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Vie des entreprises

Cols blancs ou bleus, obligation de résultat pour tous !

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.10.1999 | Valérie Devillechabrolle, Catherine Leroy

Réservé à l'origine aux dirigeants et aux commerciaux, avec bonus financier à la clé, le management par objectifs se démocratise. Inconvénient majeur : les licenciements pour « insuffisance professionnelle » explosent, même quand les résultats attendus sont notoirement inatteignables.

Trop de surgelés et pas assez de produits frais ! Dans l'inventaire des licenciements, celui de Thierry, ex-chef cuisinier dans une société de restauration collective, ne risque pas de passer inaperçu. Sa cuisine ne convenait apparemment pas au goût d'un gros client, un comité d'entreprise de la région parisienne. Touché au cœur de son art, Thierry crie à l'injustice. Ni le budget alloué à l'intendance ni l'organisation des repas ne permettait, selon lui, de réaliser une cuisine plus haut de gamme…

Actuellement entre les mains de la justice, son cas est loin d'être isolé. Les conseils de prud'hommes voient grossir, depuis quelques années, les dossiers de licenciements de salariés tenus pour « responsables » de l'insuffisance de leurs résultats professionnels et sanctionnés en conséquence. « C'est devenu le motif le plus fréquemment invoqué dans les licenciements de cadres », assure François Félitchkine, président (CFDT) du conseil de prud'hommes de Paris.

Pour l'employeur, ce type de licenciement peut en effet apparaître comme une solution de facilité dans la mesure où « le manque de résultats lui permet, lui semble-t-il, de se dédouaner de la responsabilité de la rupture du contrat de travail », explique Rachid Brihi, avocat associé du cabinet Tiennot-Grumbach, spécialisé dans la défense des salariés. « Non seulement il échappe ainsi à la procédure de licenciement économique, mais il n'a pas non plus à prouver une éventuelle faute commise par son salarié. » Toutes les « insuffisances professionnelles » ne débouchent pas sur un licenciement.

Mais une chose est sûre, les sanctions ont tendance à se multiplier pour les salariés qui n'obtiennent pas les résultats attendus. C'est l'effet négatif d'un mode de gestion des personnels, de plus en plus en vogue dans les entreprises : le management par objectifs. Réservé, à l'origine, aux cadres dirigeants et aux commerciaux avec, à la clé, un bonus financier substantiel en cas de réussite, cet outil de motivation a progressivement gagné tous les secteurs d'activité et toutes les fonctions de l'entreprise. Au point d'être « complètement généralisé, banalisé même », comme le constate René Ruer, associé chez Eurogroup, filiale-conseil du groupe Mazars. Longtemps épargnés, les services fonctionnels des entreprises commencent eux aussi à se plier à ce genre de pratique. C'est ainsi qu'un DRH a été récemment licencié au motif qu'il ne s'est pas suffisamment impliqué dans la gestion des conséquences sociales d'une fusion.

Des objectifs hors d'atteinte

À un moindre niveau, Éric, logisticien depuis dix ans dans une entreprise aéronautique, a commencé à répondre à des objectifs en 1993 : « Depuis que l'informatique nous permet de faire des prévisions fiables, je dois chaque année m'engager non seulement sur un volume de chiffre d'affaires, mais aussi sur une limitation de mes stocks. » Ces objectifs restent toutefois, selon lui, « tout à fait faisables » et n'ont encore qu'une incidence très limitée sur sa rémunération. A contrario, chez Xerox, 2 500 des 3 000 salariés sont déjà, pour partie, rémunérés en fonction de leurs résultats. Et ce n'est pas fini : Cécile Boudot de la Motte, responsable des rémunérations du constructeur bureautique, réfléchit à la façon d'intéresser financièrement les salariés des services supports travaillant pour les services centraux. Le plus difficile, selon elle ? : « Leur fixer des objectifs chiffrés. » C'est bien souvent là que le bât blesse. Si le management par objectifs a été conçu comme un élément de motivation censé « dégager les salariés de l'arbitraire d'un chef en les faisant juger sur des résultats objectifs », comme le rappelle Octave Gélinier, président d'honneur de la Cegos, le mode de fixation des objectifs laisse parfois à désirer. En particulier pour les commerciaux.

Chef de pub dans la presse, Isabelle témoigne : « Nous avons beau signaler, par une note à la direction, les difficultés en perspective sur notre secteur – un gros client qui décide de suspendre une campagne publicitaire, l'entrée en crise d'un secteur –, rien n'y fait. Ni la direction générale ni la direction commerciale n'en tiennent compte dans la fixation de nos objectifs, car ce sont les actionnaires qui mènent le jeu. » Mais il faut bien reconnaître que du côté de l'encadrement supérieur, les marges de négociation des objectifs apparaissent tout aussi limitées. En particulier dans les grands groupes. Pour Xerox, le plan de croissance mondiale est défini au siège américain de la compagnie, avant d'être décliné en Europe, puis pays par pays. « Le plan donné à la France est incontournable. À partir de là, je n'ai plus qu'à trouver des clés de répartition entre individus », explique Jean-François Beauvillars, directeur de l'intégration stratégique et des supports de vente de Xerox France.

Jeune manager d'une équipe de 60 personnes au Crédit lyonnais, Xavier a voulu bien faire en élaborant son budget à partir des prévisions de ses commerciaux. Mal lui en a pris : « Je me suis retrouvé avec un écart de 30 % par rapport à ce que voulait ma hiérarchie. C'était ingérable. » Échaudé, Xavier s'est contenté l'année suivante d'appliquer la même clé de répartition que son supérieur, en fixant les objectifs de chacun par courrier. « Je n'ai eu aucune réclamation à la base et j'ai gagné six semaines de palabres. Seul mon chef a trouvé que je n'y avais pas mis les formes ! » Aux yeux de son supérieur hiérarchique, il aurait fallu que ce jeune cadre du Lyonnais respecte le protocole de l'entretien annuel d'évaluation. Largement répandu dans les entreprises, ce face-à-face entre salarié et chef de service qui permet de faire le bilan de l'année et de dresser les perspectives de celle à venir peut tourner mal lorsque les deux interlocuteurs ne s'entendent pas sur les objectifs. « Toute la discussion consiste à amener les salariés à signer des objectifs préparés d'avance. Cela manque de démocratie », constate Francine Pierre, ingénieur et déléguée Ugict-CGT à Sextant Avionique.

La carotte mieux que le bâton

« Les entreprises ont compris que les neurones des salariés marchaient mieux à la carotte qu'aux coups de bâton », explique Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du DESS ressources humaines de la Sorbonne. Tout l'art du management par objectifs vise, en réalité, à persuader le salarié qu'il est davantage qu'un simple subordonné : un véritable partenaire de son supérieur, libre de contracter avec lui. « Poussé au bout de sa logique, ce mode de management remet en cause l'existence même du salariat puisqu'il vise ni plus ni moins à transformer tous les salariés en “intrapreneurs”, comme on dit au Medef, autrement dit en autant d'indépendants », reprend Jean-Emmanuel Ray.

Mais, sur le terrain, la méthode fonctionne, d'autant plus lorsque le management par objectifs s'accompagne d'une batterie de récompenses. Chez Aluminium Pechiney, par exemple, Jean-Michel Riant, délégué syndical central CFE-CGC, a beau vitupérer le système de bonus individuel représentant, en cas de réussite, jusqu'à 15 % de la rémunération des cadres, et même 40 % pour les cadres supérieurs, il est bien obligé d'admettre que les salariés concernés sont généralement satisfaits du système mis en place. « Normal, pour l'instant, les objectifs sont facilement réalisables, commente-t-il, beau joueur. Mais je crains fort qu'il n'en soit pas de même à l'avenir. »

Autre revers de la médaille, ces gratifications individuelles aiguisent la compétition entre les salariés. « La collègue qui touche une prime de résultat parce qu'elle a cherché à être bien vue de la direction est discréditée », observe Marie-Annick Leray, déléguée syndicale CFDT d'Auchan. Surtout, ces primes par objectifs ne sont pas toujours proportionnelles aux efforts fournis, en particulier en cas de dépassement. « Un objectif atteint à 120 % n'a aucun impact sur la rémunération, souligne Francine Pierre, déléguée Ugict-CGT à Sextant Avionique, alors que la moindre défaillance justifie l'absence d'augmentation ou de promotion. Cela montre que le management par objectifs est avant tout un outil de répression. »

Dernière invention, l'autoévaluation salariale

Même l'instrument en théorie plus égalitaire de l'intéressement collectif aux résultats peut s'avérer une arme à double tranchant. L'un des exemples les plus parlants en la matière est celui de la Cegos, qui a adopté ce système en début d'année afin d'éviter que « l'ancien système de primes individuelles ne vienne plus casser les synergies au sein des équipes pluridisciplinaires », précise Jean-Louis Muller, directeur de la division management des ressources humaines. Mais le nouveau système présente un énorme avantage pour la direction de la Cegos. « Désormais, le consultant qui ne réalise pas assez de résultats subira forcément la pression du groupe. Si bien qu'à la limite il n'y a plus besoin de chef pour réguler l'activité, c'est l'équipe qui s'en charge », admet Jean-Louis Muller.

Depuis plusieurs années déjà, les équipes autonomes d'opérateurs de chaîne expérimentent chez Renault le management par objectifs collectifs. Avec des effets controversés. Tous les opérateurs de l'usine de Douai perçoivent une prime représentant jusqu'à 360 francs par mois en guise d'incitation au respect des consignes de sécurité. A contrario, le moindre accident du travail, le moindre passage à l'infirmerie aboutit à diviser par deux le montant de la prime pour tous les membres de l'équipe, voire à la supprimer purement et simplement en cas de deuxième incident. « Le résultat ne s'est pas fait attendre : personne ne déclare plus les accidents du travail », déplore Pierre Bernardini, animateur du collectif CGT au comité d'hygiène et de sécurité du groupe Renault. En matière d'incitation au travail, les directions d'entreprise commencent à développer un nouvel outil, encore plus redoutable : l'autoévaluation du poste. Un mode de management complètement déroutant puisque le bénéficiaire est investi de la responsabilité de se fixer non seulement ses objectifs, mais également le niveau de rémunération correspondant…

Pour la sociologue Béatrice Appay, il est clair que « le management par objectifs vise à faire intérioriser l'obligation de résultat aux salariés ». Autrement dit, à leur faire endosser la responsabilité de gérer les aléas. À une nuance près : « Du fait de toutes les procédures et des machines qui prescrivent l'organisation du travail, la marge de manœuvre de ces personnels est, en réalité, très limitée. » En proie à ces contradictions, « le salarié ne va pas moins commencer à culpabiliser dès lors qu'il ne parvient pas à atteindre ses objectifs », constate Jean-Baptiste Milleli, secrétaire de l'Ugict-CGT. Pour tenir la cadence, les salariés, et en particulier les cadres, « vont allonger de façon considérable leur temps de travail », affirme Marie-Odile Paulet, secrétaire générale de l'UCC-CFDT. « D'autres vont se mettre à prendre des médicaments », renchérit Claude Desmero, ancien conseiller prud'homal CGT. Jean-Baptiste Milleli s'en prend parfois à regretter « le côté sécurisant » de l'organisation taylorienne. Un cadre de travail où le salarié avait davantage une obligation de moyens, autrement dit d'heures de travail, que de résultat. Le taylorisme revenu en grâce et érigé en mode de management humain par un responsable cégétiste. Voilà bien un comble !

Les réserves de la Cour de cassation

« La seule insuffisance de résultat ne peut, en soi, constituer une cause de licenciement. » En statuant de la sorte, dans un arrêt rendu le 30 mars 1999, la Cour de cassation pourrait bien amener les employeurs à utiliser l'arme du licenciement pour objectifs non tenus avec davantage de modération. L'affaire remonte à 1992 lorsque le groupe Samsung Electronics licencie, moins d'un an après l'avoir embauché, un responsable des ventes pour manque de résultat. Dans un premier temps, la cour d'appel de Dijon donne raison à l'employeur en arguant que « les objectifs signés en connaissance de cause n'ayant pas été réalisés » le manque de résultat est patent. Mais, dans un revirement de jurisprudence, la chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision en reprochant au juge de Dijon de ne pas avoir « vérifié que les objectifs définis étaient raisonnables et compatibles avec le marché ».

Pour le professeur Jean-Emmanuel Ray, cette décision marque une évolution considérable dans la mesure où la Cour reconnaît officiellement que « le salarié ne peut être tenu pour responsable d'un retournement de conjoncture ».

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Catherine Leroy