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Politique sociale

Blair, Schröder, Jospin : des remèdes similaires pour traiter le social

Politique sociale | DECRYPTAGE | publié le : 01.10.1999 | Thierry Roland, Sabine Syfuss-Arnaud

De prime abord, leurs points de vue divergent sur les grands dossiers sociaux. Pourtant, quand il s'agit de lutter contre le chômage ou de pérenniser le système de protection sociale, les trois leaders sociaux-démocrates européens recourent à des thérapies tout à fait comparables. Revue de détail.

Une belle affiche en perspective. Au mois de novembre, le gratin de l'Europe rose se retrouvera au Cnit à la Défense, où la France accueillera le congrès de l'Internationale socialiste. Une nouvelle occasion de confronter les politiques sociales conduites par les Premiers ministres sociaux-démocrates en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, après le pavé jeté dans la mare au début de l'été par le manifeste Blair-Schröder. Dans ce texte de 18 pages, les intéressés prônaient une troisième voie fortement teintée de libéralisme, en revendiquant notamment une plus grande flexibilité du marché du travail et la fin de l'« assistanat ». Un plaidoyer fort mal reçu dans l'entourage de Lionel Jospin. Et pourtant… Les politiques conduites de part et d'autre de la Manche ou du Rhin sont-elles vraiment si divergentes ? Rien n'est moins sûr.

Bien entendu, à leur arrivée au pouvoir, la situation de leurs pays respectifs n'était pas la même. Les sociétés britannique, française et allemande ne souffraient pas des mêmes maux. Blair est ainsi entré au 10, Downing Street après dix-huit ans de thatchérisme dans un Royaume-Uni socialement affaibli, mais aux performances économiques honorables. À l'inverse, Jospin et Schröder ont trouvé un tissu social plus cohérent, mais un chômage alarmant. Cela dit, le Premier ministre britannique est en réalité beaucoup plus interventionniste qu'il ne le prétend (les deux derniers budgets de la Grande-Bretagne indiquent un niveau de redistribution sans équivalent depuis trente ans). En dépit d'un budget 2000 très drastique pour le social, le chancelier allemand reste attaché aux acquis de l'économie sociale de marché. Quant au chef du gouvernement français, il est plus libéral qu'il ne veut bien l'avouer. À l'usage, sa loi sur les 35 heures se révèle un formidable cheval de Troie pour introduire la flexibilité du temps de travail dans les entreprises hexagonales. Revue de détail des politiques sociales des trois grands leaders européens.

PRIORITÉ À L'EMPLOI DES JEUNES

D'emblée, chacun d'eux a mis le paquet sur l'emploi des jeunes. En deux ans, la France a créé près de 196 000 emplois jeunes dans la fonction publique (éducation, police), les collectivités locales et les associations. Financés par une aide de 96 000 francs par an et par personne, les contrats de cinq ans signés avec les jeunes sont, à terme, censés se transformer en emplois durables.

À peine arrivé au pouvoir, Gerhard Schröder a, lui aussi, mis en place un programme d'urgence pour l'emploi des jeunes. C'est d'ailleurs le seul résultat concret – pour l'instant – du fameux « pacte pour l'emploi » promis pendant sa campagne électorale. Assis autour d'une même table, gouvernement, patronat et syndicats ont doté le Bundesanstalt für Arbeit (l'équivalent de l'ANPE) de 6,8 milliards de francs pour offrir, avant la fin de l'année, 100 000 places d'apprentissage supplémentaires aux jeunes de moins de 25 ans.

Même chose de l'autre côté de la Manche. En deux ans, Londres a créé 150 000 emplois jeunes. La presse du monde entier a été conviée à voir comment les jeunes de Sheffield, région sinistrée, remettent le pied à l'étrier. Une partie de l'impôt exceptionnel prélevé en 1997 sur les profits des entreprises récemment privatisées a profité aux chômeurs de 18 à 24 ans sans emploi depuis au moins six mois. On leur a proposé soit une formation dans une entreprise privée, soit un emploi dans une association ou dans le secteur de l'environnement. « Un tiers des jeunes ont pu accéder au marché du travail, analyse Paul Gregg, spécialiste des questions sociales à la London School of Economics. Il est vrai que le système, directement inspiré des politiques américaines, fonctionne de manière très directive : ceux qui refusent de s'inscrire dans les programmes d'accompagnement ou qui rejettent une offre d'emploi jugée raisonnable par le Job Centre (l'ANPE britannique) voient leur allocation fortement réduite, puis supprimée. »

INSÉRER PLUTÔT QU'ASSISTER

Pour combattre l'exclusion, les dirigeants allemand, français et britannique partagent le même credo : insérer plutôt qu'assister. Certes, l'incitation à travailler est, chez nos voisins, plus contraignante qu'en France. « Nous ne sommes pas sur la même ligne, insiste Jacques Rigaudiat, le conseiller social de Lionel Jospin à Matignon. Les politiques anglo-saxonnes sont fondées sur la contrainte, en jouant sur le puritanisme culturel pour culpabiliser les gens. Cela ne fonctionnerait pas en France. Nous préférons accompagner, favoriser, inciter, aider les sans-emploi à reconstruire progressivement leur autonomie. »

Le « New Deal » (nouvelle donne) britannique – dont Gerhard Schröder aimerait bien s'inspirer – consiste à réorienter tous ceux qui ont quitté le marché du travail depuis longtemps (chômeurs de longue durée, mères célibataires, handicapés…) et qui sont habitués à survivre grâce à leurs seules allocations, longtemps généreuses, et désormais plus modiques. Mais le dispositif n'est pas seulement coercitif. C'est aussi un savant dosage de conseils en gestion de carrière, de cours sur l'art de remplir un CV et de répondre à un entretien d'embauche, d'accompagnement psychologique et de programme de formation personnalisé.

Roger Liddle, proche conseiller de Tony Blair, spécialiste des affaires sociales et européennes, confirme : « Ce volet de notre politique va nous permettre de lutter efficacement et durablement contre l'exclusion sociale. S'y ajoute, depuis début octobre, un crédit d'impôts dont bénéficient les familles à faibles revenus avec enfant, à partir du moment où le retour au travail est constaté. » 1,5 million de foyers avec au moins un enfant de moins de 16 ans à charge sont concernés.

La volonté de combattre l'« assistanat » n'est pas une spécificité britannique. Répondant aux collectifs de chômeurs qui revendiquaient, début 1998, une hausse uniforme des minima sociaux, Lionel Jospin déclarait vouloir « une société du travail » et non « une société d'assistance ». Dans la foulée, la loi de juillet 1998 contre l'exclusion autorisait le cumul temporaire des minima sociaux (RMI, allocation de parent isolé, allocation de solidarité spécifique…) avec un revenu minimal. À l'instar de ses voisins, la France tente ainsi de contourner le « piège à pauvreté », situation dans laquelle un chômeur qui trouve un travail, mais qui perd ses allocations, vit plus mal qu'auparavant. Économiste à l'OCDE, Peter Tergeist souligne : « En permettant de cumuler un certain temps un salaire et les minima sociaux, la France ne fait pas figure d'exception. La plupart des pays se dirigent vers ces politiques d'incitation au retour à l'emploi, qui constituent la meilleure et la plus économique des protections sociales. »

La loi française contre l'exclusion a apporté une autre nouveauté : la couverture maladie universelle (CMU). La Sécu pour tous sera effective le 1er janvier 2000. Il était temps, commentent nos voisins, chez qui existe depuis des décennies un panier de soins minimum pour l'ensemble de la population. Mieux, le National Health Service (NHS) est complètement gratuit depuis sa création il y a cinquante ans. Il est inconcevable pour un Britannique d'aller chez son généraliste avec son chéquier.

FLEXIBILITÉ CONTRE SÉCURITÉ

En dépit de discours très divergents dans la forme, France, Grande-Bretagne et Allemagne se retrouvent aussi sur le chapitre de la flexibilité du marché du travail. Réforme emblématique du gouvernement Jospin, les 35 heures auront surtout comme résultat d'apporter aux entreprises une plus grande souplesse dans leur organisation du travail. Discutée au Parlement à partir du 5 octobre, la seconde loi Aubry fait ainsi sauter un certain nombre de verrous dans le Code du travail : décompte en jours de la durée du travail, annualisation individualisée, modulation simplifiée sous forme de journées ou de demi-journées de repos… tout en accordant quelques garde-fous aux salariés concernés. Le Financial Times, le très libéral quotidien londonien des affaires, ou The Economist, le non moins libéral hebdomadaire britannique, ne s'y sont pas trompés, en félicitant Matignon pour la souplesse que le texte donne aux employeurs.

Revenant sur certains excès dérégulateurs du libéralisme thatchérien, Tony Blair a lui, plutôt cherché à donner des gages aux salariés britanniques. Ainsi son gouvernement a-t-il signé la charte sociale de l'Union européenne, qui permet notamment de limiter le nombre d'heures hebdomadaires dans un pays où il n'est pas rare d'arriver à soixante-dix heures de labeur par semaine. Le 10, Downing Street a introduit, le 1er avril dernier, un salaire minimal de 36 francs l'heure pour les salariés âgés d'au moins 22 ans. « Soit un net proche du smic français », observe John Crowley, auteur d'un ouvrage décapant sur le blairisme (1). Dans la panoplie des nouveaux droits octroyés aux salariés figure aussi un congé parental de trois mois non rémunéré, une augmentation des indemnités en cas de licenciement abusif (jusqu'à 500 000 francs), l'amélioration des droits des travailleurs à temps partiel. Par ailleurs, les agences d'intérim, coupables de nombreux abus, vont faire l'objet d'une nouvelle réglementation, plus sévère. Ce filet de protection légal, qui reste nettement en retrait par rapport aux garanties dont bénéficient les salariés français et allemands, fait presque figure de révolution dans un pays où l'on peut être licencié du jour au lendemain sans préavis (pendant les deux premières années de présence) et où la moitié des contrats de travail n'excède pas quinze mois.

En Allemagne, Gerhard Schröder avait inauguré son mandat à l'automne 1998 en annulant deux mesures défavorables aux salariés prises par le gouvernement Kohl : un assouplissement du droit des licenciements dans les PME et la réduction des indemnités en cas de congé maladie. Afin d'enrayer la hausse du chômage germanique, il aurait souhaité, dans un second temps, introduire plus de flexibilité dans l'organisation et les horaires de travail, plus de souplesse dans un marché du travail si rigide qu'il paraît parfois immuable. Mais la culture de la cogestion et le poids syndical lui laissent peu de marge de manœuvre. D'autant que son parti vient de perdre, cet automne, une série d'élections régionales, et qu'il essaie d'imposer son budget d'austérité. Difficile de multiplier les mesures impopulaires auprès de l'électorat traditionnel du SPD.

REDIMENSIONNER LA PROTECTION SOCIALE

Comment garantir une couverture sociale satisfaisante sans augmenter le poids des prélèvements obligatoires, tout en réduisant les déficits publics et en tenant compte du vieillissement de la population ? Tous les pays d'Europe occidentale sont confrontés à ce véritable casse-tête. Mais Jospin, Schröder et Blair ont trouvé, à leur arrivée au pouvoir, une situation bien différente : d'un côté, au Royaume-Uni, l'État s'est fortement désengagé pendant la période thatchérienne. De l'autre, en Allemagne et en France, les systèmes sont restés extrêmement généreux, et l'heure est au rationnement. Chacun des trois tente aujourd'hui de redresser la barre.

Les Tories avaient sabré dans les budgets sociaux. Avec moins de 7 % de son PIB consacré à la santé, le pays s'est retrouvé avec des hôpitaux en piteux état, une pénurie de personnel qualifié et d'interminables délais d'attente pour être opéré. Tony Blair a lâché du lest et injecté de l'argent dans le système : le budget de la Santé aura, au final, augmenté de 4,7 % par an entre 1997 et l'an 2000. Inversement, Français et Allemands, avec en gros 10 % de PIB dévolus à la Santé, ont tendance à fermer le robinet, avec des plans d'économie drastiques. Paris comme Berlin avancent ainsi des mesures pour responsabiliser le patient, ne rembourser que les soins justifiés, faire la chasse aux médicaments de confort ou aux cures thermales inutiles…

S'agissant des retraites, les trois pays sont confrontés au même problème de vieillissement démographique. Comment préserver le pouvoir d'achat des pensions à dix, vingt ou trente ans de distance avec l'arrivée massive des enfants du baby-boom à 60 ans ? Dans l'Hexagone, Lionel Jospin calme le jeu, après le tollé suscité par le récent rapport du commissaire au Plan, Jean-Michel Charpin, qui préconisait d'augmenter la durée de cotisation requise à 42,5 années à l'horizon 2019. Le Premier ministre a annoncé, pour le début de l'an 2000, des « orientations générales » sur la réforme des retraites. Il n'y aura pas de « Grand Soir », mais une réforme « progressive » sur plusieurs années. Quant aux fonds partenariaux de retraite, délicat euphémisme pour parler des fonds de pension, ils verront le jour – promis, juré – une fois que les régimes par répartition auront été consolidés.

Dès son arrivée à la chancellerie, Gerhard Schröder avait annulé la réforme des chrétiens-démocrates, qui prévoyait une diminution progressive des prestations sur quinze ans. Mais c'était reculer pour mieux sauter. Quelques mois plus tard, au début de l'été, il propose d'indexer les retraites non plus sur les salaires, mais sur l'inflation. Et Walter Riester, l'ancien patron d'IG Metall devenu ministre du Travail, suggère d'obliger les Allemands à recourir à des retraites privées complémentaires. Devant la levée de boucliers suscitée par ces projets, notamment au sein de la coalition rouge-verte au pouvoir, Gerhard Schröder le pragmatique préfère reculer. « Pour l'instant, car on peut être sûr qu'il reviendra à la charge », prophétise Henrik Uterwedde, de l'institut franco-allemand de Ludwigsburg.

Au Royaume-Uni, les fonds de pension font, depuis longtemps, partie intégrante du système. C'est l'insuffisance des revenus des retraités les plus modestes qui pose problème aujourd'hui : ceux qui n'ont pas eu les moyens de s'offrir des couvertures privées coûteuses ou, pis encore, ceux qui ont été bernés par les produits de substitution à l'ancien régime public proposés par les compagnies d'assurances sous l'ère Thatcher. Tony Blair s'était engagé à revoir l'ensemble du mécanisme. Son futur projet de loi porte sur trois points : l'augmentation du minimum vieillesse garanti par l'État (aujourd'hui près de 3 000 francs par mois), l'introduction d'un régime de retraite complémentaire d'État pour les revenus inférieurs à 90 000 francs par an et la mise en place, pour les revenus supérieurs à cette somme, d'incitations fiscales pour la souscription à de nouveaux régimes privés.

Bref, à y regarder de plus près, les remèdes administrés par les docteurs Schröder, au pouvoir depuis un an, Jospin et Blair, aux commandes depuis 1997, appartiennent manifestement – au-delà de l'habillage politique – à la même famille thérapeutique.

MARTINE AUBRY, ministre et incontournable

Rebelote ! Après avoir fait ses premières armes comme ministre du Travail sous Édith Cresson, puis Pierre Bérégovoy, Martine Aubry est, depuis 1997, à la tête d'un mégaministère qui couvre à la fois l'emploi, la santé, la Sécurité sociale, la famille, la ville, les femmes… Compétente, volontariste, convaincue et combative, cette énarque, ancienne directrice générale adjointe de Pechiney, s'est particulièrement investie dans les projets de loi sur les 35 heures et l'exclusion, au point de délaisser quelque peu les dossiers de l'avenir des retraites et de la maîtrise des dépenses de santé. Entre ses deux passages à l'Hôtel du Châtelet, elle a mis sur pied la fondation Agir contre l'exclusion. Actuel numéro deux du gouvernement, très populaire dans l'opinion publique, la fille de Jacques Delors pourrait devenir le Premier ministre d'un Lionel Jospin élu président de la République. Mais elle n'est pas la seule candidate…

ANTHONY GIDDENS, sociologue et éminence grise

Théoricien de la troisième voie – « un projet qui s'inscrit dans la transformation de toutes les gauches du monde pour répondre à une situation économique et sociale complètement différente, due à la mondialisation » –, Anthony Giddens est l'éminence grise de Tony Blair et l'un des inspirateurs, côté britannique, du fameux manifeste Blair-Schröder. Sociologue et directeur de latrès prestigieuse London School of Economics and Political Sciences (LSE), il met dos à dos le socialisme traditionnel et le néolibéralisme dans son ouvrage « The Third Way, the Renewal of Social Democracy » (« La Troisième Voie, le renouveau de la démocratie sociale »), paru en 1998. Et soutient que, dans une société en évolution, la manne de l'État-providence peut avoir des effets pervers et être contre-productive.

Conclusion : il convient de reconsidérer le système dans son ensemble. Des propos qui lui ont valu d'être chaudement félicité par Denis Kessler, le vice-président du Medef, lors de l'un de ses récents déplacements à Paris.

BODO HOMBACH, libéral et influent

Son credo : « Un État incitatif qui invite à plus de responsabilité personnelle et à davantage d'initiatives individuelles. » Self-mademan, inventeur du nouveau centre (Neue Mitte) qu'il a conceptualisé à travers un livre, « Nouvel élan : la politique du nouveau centre », Bodo Hombach est l'homme de confiance de Gerhard Schröder. C'est lui qui l'a conduit à la victoire en septembre 1998. Il est le rédacteur, côté allemand, du manifeste anglo-germanique. Tacticien et négociateur rusé, il a contribué à faire de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie – le plus gros Land allemand – un bastion socialiste depuis 1980. Ancien dirigeant de deux aciéries, apprécié du patronat, ce colosse de 1,90 mètre affichant 100 kilos sur la balance, apporte du sang neuf à la social-démocratie, au grand dam de l'aile gauche du parti. Hombach a été directeur de cabinet de Schröder jusqu'à cet été. Contraint de l'éloigner du pouvoir en raison d'un scandale immobilier, le chancelier l'a nommé coordinateur du pacte de stabilité pour les Balkans.

(1) « Sans épines, la rose. Tony Blair, un modèle pour l'Europe ? », John Crowley, éditions La Découverte, 1999.

Auteur

  • Thierry Roland, Sabine Syfuss-Arnaud

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