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Vie des entreprises

Les employeurs préfèrent recruter bleu, blanc, rouge

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.10.1999 | Murielle Szac

Il n'y a rien à faire, en France, les Martin et les Durand ont beaucoup plus de chances de trouver un emploi que les jeunes d'origine étrangère. Bien que la ségrégation à l'embauche soit punie par la loi, elle est très difficile à prouver. Car tout se passe souvent en amont de l'employeur.

Solange est bardée de diplômes : DEA d'études politiques, maîtrise de droit privé, diplôme de droit des assurances et thèse d'économie politique en cours. Pourtant, à 35 ans, cette jeune femme n'a pas encore trouvé d'emploi fixe. Mariée à un Français, son nom et son prénom « bien de chez nous » ne trahissent pas ses origines camerounaises. Mais ses entretiens restent sans suite. « Je ne peux pas prouver que ma peau noire est un obstacle : on ne m'en parle jamais, c'est plus subtil. » Sur la trentaine d'étudiants qui ont préparé le même DEA, tous ont trouvé du travail. Sauf un, africain lui aussi. Malek est ingénieur. Son CV précise soigneusement qu'il est de nationalité française. « On me pose souvent des questions sur mes racines marocaines, mais je refuse de considérer qu'il s'agit là d'un obstacle. Sinon, je ne pourrais plus me battre et continuer à taper aux portes. » Sa dernière expérience, un stage de six mois dans une entreprise lilloise, s'est soldée par un échec. Au moment de l'embaucher, on ne lui a proposé qu'un poste au Maroc, avec contrat et salaire locaux.

Deux cas isolés ? Sortie parmi les premières à la fac, y compris au DESS, Zakia s'est battue pour décrocher ses diplômes, cumulant les petits boulots le jour et révisant la nuit. Pour son père, algérien, ouvrier dans le textile, pour sa mère et ses neuf frères et sœurs, Zakia veut et doit réussir. « Il faut toujours faire plus que les autres, montrer son dynamisme. Je dois tout bâtir seule : me créer un réseau, montrer que je suis capable, mettre en avant mon savoir-faire et mon savoir être. » Son discours est bien rodé. Malgré deux ans de chômage, cette jeune fille de 27 ans balaie les questions sur ses origines qui reviennent à chaque entretien. « Je ne veux pas y penser et continuer à me battre. » Mais cette jeune Française surdiplômée finit par avouer qu'aujourd'hui elle n'a plus que le RMI pour survivre.

Pas ou peu de preuves

Que peuvent prouver Solange, Zakia et Malek ? Ils ne font pas l'affaire, voilà tout… La discrimination raciale est réprimée par la loi. La peine maximale encourue est de deux ans de prison et 200 000 francs d'amende. Encore faut-il que le plaignant prouve qu'il a été exclu de cet emploi pour des raisons raciales. Presque impossible à établir. Sauf lorsque l'employeur commet un impair. Le pharmacien de Solesmes (Nord) qui a motivé par écrit son refus d'embauche à un jeune pharmacien français d'origine marocaine par le fait que « la clientèle ne semble pas apprécier [ses] origines étrangères » a été condamné en février 1999 à trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs d'amende.

Autre faux pas, celui d'un responsable d'Ikea, qui a écarté les gens de couleur des embauches pour distribuer le catalogue, au prétexte qu'« on leur ouvre moins facilement la porte »… À l'Intermarché de Bourg-en-Bresse (Ain) il était précisé que les recrutements de chauffeurs de couleur et d'origine maghrébine, même s'ils possèdent la nationalité française, pour des raisons de cultures différentes, devaient être évités. Dans ces cas de figure, des écrits ont permis de prouver la discrimination raciale. Rarissime. De 1992 à 1997, seulement cinq condamnations ont été enregistrées pour discrimination dans une offre d'emploi, et une seule pour refus d'embauche !

Alertés par la CFDT et la CGT qui suivent ce dossier depuis des années, les pouvoirs publics commencent à réagir. Martine Aubry a réuni en mai une table ronde avec les partenaires sociaux. La création d'un observatoire chargé de recenser les cas de discrimination a été annoncée. Mais les bonnes intentions ne suffisent pas. Il faudrait lever un obstacle majeur : l'absence quasi-totale de statistiques et autres études chiffrées permettant d'avoir une représentation exacte du problème. Seuls les étrangers sont répertoriés par les démographes. Mais les Français d'origine étrangère ne sont jamais recensés en tant que tels. Comme une sorte de tabou, arc-bouté sur le sacro-saint modèle républicain d'intégration.

Seule Michèle Tribalat, une démographe de l'Ined, tente, non sans mal, depuis des années de quantifier et d'observer les Français issus de l'immigration. Selon une de ses études, qui date de 1992, 39 % des jeunes d'origine algérienne entre 19 et 20 ans sont au chômage, contre 16 % de Français dont les parents sont français. Même disproportion lorsqu'ils sont diplômés : 32 % de chômeurs d'un côté contre 15 % de l'autre. Aucune autre enquête n'est venue affiner ces résultats édifiants. « C'est comme si on refusait de mesurer le chômage, soupire Michèle Tribalat. Tant qu'on n'aura pas les moyens d'effectuer un diagnostic précis, les mesures mises en place resteront au stade de la dénonciation morale. »

Sur le marché du travail, pourtant, beaucoup d'intermédiaires, recruteurs, agences d'intérim ou même ANPE locales ont institutionnalisé des pratiques à caractère discriminatoire. Le « tri » s'effectue souvent en amont de l'employeur. « Quand je dois recruter pour un poste commercial, on me précise très fréquemment “pas de Noir et pas d'Arabe” », confie Patrick Lamotte, un chasseur de têtes. « Vous êtes de culture musulmane. Êtes-vous pratiquante ? » Lorsque Sonia se voit poser cette question lors d'un entretien pour entrer dans une compagnie d'assurances, cette jeune Marocaine sent bien que sa maîtrise de droit et ses autres diplômes ne pèsent plus lourd. Toutes les agences ANPE reçoivent leur lot d'offres d'emploi qui spécifient BBR (pour Bleu, Blanc, Rouge) ou bien « Français de souche ». Et même si elles ne prennent pas en compte ce critère ethnique et refusent de l'afficher, elles évitent d'envoyer au « casse-pipe » des chômeurs d'origine immigrée dans ces sociétés-là.

Quant aux stages en entreprise, pourtant obligatoires dans certains cursus professionnels, ils sont peu accessibles aux jeunes d'origine étrangère. Si le nom d'un jeune à consonance maghrébine ou africaine est prononcé, l'entreprise qui propose le stage fait marche arrière. « Si son nom est français et qu'il arrive jusque dans la société, s'il est noir ou basané, un coup de fil nous demande dans l'heure qui suit de trouver un autre stagiaire. Ou bien nous signale que finalement ce n'est plus possible », s'irrite Jean-Claude Linqué, un professeur membre de l'Unsen-CGT. Or, dans son établissement professionnel, plus de 70 % des élèves sont d'origine étrangère.

Pas d'unique responsable

Pour déjouer ce genre de ségrégation, la francisation d'un patronyme est monnaie courante. Il suffit de lire le Journal officiel pour découvrir une litanie de noms aux consonances arabes transformés en Martin ou Durand. Des Mohammed sont devenus Michel, des Safia sont métamorphosées en Sophie. « Un jour, je devais recruter un représentant en piscines. J'ai fait le forcing auprès de mon client pour qu'il embauche un jeune beur qui faisait parfaitement l'affaire. Arguant que ses clients le prendraient mal, il n'a cédé qu'à la condition qu'Ali devienne Alain sur ses cartes de visite », raconte Florian Mantione, conseiller en recrutement. De nombreux patrons se retranchent derrière les desiderata de leurs clients ou de leurs salariés. Il n'existe donc pas de responsabilité unique à cette exclusion massive, pas même celle du chef d'entreprise. « L'état d'esprit de l'employeur ne peut pas être séparé du climat social et politique dans lequel il exerce son pouvoir de recrutement. De plus, le système d'embauche implique l'intervention combinée d'une multitude de décideurs, qui introduisent chacun à leur niveau leur propre jugement ou stéréotype sur la valeur d'un candidat, faisant que la discrimination pratiquée repose plus sur un faisceau informel d'a priori que sur une orientation idéologique clairement formulée », écrit Philippe Bataille, auteur, à la demande de la CFDT, du livre Le Racisme au travail.

« Tu es venu sans ton pitbull ? »

A priori et stéréotypes s'appliquent autant à un milieu social qu'à une origine ethnique. Lorsque Ahmed s'est retrouvé en face de recruteurs de la Ville de Paris, la première question l'a cueilli à froid. « Tu es de Mantes-la-Jolie ? Tu n'habites pas au Val-Fourré ? Tu es venu sans ton pitbull ? » Malgré sa réussite à l'écrit, l'oral s'est mal terminé. C'est davantage la crainte de la banlieue que les racines maghrébines qui ont fait échouer Ahmed. Comme autrefois le paysan ou le Marseillais pouvaient être rejetés, on n'a pas beaucoup de chances d'être convoqué à l'entretien quand on vit au Mas-du-Taureau, à Vaulx-en-Velin, ou à la cité des Bosquets, à Montfermeil. C'est du moins ce dont se plaignent les réseaux de soutien à l'intégration. Que dire alors des jeunes d'origine étrangère vivant dans ces quartiers. « Il leur manque souvent ce code culturel commun qui emporte l'adhésion du recruteur. Ils ont la compétence technique requise mais tout dans leur gestuelle, leur sourire, leur manière de répondre, prouve qu'ils n'ont pas les références culturelles », explique Mohamed el-Ouahdoudi, responsable de Maghreb Ressources Humaines et auteur du guide juridique Comment prévenir les discriminations raciales à l'emploi ?

Même si les jeunes d'origine étrangère peuvent justifier d'une solide formation scolaire, le monde de l'entreprise, qui leur est étranger , les perçoit comme non-compétitifs. Rares sont les employeurs qui recrutent à des postes qualifiés sans prêter attention à l'origine des candidats. C'est le cas des secteurs à fort besoin de main-d'œuvre spécialisée, comme l'informatique ou les télécommunications. Et des sociétés de services, pour des emplois moins qualifiés. Exemple, McDonald's. « Nous effectuons des recrutements de proximité. Ainsi nos salariés ressemblent à nos clients. Le racisme est un non-sujet chez nous », explique Jean Gomez, le DRH de la chaîne. À la question posée à 10 000 salariés de McDo « Vous sentez-vous victimes de discrimination ? », 93 % des personnes interrogées ont répondu par la négative. « C'est une vraie valeur de McDo », se félicite Jean Gomez, sans que l'on sache s'il s'agit d'éthique ou de business…

Les jeunes diplômés de Roubaix sur le carreau

À Roubaix, la moitié des habitants a moins de 25 ans. Et un tiers de la population est d'origine maghrébine. Pendant longtemps, on a incriminé l'inadéquation des qualifications des Roubaisiens pour expliquer un taux de chômage qui avoisine encore 30 %. Selon les statistiques de l'ANPE, beaucoup de chômeurs entre 20 et 30 ans ont un niveau bac + 2 au minimum, dans des disciplines industriel les, notamment le textile, grande spécialité roubaisienne.

En 1999, 14 % de ces demandeurs d'emplois étaient diplômés dans le secteur du commerce et de la distribution, alors que Roubaix concentre les plus grosses sociétés françaises de VPC. Parmi les demandeurs d'emploi de niveau bac + 5 on trouve des diplômés en comptabilité, en gestion, en droit ou en commerce international. Comment expliquer dans ces conditions que certaines sociétés préfèrent se fournir en personnel à l'extérieur ? Sur les 450 garçons demandeurs d'emploi possédant au moins deux ans d'études après le bac, les trois quarts sont d'origine étrangère, dont 40 % du Maghreb. C'est ce qui ressort d'un recensement « empirique », fondé sur la consonance du nom de famille. Les associations ont beau créer des réseaux pour remédier à l'absence de relationnel des jeunes Roubaisiens issus de l'immigration, les résultats sur l'emploi restent très marginaux.

À Dreux, un emploi occupé par « eux » est perdu pour « nous »

« Dreux est une ville dans laquelle l'hostilité portée aux “Maghrébins”, aux “Arabes” est très forte. […] L'égalité dans l'accès au travail n'est pas reconnue et tout emploi occupé “par eux” est un emploi perdu pour “nous”. Cet état d'esprit fait des jeunes d'origine maghrébine les rivaux illégitimes des jeunes “Français” et peut aboutir à la mise en application d'une véritable préférence ethnique », écrit Michèle Tribalat, dans un livre sur l'état d'éclatement du corps social français, à paraître le 7 octobre. « Même dans une entreprise où l'on a recours à la main-d'œuvre immigrée, des dirigeants peuvent essayer de “reproportionner” leur main-d'œuvre selon l'origine. On va alors donner des consignes aux agences d'intérim, plus ou moins précises, mais qui seront comprises comme volonté de “blanchir” les effectifs. […] Ces comportements n'impliquent pas une fermeture totale à l'embauche des jeunes d'origine maghrébine, mais elle se fera “au compte-gouttes” ou sur recommandation » à l'extrême, certains employeurs sont « complètement fermés à tout recrutement de jeunes d'origine maghrébine, même diplômés ». La démographe de l'Ined cite l'exemple d'une entreprise qui souhaitait recruter une secrétaire d'un niveau DUT en gestion et administration et qui refusait d'embaucher une jeune fille d'origine maghrébine, la seule sur le marché correspondant au profil indiqué, préférant prendre une personne sans qualification. Conclusion de Michèle Tribalat : « Des entrepreneurs en arrivent ainsi à prendre des décisions qui ne sont plus dans la logique de l'entreprise. »

« Dreux : voyage au cœur du malaise français », de Michèle Tribalat. Éditions Syros. 192 pages, 98 francs.

Auteur

  • Murielle Szac