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Enquête

PRODUCTIVITE : UN ESPION DANS L'ORDINATEUR

Enquête | publié le : 01.10.1999 | Éric Béal

Quand les salariés travaillent en réseau, rien de plus facile que de comparer leurs performances et leur productivité. Contrôle tatillon ou aide à la décision ? Tout dépend alors de la culture de l'entreprise.

En grisé, jaune ou rouge, les noms des salariés apparaissent surlignés à l'écran. Nous sommes dans une plate-forme téléphonique de France Télécom, située dans le nord de Paris. Sans manipulation inutile, le superviseur peut savoir immédiatement si les agents de ses équipes obéissent aux directives internes. En jaune ceux qui sont depuis plus de trois minutes en conversation avec un client, en rouge ceux qui ont dépassé cinq minutes d'explication. Les traînards peuvent s'attendre à une remontrance, car ils ne sont pas assez productifs en regard des critères fixés par la maison. Sur un mur de la salle, un gros compteur électronique indique le nombre d'agents présents, ceux qui sont déconnectés du standard téléphonique et les clients en attente. Une merveille de technologie, due à l'arrivée d'un nouvel équipement téléphonique, le système Opus 4 400.

« Depuis l'arrivée de ce nouveau standard, les managers de notre centre d'appels se sont transformés en gardes-chiourme, estime un syndicaliste de Sud Télécom. Ils ne cherchent pas à connaître la nature des demandes mais travaillent en fonction des statistiques. Nous devons respecter les temps moyens impartis pour répondre aux désirs des clients. » Les frictions avec les superviseurs surviennent notamment quand un agent se déconnecte du standard, le temps d'effectuer les opérations demandées par les clients. « Le superviseur ne connaît pas la nature de notre travail et considère que ce laps de temps est utilisé pour des raisons non professionnelles. Dans son esprit, notre travail se résume à donner des informations au téléphone à l'aide des fichiers et des réponses types mis à notre disposition. Depuis peu de temps, nous devons même lui indiquer la raison pour laquelle nous sortons du groupement de téléopérateurs. Nous n'avons le choix qu'entre “repas” et “pause”… »

Exemple caricatural des nouveaux contrôles de productivité permis par la technologie informatique ? « Non, il s'agit de coaching », rétorque Catherine Spinola, directrice du développement des ventes de la branche grand public. « Ce matériel est employé par tous nos concurrents. Il permet certes au manager d'écouter et même d'enregistrer la conversation avec le client. Mais cela ne constitue pas une nouveauté. Cette pratique existait avant l'apparition du nouveau standard téléphonique. Elle offre la possibilité de réécouter, avec son accord, une conversation avec le salarié concerné afin de l'aider à améliorer son savoir-faire. » La direction de France Télécom précise que le superviseur, qui chapeaute une dizaine d'équipes de téléopérateurs dans chaque centre d'appels « est un technicien chargé de suivre le trafic heure par heure, qui n'a pas de pouvoir hiérarchique sur les employés du centre, car chaque groupe est encadré par un manager qui est le seul responsable hiérarchique de référence ». Une organisation qui semble aboutir à un résultat paradoxal. À l'époque où la mode est au management participatif, les nouvelles technologies de l'information et de la communication, ou NTIC (1), peuvent introduire la taylorisation dans les activités de services.

Sociologue du travail et enseignant à l'université d'Évry, Frédérik Mispelblum Beyer souligne que le contrôle des employés est une préoccupation désormais très répandue dans l'encadrement. « Avant l'apparition de ces outils informatiques, à part les heures de présence et les résultats chiffrés du service, les cadres ne pouvaient pas vérifier grand-chose. Beaucoup en ressentaient une certaine frustration et accueillent les nouveaux progiciels de gestion intégrés avec enthousiasme. » Cette analyse est partagée par le sociologue Jean-Pierre Le Goff, auteur des Illusions du management. « Le mythe de la maîtrise de l'homme au travail ne date pas d'hier. Il y a longtemps que la rationalisation indispensable des tâches baigne dans les fantasmes de maîtrise totale. Si les salariés n'y prennent pas garde, les nouvelles technologies vont permettre de concrétiser le mythe en réalité tangible. »

Entrer dans « l'enveloppe physique » des salariés

Observateurs privilégiés de l'utilisation des technologies informatiques, les commerciaux et autres chargés de clientèle appartenant aux sociétés de services voient poindre cette demande de contrôle. Un ingénieur en informatique s'avoue effaré de la rapidité avec laquelle ses clients réalisent que les progiciels de gestion peuvent être utilisés comme des mouchards. En démonstration chez un fabricant de cosmétiques, il présentait récemment un nouveau système d'ERP, détaillant les différents indicateurs permettant d'optimiser la gestion des stocks.

Dans cette entreprise, les matières premières destinées aux préparations sortent quotidiennement des magasins pour être stockées dans un endroit où les chimistes viennent directement se servir. Lorsqu'il a expliqué qu'il est possible de remonter l'information dès qu'un cariste signale une opération au système de gestion informatique, « ça a fait tilt dans la tête du directeur du système d'information de l'usine ». « Si nous avons la possibilité de tracer le moment où les opérateurs répondent à la commande, nous pouvons établir des statistiques sur chacun d'entre eux, obtenir la productivité moyenne du service et optimiser les temps de préparation, n'est-ce pas ? » a-t-il demandé. Et la réponse est effectivement positive. Avec la mise en réseau des ordinateurs individuels, le contrôle de la productivité est relativement facile. « Tout est conservé en mémoire, indique Samir Cadi, consultant chez Algoe Management. L'administrateur du réseau peut se brancher sur n'importe quel utilisateur en cas de nécessité. Sans compter la possibilité d'aller fouiller sur son disque dur sans laisser de trace. » Une fois ces informations recueillies, il est théoriquement possible de comparer la productivité respective de différents salariés ou de différents services. Voire d'établir le « profil professionnel » d'un salarié. « Avant, les technologies en étaient réduites à surveiller l'enveloppe physique des gens, explique Hubert Bouchet, vice-président (FO) de la Cnil. Aujourd'hui, elles peuvent entrer dans cette enveloppe. La collecte d'une foule de données et leur comparaison peut pousser certains à s'intéresser à la vélocité intellectuelle et aux modes de raisonnement d'un salarié qui utilise l'outil informatique de façon régulière. Cela pourrait constituer un dossier permanent qui influencerait l'évolution de sa carrière professionnelle. » Les plus productifs passant devant les autres.

Loin d'épouser cette vision négative, les cabinets de consulting trouvent beaucoup d'avantages aux nouvelles technologies. Pour Stéphane Paolini, consultant spécialisé dans les problèmes humains chez Gemini Consulting, les NTIC doivent favoriser une évolution de la fonction d'encadrant vers un rôle de parrain vis-à-vis des membres de l'équipe. « Grâce à la visibilité apportée par le système informatique sur chaque opérateur, un cadre peut conseiller et amener chacun à se concentrer sur les domaines importants, voire à corriger ses points faibles. » Et de citer des exemples d'entreprises comme Electrolux France, où l'utilisation de l'informatique va dans ce sens. Fin 1998, l'ensemble des 80 commerciaux de l'entreprise ont été équipés d'ordinateurs portables. « Le portable est surtout muni d'un forum de discussion et d'un agenda, explique Frédéric Loquin, directeur commercial chez Electrolux France. Nos commerciaux y notent les informations glanées sur le terrain en discutant avec les clients. Chaque soir, ils se connectent au réseau de l'entreprise et envoient les données sur notre base. Le lendemain, tous leurs collègues peuvent en prendre connaissance. » Le planning des rendez-vous pour la semaine suivante et le rapport d'activité de la semaine passée sont transmis par le même moyen.

Au bout d'un an d'utilisation, les directeurs régionaux d'Electrolux espèrent pouvoir comparer les plannings de tournée de leurs commerciaux avec ceux de l'année précédente. L'exercice leur permettra de piloter des modifications en fonction des résultats obtenus précédemment. Un suivi individuel de chaque commercial est déjà assuré par un responsable des méthodes. « Nous augmentons la productivité des individus et nous évitons les erreurs et les pertes de temps, affirme Frédéric Loquin. Il ne s'agit pas de flicage mais de coaching. Après analyse des performances individuelles, les supérieurs hiérarchiques peuvent aider les gens à éliminer leurs points faibles. Auparavant, nous n'avions que le chiffre d'affaires pour juger un individu, maintenant, nous connaissons sa façon de travailler, la qualité de ses remarques sur le forum. Nous pouvons même, dans une certaine mesure, vérifier sa connaissance des produits. Pour nos commerciaux, c'est très stimulant. »

Des outils d'aide au management

Dans les entreprises, les représentants syndicaux sont cependant plus inquiets des conséquences sur l'emploi de l'introduction des fameuses NTIC que des possibilités de contrôle des salariés. « L'informatique n'a pas révolutionné l'appréciation portée sur le travail de chaque salarié. Auparavant, la productivité se mesurait physiquement, en nombre de dossiers empilés chaque soir sur le bureau. Aujourd'hui, les dossiers sont comptabilisés par la machine et le résultat est apprécié par écran interposé », note Elie Lazarevitch, délégué national du Syndicat national des cadres de la prévoyance et de l'assurance (SNCAPA-CGC). Un secteur où le travail en réseau informatique date d'une quinzaine d'années. Par éthique, certaines entreprises ne veulent voir dans les NTIC qu'un outil d'aide au management.

Aux AGF, les salariés ont été formés au maniement de l'Internet ou de l'intranet. Une charte d'utilisation et des règles déontologiques ont été largement diffusées. Pour le reste, la direction de la compagnie d'assurances s'en remet au « professionnalisme » de ses salariés. « Je suis très dubitative sur le contrôle des salariés par informatique interposée, observe Monique Schezalviel, directrice des ressources humaines des AGF. Nous avons confiance dans le sens de la responsabilité de nos équipes et nous n'établissons aucune statistique individuelle. S'il y a des contrôles, ils sont réalisés a posteriori par le responsable d'un service qui utilise les résultats pour motiver, faire progresser ses troupes et améliorer les scores de son équipe. Un management direct, fondé sur des règles connues de tous, est beaucoup plus efficace qu'une gestion des ressources humaines par ordinateur interposé. »

Autre secteur où la problématique est exactement identique : les banques. « La plupart se sont déjà engagées au moins tacitement à ne pas utiliser les contrôles informatiques en dehors des problèmes liés à la sécurité, indique Yves Lasfargue, ancien responsable de l'Union des cadres CFDT et directeur des études du Crefac (Centre d'étude et de formation). Une direction générale qui organiserait un contrôle systématique de la productivité de ses salariés en écartant son encadrement intermédiaire prendrait le risque de casser son fonctionnement interne. Les managers ne peuvent faire marcher leur équipe sans avoir toutes les responsabilités. Ils n'accepteront jamais d'être court-circuités par un système informatique. » Ce type de discours irrite Jean-Pierre Le Goff. Car, selon lui, les nouveaux systèmes d'information sont toujours présentés comme le meilleur moyen d'aider l'individu à améliorer ses performances. « Les salariés acceptent ces nouveaux outils et adhèrent au mode de management qui les accompagne. Les uns et l'autre vont de pair. Ils donnent plus d'autonomie et d'intérêt à leur travail. Mais il leur fait porter la responsabilité de la performance et génère un niveau de stress et d'angoisse important. » Pour François Cochet, du cabinet Alpha Conseil, « l'informatique est un outil puissant mais qui ne bouleverse pas le mode de management des entreprises. Celles qui fliquaient leurs salariés vont continuer. Les autres ont d'autres méthodes de régulation ». Reste que, comme le note Hubert Bouchet, une entreprise utilisant les NTIC a une arme atomique supplémentaire. Celle qui permet de mettre un employé indésirable sous pression en relevant ses performances personnelles jour après jour… Les salariés les plus revendicatifs pourraient bientôt s'en apercevoir.

300 % de contrôles en plus dans le commerce

Les employés du commerce ne sont pas à la fête. La dernière enquête sur les conditions de travail, publiée par la Dares, révèle que les salariés de la grande distribution sont de plus en plus contrôlés par leur hiérarchie. Au cours des années 90, ces contrôles ont connu une progression trois fois plus forte que ceux subis par les ouvriers. L'informatique a largement contribué à ce phénomène. Les experts de la Dares constatent que, dans la grande distribution plus qu'ailleurs, l'ordinateur est devenu un instrument de surveillance pour les salariés. « Repérage des erreurs, appréciation de la vitesse de travail » : conditionnés par ces impératifs de productivité, les employés de commerce considèrent que leur métier tend à évoluer vers un simple travail d'exécution. D'autant que « l'accroissement des contraintes de vitesse ne fait pas bon ménage avec le meilleur service au client », conclut la Dares.

Enquête « Conditions de travail 1998 » réalisée par J. Bué, M. Cézard, S. Hamon-Cholet, C. Rougerie et L. Vinck, Dares, publiée dans « Santé et Travail », n° 27.

Aux Impôts, des contrôleurs contrôlés

Depuis qu'ils sont équipés individuellement d'un micro, les agents de la Direction générale des impôts se plaignent de contrôles de productivité.

« Grâce à l'informatique, l'administration tend à individualiser le travail », souligne René Dassonville, membre permanent du bureau national du Syndicat national unifié des impôts (Snui). Savoir combien de déclarations de TVA ont été entrées en l'espace d'une demi-journée est désormais un jeu d'enfant pour les responsables de services. Ces batteries d'indicateurs chargés d'évaluer un centre, un service, voire un agent ont mis le feu aux poudres il y a quelques mois. « Cela s'est traduit par une série de conflits au niveau national, poursuit René Dassonville. Des agents ont boycotté les nouvelles procédures informatiques. L'introduction systématique de mots de passe et du numéro d'agent, l'obligation du décompte de journées passées sur un type d'opérations ne sont pas un gage de qualité du travail effectué.

D'autant que des dérapages peuvent se produire : pressés par les objectifs, des agents ont pu être tentés de contrôler à tout-va, quitte à revenir ensuite sur certaines vérifications. » La Direction générale des impôts a entendu le message, sans rassurer le Snui. « Il est devenu terriblement facile de modifier une ligne de programme pour introduire une nouvelle contrainte ou rendre une rubrique obligatoire. »

(1) NTIC : nouvelles technologies de l'information et de la communication. Elles sont constituées par les ordinateurs internes à une entreprise, reliés en réseau, par l'Internet, les télécommunications numériques et le multimédia. Lechantre de la révolution informatique dans l'organisation du travail est Denis Ettighoffer, président d'Eurotechnopolis Institut et auteur notamment de L'Entreprise virtuelle (Éditions Odile Jacob, 1992) et de Le syndrome de Chronos (Éditions Dunod, 1998).

Auteur

  • Éric Béal

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