessus de la moyenne du secteur. « Le salaire n'est pas, et de loin, notre seul outil de motivation. La mobilité dans un grand groupe international est aussi un facteur important, ajoute le DRH du groupe. Nous ne pouvons pas rivaliser en termes de rémunérations avec les nouveaux opérateurs en téléphonie mobile, qui peuvent proposer souvent 30, 40 ou 50 % de plus à nos jeunes ingénieurs pour les débaucher. Mais, en revanche, dans le domaine des opportunités de carrière, nous sommes plus attractifs. Notre principal souci actuel est notre capacité à retenir les meilleurs éléments. Pour cela, nous devons être encore plus actifs dans la gestion de carrière, c'est-à-dire proposer des évolutions intéressantes aux gens sans attendre que les frustrations s'installent. »

La direction des ressources humaines du siège suit donc en direct 4 000 personnes triées sur le volet : 500 cadres dirigeants, 1 500 hauts potentiels seniors, et 2 000 jeunes hauts potentiels. Avant la fin 2000, les premiers devront tous avoir subi une évaluation à 360 degrés. Et des organisational people reviews (OPR), discussions critiques portant sur les organisations et les plans de succession, sont déjà en cours au sein des 25 centres de profit du groupe. Pour mener à bien ce travail, la DRH du siège s'appuie sur six directeurs des ressources humaines de région, investis d'une responsabilité directe sur les entités juridiques, qui elles-mêmes ont un relais dans chaque unité opérationnelle, le « management development director », chargé de gérer les évolutions de carrière des cadres.

« Les évolutions de carrière doivent marquer un changement radical, aussi fort que si l'on quittait le groupe, explique Foucauld Lestienne, DRH de la région IV (France, Afrique, Moyen-Orient, sous-continent indien, Asie du Sud-Est, soit 16 000 personnes au total). Serge Tchuruk nous incite constamment à pratiquer un benchmarking interne pour identifier les meilleurs. Aujourd'hui, pour espérer faire partie des cadres dirigeants du groupe, il est vivement recommandé d'avoir travaillé dans deux ou trois filiales étrangères. » Environ 1 600 cadres (sur 40 000 dont les fonctions se prêtent à l'expatriation) sont en poste ailleurs que dans leur pays d'origine. Et le mouvement ne fait que commencer. L'exemple d'un parcours « modèle Tchuruk » étant celui de Krish Prabhu, un ingénieur indien de 44 ans qui a été nommé numéro deux d'Alcatel Télécom après avoir fait toute sa carrière aux États-Unis.

Gérard Dega, depuis quinze ans à Alcatel, a été frappé par la volonté de Serge Tchuruk d'imposer un management des hommes fondé non pas sur les diplômes, mais sur les résultats et la richesse de l'expérience. « Je pense qu'il tient ces méthodes de son passé chez Mobil, aux États-Unis, dont il a été notamment le DRH pendant deux ans, estime le patron de la division Radiocommunication. Je suis parfois surpris de le voir s'impliquer dans des réunions de gestion de carrière auxquelles un P-DG n'a pas forcément vocation à assister. » C'est sans doute ce passé anglo-saxon qui explique le goût de Serge Tchuruk pour les stock-options. Cet outil de motivation des cadres est en plein développement à Alcatel, puisque la moitié des 2 500 porteurs sont de nouveaux bénéficiaires. Encore faut-il que le cours de Bourse soit suffisamment florissant pour rendre la carotte attractive…

Entretien avec Serge Tchuruk :
« Les 35 heures ont un côté surréaliste pour des métiers à forte valeur ajoutée tels que les nôtres »

Né en 1937 et diplômé de Polytechnique et de l'École supérieure de l'armement, Serge Tchuruk se destinait au service de l'État. Mais son mariage avec une Polonaise, en pleine guerre froide, lui a fermé cette voie. Il part alors aux États-Unis pour entrer chez Mobil, où il occupera différentes fonctions avant de devenir P-DG de la filiale néerlandaise. Directeur général de Rhône-Poulenc, puis président de CDF Chimie, il redresse ensuite le groupe Total. Quatre ans après son arrivée à la présidence d'Alcatel-Alsthom – devenu Alcatel –, le géant industriel est aujourd'hui recentré sur les télécoms et l'Internet.

Quelles sont les conséquences sociales de la mutation qu'a connue Alcatel depuis 1995 ?

En l'espace de quelques années, le groupe est devenu multinational, multiculturel. D'un côté il a été « simplifié », grâce au recentrage sur les télécommunications, mais de l'autre il est devenu plus complexe, en raison d'une diversité toujours plus grande des configurations de marché et des styles de management au sein de ce vaste ensemble. Le poids de l'histoire reste important, mais nous sommes tout de même en train d'entrer dans un « nouvel âge », avec une composante industrielle qui tend à disparaître, et une part sans cesse plus grande des cadres dans les effectifs, principalement des ingénieurs logiciels. Ils représentent déjà plus de 50 % du total, et nous allons tout droit vers les 70 %, avec une très nette tendance au rajeunissement des effectifs. J'ajoute qu'en raison des nouveaux modes d'organisation et de travail en réseau dans un groupe comme Alcatel, spécialisé dans les hautes technologies, la localisation géographique de nos ingénieurs et cadres deviendra de plus en plus un aspect secondaire. Enfin, dans la compétition mondiale où nous sommes engagés, ce sont les États-Unis qui mènent le bal, tant en ce qui concerne la technologie qu'en ce qui concerne les modes de gestion des ressources humaines. Nous devons donc mettre en place des systèmes de motivation et de rémunération performants pour attirer et garder les meilleurs éléments.

Cette américanisation accélérée est-elle compatible avec des contraintes hexagonales comme les 35 heures ?

Nous réalisons déjà près d'un quart de notre chiffre d'affaires aux États-Unis, qui sont en train de devenir notre premier marché. Mais je revendique la nationalité française d'Alcatel, il n'y a aucune ambiguïté là-dessus dans mon esprit. Cela dit, un débat purement hexagonal comme celui qui porte sur les 35 heures a un côté surréaliste pour des métiers à forte valeur ajoutée tels que les nôtres. Comment mesurer le temps de travail d'un cadre qui peut se brancher sur son portable la nuit ou dans l'avion ? Faut-il en venir à délocaliser la matière grise, une démarche qu'ont déjà tentée certains de nos concurrents et dans laquelle ils sont allés beaucoup plus loin que nous ? Je ne souhaite pas en arriver là, mais je reste partisan de la liberté d'organisation. Je serais prêt à aller vers un temps choisi pour les cadres : chacun doit pouvoir structurer son temps et son travail comme il le souhaite, en restant dans les limites du raisonnable par rapport à sa vie privée et aux contraintes de l'entreprise. C'est aujourd'hui techniquement possible, puisque nous fonctionnons de moins en moins à l'intérieur d'un système pyramidal où l'on doit rendre des comptes à une cascade de supérieurs hiérarchiques, et de plus en plus au sein de groupes de travail structurés en réseau autour de projets supranationaux.

2 500 salariés d'Alcatel bénéficient déjà de stock-options. Comptez-vous généraliser cette forme de rémunération ?

Nous avons largement diffusé le système des stock-options, qui me paraît une évolution intéressante par rapport aux mécanismes classiques d'actionnariat salarié, car les bénéficiaires sont mieux rétribués et davantage responsabilisés. Je souhaite pouvoir aller encore plus loin dans les années à venir : à terme, cet outil peut un jour constituer une part significative des revenus des salariés, quel que soit leur niveau hiérarchique. À un moment donné, il faudra faire évoluer la répartition entre revenus fixes et revenus variables, ces derniers étant déterminés dans le cadre de programmes d'intéressement liés à la performance de chaque unité. Bien entendu, la clé de répartition sera fonction des risques que les salariés seront disposés à accepter. Même dans une entité aussi vaste que la nôtre, où le lien entre la contribution individuelle et la performance d'ensemble n'est pas toujours facile à évaluer, les mécanismes existent. À nous de les mettre en place de manière intelligente. C'est à mon avis la seule façon de « réconcilier le capital et le travail », c'est-à-dire de faire en sorte que la création de valeur devienne l'affaire de tous.

L'actionnariat doit permettre aux salariés de faire entendre leur voix en amont, c'est-à-dire là où les décisions se prennent, et non plus au stade de la mise en œuvre.

Quelle place reste-t-il alors aux partenaires sociaux dans un tel groupe ?

Alcatel a aujourd'hui une nouvelle identité, nous avons donc besoin de récréer une cohésion, une culture d'entreprise, une réelle citoyenneté. Cela passe, entre autres, par le dialogue social. Nos partenaires sociaux sont un peu déboussolés par la vitesse des changements intervenus au sein du groupe. Il est donc essentiel qu'ils soient informés des objectifs de l'entreprise. Les comités de groupe, France et Europe, sont l'endroit idéal pour ces échanges d'informations. Je constate que les syndicats sont eux aussi dans une phase d'évolution. Ils comprennent mieux la logique des cessions d'actifs et des réductions d'effectifs et se battent plutôt sur leurs conditions d'exécution. Ils sont conscients des enjeux et se concentrent surtout sur les garanties à assurer aux salariés touchés par les restructurations.

Propos recueillis par Thierry Roland et Jean-Paul Coulange

Auteur

  • Thierry Roland