Tant qu'il s'agissait de conclure des accords plus favorables, peu importait qu'ils soient signés par des syndicats très minoritaires. Maintenant que peuvent être conclus des accords dérogatoires ou de régression, la question de la représentativité des signataires devient essentielle. Plutôt qu'un droit d'opposition restrictivement accordé, le projet de loi Aubry II impose une signature majoritaire. Une petite révolution.
Notre changement de millénaire semble appeler une boulimie d'évolutions, ou plutôt de révolutions. L'apparition du concept d'accord majoritaire dans le projet de loi Aubry II pourrait par exemple bouleverser cinquante années de traditions françaises. Il est vrai que notre droit de la négociation collective reposait sur une théorie des ensembles créative : « Si tous les syndicats présents dans l'entreprise représentent et engagent tout le personnel, il en va de même pour un seul d'entre eux : même très minoritaire, sa signature aura exactement les mêmes effets juridiques. » Conçu en 1950 pour permettre une politique contractuelle à une époque où la CGT faisait 80 % des voix, ce système a montré ses limites.
Tant qu'il s'agissait de signer des accords toujours plus favorables, la règle de l'unicité de signature était sans réelle conséquence. Au pire, c'était mieux qu'avant pour le salarié. Mais avec l'arrivée des accords dérogatoires puis des avenants de régression, alors que justement nos syndicats étaient en pleine crise d'effectifs (taux le plus bas de l'UE) et idéologique, la situation est aujourd'hui radicalement différente, aggravée par la fiction – de plus en plus fictive – que constitue la présomption irréfragable de représentativité créée en 1968 pour le club des cinq.
Créé en 1982 par Jean Auroux à l'occasion de la révolution des accords dérogatoires (C. trav., art. L. 132-26), le droit d'opposition a été repris par la loi du 31 décembre 1992 cassant la jurisprudence Basirico en acceptant qu'un avenant minoritaire puisse revenir sur des avantages conventionnels (C. trav., art. L. 132-7). Peu banale en droit des obligations – un tiers peut priver d'effet un contrat parfaitement valide –, cette représentativité négative visait à éviter un défaut total de consensus dans l'entreprise. Délibérément restrictif (I), le droit de veto a été récemment élargi par la jurisprudence (II). Inversant la problématique, le projet de loi Aubry II va au bout du chemin : de l'opposition majoritaire à la signature majoritaire (III).
Dans notre pays de culture de conflit, il faut savoir ce que l'on veut. Souhaitant, pour éviter la flexibilité externe, davantage de flexibilité du temps de travail en 1982 ou une réduction négociée du coût du travail en 1992, le législateur n'allait pas permettre aux syndicats majoritaires de s'opposer trop facilement à des accords minoritaires mettant en œuvre ce qu'il souhaitait.
Créé pour ne jamais servir, le droit d'opposition a donné entière satisfaction. Jusqu'à l'irruption des accords 35 heures, on pouvait compter chaque année sur les doigts des deux mains les oppositions réellement exercées par des syndicats majoritaires dans les entreprises françaises. Pourquoi ? Pour des raisons à la fois techniques et tactiques.
a) Raisons techniques. Le législateur a délibérément mis la barre très (trop) haut.
• En fixant à 50 % des électeurs inscrits le score électoral nécessaire à l'exercice de cette troisième forme de représentativité fondée sur l'audience électorale, la loi exige en fait un score supérieur à 70 % des votants en raison du taux d'abstention aux élections professionnelles (34 % en 1997). Chiffre qu'aucun syndicat ne peut atteindre seul dans notre pays de sous-syndicalisation mais de surdivision syndicale où, par ailleurs, les non-syndiqués arrivent en première position avec près de 30 % de suffrages exprimés (29,3 % en 1997, avec un écart très élevé entre PME et grandes entreprises). Seule une large union permet souvent d'y prétendre. Or l'on connaît l'affectation réciproque en forme de combat liant nos grandes confédérations.
• Le délai de huit jours maximum veut bien sûr ne pas paralyser la mise en œuvre de l'accord : mais, dans les grandes entreprises, il reste bien court pour organiser une réflexion syndicale, voire un référendum. Quant à la possibilité pour un nouveau syndicat (parfois créé pour s'opposer à cette négociation) d'utiliser ce droit, il ne saurait en être question puisqu'il n'était pas présent aux dernières élections.
b) Raisons tactiques. Le droit d'opposition, c'est tout ou rien.
• C'est une évidence s'agissant d'une convention collective constituant un équilibre économique et social global : l'opposition partielle est impossible. Vérité qu'a néanmoins dû rappeler la cour d'appel de Paris le 23 septembre 1998.
• Or même un syndicat minoritaire proche de la ventriloquie patronale ne signe pas un accord dérogatoire ou un avenant de régression sans obtenir une contrepartie quelconque. Pour peu que la forte modulation des horaires ne vise, par exemple, qu'une population limitée dans l'entreprise et qu'elle soit accompagnée d'une augmentation générale des salaires ou du maintien de l'emploi, le syndicat opposant majoritaire risque de devenir minoritaire aux prochaines élections car la non-augmentation, voire le plan social, déjà intégrés dans les esprits après la signature de l'accord, risquent de lui être imputés.
Dans un premier temps, la Cour de cassation s'était montrée aussi rigoriste que le législateur. L'opposition doit être notifiée aux seules personnes habilitées (Cass. soc., 20 mars 1996). Hypothèse intéressante aujourd'hui (cf. l'extension de l'accord AFB en août dernier), il n'y a pas d'opposition possible si l'entreprise met en œuvre une convention de branche dérogatoire (Cass. soc., 12 décembre 1990). Mais des arrêts récents montrent que la politique jurisprudentielle a beaucoup évolué. Évolution pas inintéressante à la lecture du projet Aubry II multipliant les possibilités d'opposition (modulation unique, travail à temps partiel, intermittent… voire jours de RTT ?).
• Le 18 novembre 1998, la chambre sociale décidait que le chiffre à prendre en compte était celui des voix recueillies au premier tour dans le collège des titulaires : double détail technique facilitant néanmoins à la marge l'exercice du droit d'opposition.
• Dans les fameux arrêts EDF-GDF du 12 juillet 1999 (n° 98.17-980 P + B) où la compagnie nationale contestait la motivation trop vague de l'opposition formée par la CGT, la Cour de cassation fait preuve d'une grande compréhension : « La lettre énonçait que l'accord dérogeait notamment aux articles 212-1 et suivants, ainsi qu'à l'article 212-5 du Code du travail […], ce dont il résultait que l'opposition était motivée. Il appartenait à la cour d'appel de se prononcer sur la réalité du caractère dérogatoire de l'accord. » Car contrairement à la croyance commune, l'ordre public dérogatoire n'est pas l'inverse de l'ordre public social : le caractère dérogatoire d'un accord ne tient pas, comme lorsqu'il s'agit d'un avenant de révision « réduisant ou supprimant un ou plusieurs avantages individuels ou collectifs » (C. trav., art. L. 132-7), à son caractère favorable ou défavorable. Le propre de ce type de convention est simplement de prévoir des règles différentes de celles du Code, le classique principe de faveur étant difficile, sinon impossible à appliquer dans un accord global donnant-donnant.
Pour éviter un contentieux pouvant paralyser juridiquement et socialement un accord pendant des années, on se prend à espérer que le législateur de 1999 ajoutera au sein du futur article L. 212-8, créant le régime unique de modulation, un douzième alinéa indiquant clairement que le droit d'opposition est applicable, même si par un savant système de renvoi, l'article L. 212-10 nouveau semble le prévoir.
Même en pleine période estivale, l'article 11 du projet de loi Aubry II relatif à l'allégement des charges n'est pas passé inaperçu : « L'accord d'entreprise doit être signé par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives dans l'entreprise, ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés lors des dernières élections au comité d'entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. Si cette condition n'est pas satisfaite, une consultation du personnel peut être organisée à la demande d'une ou de plusieurs organisations syndicales signataires. L'accord ouvre droit à l'allégement s'il est approuvé à la majorité des suffrages exprimés. » Créer le concept d'accord majoritaire, légitimer le référendum d'entreprise jusqu'ici considéré comme un plébiscite patronal mais désormais reconfiguré en « consultation des travailleurs », voilà de quoi faire quelque bruit dans le Landerneau social.
Car, depuis le cheval de Troie, il ne faut pas s'y tromper. Si le nouveau système ne change rien dans l'immédiat (un accord collectif, même dérogatoire ou de régression, peut toujours être signé par des syndicats minoritaires), l'allégement pérenne tendra naturellement à devenir la norme et, socialement, la nouvelle dynamique légale va se diffuser. La CGT et la CFDT seront désormais au centre du dispositif, même si les chiffres démentent l'apparence d'une CGT ayant perdu son stylo avant l'arrivée de Bernard Thibault : sa « propension à signer » (là où elle est implantée, et représentée par un DS) a été de 77 % en 1997 et de 79 % en 1998 (90 % dans les deux cas pour la CFDT), selon la remarquable étude du ministère du Travail publiée en juin 1999. Tout ça pour ça ? Pourquoi diable créer un casus belli avec FO, dont les troupes sont surtout dans le secteur public, et aggraver la crise de la CFTC et de la CFE-CGC ? Opérer la révolution juridique et sociale de l'accord majoritaire… pour que l'entreprise bénéficie d'un simple abattement ?
L'article 15 renvoyant à l'article 11 et portant sur les conséquences d'un refus de la RTT par des salariés éclaire peut-être notre lanterne : l'accord majoritaire permettrait de préconstituer une cause réelle et sérieuse pour l'éventuel licenciement économique des intéressés. Dans une matière d'ordre public comme le droit du licenciement, le juge va-t-il se mettre automatiquement aux abonnés absents en présence d'un accord collectif ? À voir. Mais ces deux articles semblent créer une dynamique aussi novatrice que lourde de conséquences pour les négociateurs syndicaux : à plus long terme, ne s'agit-il pas de casser la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. soc., 14 mai 1998 : l'accord collectif ne peut modifier les contrats de travail) et de rétablir ainsi le caractère impératif de la convention collective ? Un accord majoritaire ferait alors plier les stipulations contractuelles contraires, au nom de la loi de la majorité. À l'instar de ce que prévoit l'article 15, les salariés ne pourraient voir dans une modification collective qui s'imposerait à eux une somme de modifications individuelles.
Et dans les branches ? En l'absence de critères fiables de représentativité à ce niveau, le droit d'opposition est ici arithmétique : il faut par exemple que trois syndicats sur cinq l'exercent… même si sur le terrain les signataires sont majoritaires en voix. On pourrait imaginer que les élections professionnelles aient lieu le même jour dans l'ensemble du secteur pour évaluer la représentativité réelle des signataires. Ce débat n'est pas inutile près de cinquante ans après la loi fondatrice. Il n'est par ailleurs pas illégitime de revenir aux termes, et de constater qu'il est souhaitable qu'un « représentant du personnel »… représente vraiment le personnel si désormais il l'engage.