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Politique sociale

Des inspecteurs du travail trop zélés au goût de la ministre

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.10.1999 | Frédéric Rey

Les lois Aubry sont l'occasion rêvée pour les inspecteurs du travail de renouer avec leur mission première : le contrôle. Mais la ministre, qui aimerait les voir se transformer en ambassadeurs de la RTT, ne l'entend pas de cette oreille.

Des directeurs de ressources humaines tétanisés, un patronat scandalisé… la récente condamnation d'un dirigeant de Thomson-RCM à 50 000 francs d'amende pour dépassement des horaires par l'encadrement a créé un véritable électrochoc. Depuis, beaucoup de grandes entreprises vivent dans la hantise d'une descente des contrôleurs du ministère du Travail. En particulier dans le secteur d'élancourt, dans les Yvelines, où la filiale Thomson-Radars et Contremesures est implantée. Quelques chefs d'entreprise de la région ont même pris l'initiative de se regrouper, afin d'échanger des informations pour faire face à d'autres interventions. Le Medef s'est lui-même mobilisé, en lançant une enquête pour évaluer la neutralité des inspecteurs. Cette peur panique du contrôle a également donné l'idée à des organisateurs de séminaires bien avisés de journées de formation sur le thème : comment optimiser vos relations avec l'Inspection du travail ? Tout cela sous le regard plutôt réjoui des inspecteurs eux-mêmes.

Avec les 35 heures, les employeurs redécouvrent ce petit corps de fonctionnaires qui forme, au sein du ministère de l'Emploi, un véritable village retranché. Le préfet n'exerce en effet aucune autorité sur les 450 inspecteurs et 800 contrôleurs qui bénéficient d'une totale indépendance, garantie par une convention internationale de 1947. Ils peuvent ainsi dresser un procès-verbal à une entreprise sans devoir en référer à leur supérieur hiérarchique direct, le directeur départemental du travail. « Nous sommes un bataillon de cabochards », s'amuse Marie-Thérèse Dufour, inspectrice du travail à Paris et déléguée syndicale de SUD Travail. « Beaucoup d'entre nous sont des enfants de 68 qui ont choisi d'entrer à l'Inspection comme on entre en religion, explique un autre inspecteur. Toutes les couleurs de la gauche, du rose au rouge très vif, sont représentées. »

Une circulaire détonnante

Mais, curieusement, alors que la gauche est au pouvoir, l'Inspection semble être entrée dans une opposition de plus en plus bruyante vis-à-vis du ministère. La cause de ce divorce ? Toujours les 35 heures. Entre la Rue de Grenelle et les sections d'inspection, c'est peu dire que les relations ne sont pas au beau fixe. Le temps a même viré à l'orage lorsque Martine Aubry a lu en début d'année, dans les colonnes d'un grand quotidien, une critique en règle de sa loi sur la réduction du temps de travail par Gérard Filoche. Un inspecteur du travail parisien qui, ironie du sort, siège au Conseil national du parti socialiste. Mais au titre de la Gauche socialiste, l'opposition interne à Lionel Jospin. Ulcérée, la ministre a tenté, en guise de représailles, de museler l'expression de l'Inspection dans les médias, par voie de circulaire. Un texte, rebaptisé Vos gueules les mouettes dans les rangs de l'Inspection, qui a suscité un véritable tollé. Des inspecteurs du Nord sont même allés jusqu'à tenir une conférence de presse le visage dissimulé derrière un masque blanc.

Sur le fond, Martine Aubry n'apprécie guère l'attitude des inspecteurs du travail sur le dossier sensible des 35 heures. Elle leur reproche, en particulier, de faire trop de zèle sur le contrôle du temps de travail des cadres. La ministre de l'Emploi, qui pousse à la roue pour la signature de nouveaux accords, verrait davantage ses inspecteurs dans un rôle d'ambassadeurs de la RTT. Dans une circulaire d'avril 1999 fixant les orientations et actions prioritaires de l'Inspection, elle précise sa pensée, expliquant que « le constat d'écarts manifestes et prolongés entre les pratiques et le droit constitue un levier d'incitation à la négociation ». En clair : il ne s'agirait pas que des contrôles viennent refroidir les ardeurs des entreprises à négocier les 35 heures. Dans les rangs de l'Inspection, nouvelle clameur d'indignation. Le contentieux n'est toujours pas réglé, puisque Martine Aubry a demandé à un groupe d'inspecteurs de lui faire des propositions.

Loin d'être un sujet anodin, la question du contrôle des temps de travail représente un enjeu primordial pour l'Inspection. Au cours des dernières années, la pression du chômage a conduit les pouvoirs publics à donner une large priorité aux politiques d'emploi au détriment de la réglementation du travail, créant un certain malaise parmi ceux chargés de la faire appliquer. Avec les lois sur les 35 heures, l'Inspection du travail revient aujourd'hui en force, trouvant l'occasion rêvée de retrouver sa vocation première : faire respecter la législation. « La durée du travail, explique Bernard Grassi, inspecteur à Nantes et président de l'association Villermé, constitue un élément essentiel du statut du salarié où nous devons nous investir pour générer des garde-fous. »

La loi, c'est la loi

À côté de Villermé, la plus ancienne et la plus importante des associations d'inspecteurs, coexistent d'autres courants de pensée et de nouvelles organisations : « Nous ne sommes pas là pour jouer un rôle de conseil ou de VRP de l'emploi, notre rôle est avant tout de contrôler », assène Pierre Joanny. Avec une dizaine d'autres collègues, cet inspecteur du Nord a fondé en 1996 l'Association de défense et de promotion de l'Inspection du travail, qui revendique aujourd'hui une cinquantaine d'adhérents. « Au fil des ans, renchérit la vice-présidente, Catherine Lance, le respect de la réglementation du travail est devenue la cinquième roue du carrosse. Je ne peux pas céder à une certaine forme de chantage à l'emploi, sinon je ne sors carrément plus de mon bureau. »

Encore plus radicale, une association baptisée L. 611-10, du nom de l'article du Code du travail qui définit le pouvoir de sanction de l'Inspection, a vu le jour à Paris. Sa vingtaine d'adhérents partage un credo qui ne fait pas dans la nuance : « L'outil essentiel de l'action de l'inspecteur est le procès-verbal, explique sans détour la présidente, Sylvie Catala, en particulier lorsqu'il s'agit de questions de sécurité, de représentation du personnel ou de dépassement des durées maximales de travail. Il existe un minimum de règles à ne pas transgresser. Des employeurs ont pris l'habitude en la matière de penser qu'ils étaient libres d'agir comme ils l'entendaient. Beaucoup trop de lignes jaunes ont déjà été franchies. Pour nous, les efforts ne comptent pas, poursuit cette inspectrice. Entre une société qui ne fait rien contre des dépassements d'horaires et une autre qui tenterait d'y remédier, les deux encourent des sanctions. » Pour ces inspecteurs, les 35 heures s'avèrent un fabuleux cheval de bataille. Tenus d'exprimer un avis sur la validité des accords, certains privilégient un respect à la lettre de la législation.

L'histoire de cette PME de la métallurgie, basée dans le Sud-Ouest, est significative. En décembre 1998, syndicats et direction concluent un accord 35 heures à faire rêver Martine Aubry : 10 % de réduction du temps de travail, 6 % d'embauches, le tout sans diminution de salaire, et vingt-deux jours supplémentaires pour les cadres. « Notre inspecteur a pinaillé sur le contrôle du temps, explique le directeur des ressources humaines. Si nous n'installions pas de badgeuse jugée selon lui plus fiable que tout autre instrument, nous n'aurions pas obtenu l'avis favorable pour les aides. Nous sentions très bien qu'il nous attendait au tournant. » Mais cet inspecteur n'avait pas pensé aux possibles effets pervers de la machine : « Après avoir obtenu un délai de quelques mois avant de voir débarquer la pointeuse, poursuit le DRH, nous avons expérimenté le système d'autodéclaration qui s'est avéré être moins intéressant pour l'entreprise. Le personnel omettait parfois de déduire ses temps de pause. Ce qui ne sera plus possible avec la badgeuse. »

Pour une autre PME ancrée dans le Valenciennois, aussi candidate à un accord Aubry offensif, l'Inspection a ergoté pour trois jours de congé. La majorité des cadres s'étaient concertés et avaient accepté d'intégrer dans leurs vingt-deux jours supplémentaires trois jours existants qui étaient accordés par l'entreprise en sus des congés payés légaux. « L'encadrement était simplement soucieux de maintenir un équilibre économique, explique Christian Traisnel, du cabinet Hexa Conseil, d'où leur décision d'abandonner ces trois jours. » L'Inspection ne l'a pas entendu de la même oreille. « Mais lorsque le climat social dans l'entreprise est bon, poursuit le consultant, que tous les salariés ont débattu du projet ou que toute la communauté reconnaît avoir progressé vers un compromis acceptable, comment justifier un tel entêtement qui risque d'aboutir à l'effet inverse de celui recherché ? »

À la Caisse d'épargne d'Ile-de-France ouest, ce ne sont pas les 35 heures qui ont ouvert un conflit avec l'Inspection. Cette entreprise pionnière de la réduction du temps de travail avait en effet signé un accord en 1991, ramenant la durée de la semaine de travail à 36 heures. En 1998, Philippe de Langlais, le directeur des ressources humaines devenu aujourd'hui consultant, a été condamné à une amende du même ordre que Thomson-RCM pour dépassements de la durée maximale de travail. Saisie par les syndicats CFDT et CGT de l'établissement, l'Inspection du travail a constaté, sur les deux années précédentes, 98 infractions sur un effectif de 800 salariés, dont une soixantaine de cadres. « Le plus difficile à supporter, souligne Philippe de Langlais est ce sentiment d'être traité comme le dernier des négriers alors même que l'entreprise avait réduit le temps de travail, sans diminution de la rémunération, et que le revenu le plus bas commençait à 10 000 francs net par mois. Alors, étions-nous vraiment la bonne cible ? » s'interroge-t-il. Comme Thomson-RCM, la Caisse d'épargne n'a pas été prise au dépourvu.

Du bon usage du procès-verbal

Entre la première visite de l'Inspection et la verbalisation, deux années se sont écoulées durant lesquelles l'entreprise s'est vu notifier des observations et une mise en demeure. « Nous avons essayé de trouver des réponses pour enrayer ces dérapages et tenir compte des réalités de l'entreprise, précise Philippe de Langlais. Mais on ne modifie pas une situation par un simple claquement de doigts. Entre être strictement d'équerre avec la réglementation et s'en rapprocher, il faut savoir faire preuve de discernement. »

De fait, une large partie des inspecteurs sont tiraillés entre leur mission de contrôle et de répression, et une attitude plutôt accommodante vis-à-vis d'entreprises qui peuvent rencontrer des difficultés dans l'application de la législation. « Seule une minorité d'inspecteurs se montrent ergoteurs ou rigides, estime le DRH d'une chaîne de services implantée sur tout le territoire. Les autres font preuve de plus d'ouverture. » Car, contrairement à une idée reçue, l'Inspection n'utilise pas son pouvoir de sanction de façon abusive. Selon un rapport du Conseil économique et social, une moyenne annuelle de 2 % des infractions est relevée par un procès-verbal. « Cet outil en est un parmi d'autres et doit être manié à bon escient », estime Bernard Grassi, responsable de l'association Villermé. Utilisé au moment opportun envers une entreprise qui a pignon sur rue, il peut même avoir un retentissement considérable. Est-ce que la question du temps de travail des cadres serait devenue un véritable sujet de société sans la condamnation très médiatisée de Thomson-RCM ?

Des rollers trop dangereux

Les rollers au placard. Ainsi en a décidé l'Inspection du travail des Bouches-du-Rhône, qui en a interdit l'usage dans deux hypermarchés, Auchan et Géant Casino. « Trop dangereuse, cette méthode de travail n'est liée à aucun impératif particulier », souligne l'Inspection. Pour justifier sa décision, l'administration du travail précise qu'au cours des trois dernières années 25 accidents ont été constatés dont 8 ont donné lieu à un arrêt de travail dans une équipe qui compte 10 rollermen. Mais cette mesure semble avoir été diversement appréciée par des syndicats et une partie du personnel qui jugent la décision trop sévère. Les caissières d'Auchan auraient même lancé une pétition réclamant le retour des rollers. Chaussés de patins et munis d'un téléphone portable, ces employés, chargés d'aller vérifier un prix mal étiqueté, donnaient l'information en quelques secondes. Depuis l'interdiction, l'attente est un peu plus longue. « C'est à l'entreprise de trouver une solution dans son organisation, rétorque l'Inspection, les défauts d'étiquetage n'apparaîtraient pas si le personnel de la grande distribution ne travaillait pas en flux tendu. » Du côté des directions d'Auchan et de Géant Casino, on ne souhaite pas s'exprimer sur le sujet par crainte d'envenimer les relations avec une administration qui a d'autres sujets en tête. La grande distribution est en effet étroitement surveillée sur les temps de travail des chefs de rayon et de l'encadrement. Une interdiction pourrait en cacher une autre.

Auteur

  • Frédéric Rey