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Débat

Comment peut-on expliquer le malaise de l'encadrement ?

Débat | publié le : 01.10.1999 |

Huit cadres sur dix désireux de consacrer plus de temps à leurs loisirs qu'à leur carrière ; six sur dix plus proches des autres salariés que de leur direction ; et la moitié d'entre eux prêts à participer à un mouvement de grève… tels sont les résultats sans appel du sondage que nous avons publié le mois dernier. Quelles sont les raisons de ce désamour ? Réponse de trois observateurs des relations sociales.

« Les cadres sont dirigés à la manière de Staline, et on leur demande de faire du Gorbatchev. »

HENRI VACQUIN Directeur de la revue « Stratégies du management ».

Le malaise des cadres ne date pas d'hier. Cela fait longtemps que les évolutions de la relation de travail ont commencé à imposer un tout autre rapport de pouvoir que celui des petits chefs d'hier et que les cadres sont incités à la responsabilisation de leurs collaborateurs, qui exige une tout autre manière de diriger. L'évolution de la relation de travail, c'est-à-dire du rapport de pouvoir, avait sécrété, dans les années 60, le malaise de la maîtrise et une rupture entre celle-ci et les cadres. À l'époque, les patrons expliquaient ce phénomène par le fait que les agents de maîtrise étaient, pour l'essentiel, issus du rang et qu'ils s'identifiaient plus à leurs anciens collègues qu'à la direction.

Les années 70 ont vu apparaître le malaise des cadres, mais il fallait, à l'époque, être sacrément provocateur pour oser le dire, tant le mythe du cadre de l'expansion était encore puissant. Les études en entreprises étaient déjà très révélatrices, mais elles étaient placées sous un rigoureux embargo, car le crédit des directions générales aurait été trop atteint par la divulgation de leurs résultats !

Aujourd'hui, le « malmanagement » a fait glisser la rupture entre agents de maîtrise et cadres vers une autre qui s'est créée entre cadres supérieurs et cadres dirigeants. Ce ne sont plus, comme dans les années 60, les seuls agents de maîtrise qui s'identifient à l'ensemble du salariat, mais la majorité de l'encadrement. Comment s'explique cette cassure que les patrons et les dirigeants syndicaux ont soigneusement occultée ? Que s'est-il passé dans l'exercice du pouvoir, comme d'ailleurs dans celui des contre-pouvoirs et des contrepoids syndicaux ? Tout simplement que le mode d'exercice du pouvoir, le type de maîtrise du dirigeant sur le dirigé qui a été mis en place, ne tient pas la route.

Depuis de nombreuses années, le grand thème à la mode, dans les injonctions des directions générales à leurs cadres, est la responsabilisation du dirigé. Pris en sandwich entre des dirigés récalcitrants à cette responsabilisation et des cadres dirigeants qui ont continué de gouverner les cadres selon le rapport de pouvoir d'hier, l'encadrement a payé le prix, de malaise en malaise, de cette mutation de la relation avec ses collaborateurs. Les cadres sont dans une position schizophrène, avec des patrons qui continuent de les diriger à la manière de Staline, tout en leur demandant de faire du Gorbatchev avec leurs collaborateurs. Quoi d'étonnant à ce que cela mette les intéressés en colère, quand il aura fallut trente ans pour que les patrons commencent, comme le Medef à son université d'été, à s'interroger sur « comment renouer avec les cadres ? » et que FO, la même semaine, découvre qu'il ne serait pas inutile d'adapter ses structures à l'accueil des cadres.

Patrons et syndicats sont en retard d'une guerre avec les cadres. Ils n'ont pas compris que cette couche de population, déterminante pour la mutation du management, est celle qui en a vécu tous les affres. Et qu'elle est aujourd'hui l'avant-garde du devenir du salariat, la plus consciente des aliénations des dérives managériales d'aujourd'hui et la plus au clair sur ses aspirations. L'ennui est qu'elle est la seule à le savoir et que, sans la presse, elle n'est qu'une grande muette sans porte-parole.

« Le management participatif a laissé place à des décisions centralisées, dictées par l'actionnaire. »

HUBERT LANDIER Directeur de la revue « Management et Conjoncture sociale ».

Si les cadres prennent leurs distances par rapport à la direction générale de leur entreprise et à ses finalités, c'est l'aboutissement d'un processus complexe, mais logique.

Dans les années 70, les cadres représentaient l'autorité patronale aux yeux du personnel ; autrement dit, ils exerçaient une fonction de commandement au sens militaire du terme. Ce fonctionnement pyramidal a été bousculé par les nouvelles formes d'organisation qui ont été diffusées dans les entreprises dans le courant des années 80 : cercles de qualité, groupes de progrès, management participatif ; les cadres avaient désormais un rôle d'animation. « Ce sont les hommes et l'organisation qui font la différence », affirmait-on alors. L'espoir ainsi créé a été ruiné au lendemain de la crise du Golfe, avec une vague de restructurations et de plans sociaux qui, cette fois, n'épargnait pas les cadres.

D'où un changement d'attitude à l'égard de l'entreprise qui s'est traduit dans un premier temps par un grand désarroi. Le management participatif laissait place à des décisions fortement centralisées qui se traduisaient souvent par des coupes claires dans les effectifs, compte tenu d'exigences financières dictées par les bailleurs de fonds. Il n'était plus question de cercles de qualité, mais de reengineering. Non seulement de nombreux cadres ont cessé de se reconnaître dans une telle démarche, mais ils en ont mesuré les conséquences pour leur avenir : on leur demandait, au fond, de scier la branche sur laquelle ils étaient assis au nom d'intérêts qui n'étaient pas les leurs.

Bien entendu, il ne faut pas généraliser. Nombreux sont les cadres qui, sur le terrain, n'ont pas de tels états d'âme. Il faudrait également examiner les comportements selon le niveau de formation, la fonction exercée (cadres opérationnels ou cadres en situation d'expertise), selon la taille de l'entreprise, ou encore selon les générations en présence. Les jeunes cadres, c'est clair, ne veulent pas reproduire le modèle de leurs aînés. Ils veulent travailler et réussir, mais leur travail, le souci de leur carrière ont cessé de constituer le principal de leur existence. Pour eux, travailler tout un samedi s'il y a urgence n'est pas un problème ; mais il leur semblera tout aussi normal, en contrepartie, de prendre leur mercredi ou leur vendredi si aucune urgence ne s'y oppose. Autrement dit, les relations de travail s'inscrivent à leurs yeux dans une logique de donnant-donnant. L'employeur a ses exigences, qu'ils ne discutent pas (ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils y adhèrent), mais ils ont aussi les leurs et, pour autant que la situation de l'emploi le leur permette, ils entendent qu'elles soient prises en considération. On est donc loin de l'engagement, du patriotisme d'entreprise, de la génération de leurs parents. C'est donc le statut du cadre qui se trouve aujourd'hui fondamentalement remis en cause, notamment avec les discussions relatives à la mise en œuvre de la loi sur les 35 heures. Et c'est le contrat social entre les cadres et l'entreprise qui demande à être réinventé.

« La règle du jeu est devenue mouvante et les carrières se sont muées en employabilité. »

JEAN-LOUIS MULLER Directeur à la Cegos, consultant expert en management.

Les cadres sont touchés par le « syndrome du bernard-l'ermite ». Le coquillage dans lequel ils s'étaient jusqu'alors épanouis devient inconfortable et peut s'avérer étouffant. Ils entrevoient au loin des coquillages vides plus spacieux. Mais un mérou les guette peut-être, prêt à les dévorer lors de leur transhumance. Et lorsqu'ils atteignent leur nouvelle demeure, sa configuration les contraint à transformer leurs pratiques antérieures. D'où le malaise qu'ils ressentent aujourd'hui.

Il faut cependant se méfier d'une approche trop globalisante. La population des cadres est en effet morcelée.

Les cadres d'une entreprise qui fusionne, pressentant les restructurations à venir, sont plus anxieux que ceux qui travaillent dans une entreprise à taille humaine, dirigée par son propriétaire. Les cadres de plus de 50 ans qui savent être reconnus comme knowledge workers (partageurs de connaissances) sont plutôt satisfaits. Lorsqu'ils commencèrent leur carrière, la promesse était : « Si tu travailles bien et si tu t'impliques, une belle carrière tu feras. » Sauf pour ceux qui furent conviés à la retraite anticipée, l'entreprise tint sa promesse. De nombreux quadragénaires sont en revanche déçus. Les règles du jeu annoncées étaient les mêmes que pour leurs aînés mais leurs carrières se muèrent en trajectoires professionnelles et en employabilité. Les moins de 30 ans ont intériorisé les nouvelles règles du jeu mouvantes et flexibles, en conservant un rapport distancié avec leur employeur. À moins de détenir des compétences rares, les rôles de gestion et d'organisation perdent de la valeur, tant aux yeux des collaborateurs qu'à ceux des dirigeants. Le cadre est aujourd'hui évalué sur sa « valeur client ». Celui qui contribue à la satisfaction, à la conquête et à la fidélisation des clients ou celui qui mène des projets complexes et multidisciplinaires s'assurent des perspectives d'avenir et de la reconnaissance.

Dans le nouveau coquillage, il convient d'être reconnu dans l'entreprise hors des frontières de son service et par les partenaires extérieurs. La loyauté et l'obéissance laissent la place à l'initiative. La capacité à vivre dans des organisations mouvantes, à traiter les priorités dans l'urgence, à penser soi-même sa propre trajectoire professionnelle sont autant de pratiques auxquelles de nombreux cadres ne se sont pas préparés.

En devenant « l'entreprise de lui-même », le cadre est plus efficient, plus stratège, mais aussi plus distancié avec son entreprise. Les dirigeants qui se plaignaient de la docile loyauté de leurs cadres doivent s'attendre à être « challengés » et critiqués par des cadres qui ne se contenteront plus des arguments du type : « C'est le marché, la concurrence exacerbée, les exigences des clients et la globalisation de l'économie qui nous imposent… » Le traitement, par les intéressés, de leur malaise est un choc salutaire qui rappelle que les entreprises sont des organisations humaines dont la vocation est de servir au mieux les besoins individuels et collectifs et que, loin d'être leur unique finalité, la recherche du profit n'est qu'une contrainte. Le malaise des cadres sera salutaire s'il est déclencheur de dialogue, de sens, de confiance et de capacités individuelles et collectives à évoluer au diapason des attentes des clients.