8 heures, Hubert arrive en voiture sur son lieu de travail. À l'entrée du parking, une caméra ne manque pas de saluer l'arrivée du véhicule et de son propriétaire. Des caméras qu'Hubert croisera à nouveau plus haut dans les couloirs de la société. 8 h 2, il sort sa badgeuse électronique qui lui permet de pénétrer dans le parking, mais aussi de franchir les portiques de sécurité, de se déplacer dans toutes les zones du bâtiment, de régler son menu végétarien au restaurant d'entreprise. Les quantités de cafés ingurgitées, le nombre d'aller et retour entre son bureau et tel autre service, ses heures de départ sont méthodiquement enregistrés… 8 h 7. Hubert branche son micro, ouvre son courrier électronique, répond à un ami aux États-Unis. Il ignore que toutes ses manipulations sont potentiellement surveillées par un administrateur de réseau susceptible de retracer, seconde par seconde, son emploi du temps. Ses sites Internet préférés, mais aussi le nombre de dossiers traités dans la journée sont mémorisés ad vitam aeternam. Son téléphone, équipé d'une double écoute, permet à ses supérieurs de mesurer la qualité de ses réponses aux clients…

Grâce aux bonnes vieilles techniques, mais aussi aux plus innovantes des hautes technologies, les contrôles dans l'entreprise sont désormais continus, efficaces et multiples. Sous couvert de sécurité ou de maintenance informatique, tous ces outils permettent non seulement de vérifier la présence d'un employé à son poste ou de prévenir des larcins, mais de glisser doucement vers le contrôle de la productivité. À la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), certains vont jusqu'à redouter que des employeurs recourent aux nouvelles technologies pour bâtir des « profils professionnels » de leurs salariés. Statistiques en main, un chef de service est capable de comparer la rapidité ou les marges d'erreurs d'un pool de caissières de supermarché. Tout cela grâce aux caisses enregistreuses, qui n'ont jamais aussi bien porté leur nom.

S'il est légitime que l'entreprise se soucie de rentabilité et contrôle ses salariés, ceux-ci n'ont en revanche plus droit à l'erreur. Les nouvelles technologies ont amélioré leurs conditions de travail, ont permis de les responsabiliser, de les rendre plus autonomes… Mais elles ont également contribué à induire une forme de management par le stress, l'autocontrôle étant le plus subtil et le plus puissant des moteurs. Le hic est que, en règle générale, la réflexion a toujours un train de retard sur l'introduction de nouvelles technologies. Et les conséquences néfastes sur la gestion des ressources humaines sont rarement envisagées. Les managers se voient ainsi confier des outils dont ils ne mesurent pas toujours les possibilités. Pas de surprise avec les appareils clairement dédiés à la surveillance et à la sécurité comme les caméras ou les badgeuses électroniques. Leur bonne – ou mauvaise – utilisation dépend de la culture de l'entreprise. Le problème se corse lorsque des instruments de travail quotidien – un fichier de gestion des clients, un logiciel d'autoformation sur l'Internet, un agenda électronique… – sont détournés de leur fonction d'origine pour constituer un dossier contre un employé.

Les salariés commencent seulement à découvrir la toute-puissance des moyens informatiques. Mais les nouvelles technologies incarnent l'avenir. Elles ont bonne presse. Plus personne, employés et syndicats en tête, ne monte au créneau pour dénoncer, comme il y a vingt ans, les dangers du stockage de données numérisées. Alors faut-il jouer les oiseaux de mauvais augure et crier avant d'avoir mal ? Les moyens de contrôle et de surveillance se développent, sans cesse plus performants dans leur capacité à enregistrer, évaluer, comparer. La tentation est grande de les exploiter, jusqu'au bout. D'autant que les garde-fous sont encore trop peu nombreux.