Entre rachats et délocalisations, les centres d'appels sont en pleine turbulence. Les leaders Téléperformance France et B2S n'échappent pas à la règle. Dans ce secteur qui ne brille pas par sa politique sociale, les salariés sont soumis à forte pression. Reste qu'en matière de dialogue social et de formation ceux de B2S sont mieux lotis que ceux de TPF.
La colère gronde à Montreuil ! Le 5 janvier dernier, les téléconseillers du centre d'appels Téléperformance France (TPF) ont abandonné casques et ordinateurs pour débrayer. Objet du mouvement de grogne : l'annonce de la délocalisation totale d'un contrat avec Wanadoo en Tunisie, où TPF possède deux centres d'appels. Une mauvaise nouvelle pour les 142 salariés concernés, dont les emplois sont directement menacés. À Lyon aussi, l'inquiétude règne. Unique client du site rhônalpin de TPF, Orange vient de dénoncer son contrat, qui expirera en septembre prochain. Près de 400 personnes pourraient se retrouver sur le carreau.
L'année s'annonce donc mouvementée sur le plan social pour Téléperformance France. Créé il y a vingt-cinq ans, filiale du groupe SR Téléperformance (26 000 salariés dans 28 pays), TPF est leader sur le marché français avec 4 000 équivalents temps plein répartis sur neuf sites et un chiffre d'affaires de plus de 182 millions d'euros en 2003. L'entreprise évolue sur le marché ultraconcurrentiel des centres d'appels externalisés. Un secteur rudement malmené depuis deux ans. Rachats, dépôts de bilan et délocalisations se sont succédé. Mais cette nouvelle donne a profité à un challenger, le groupe B2S. En rachetant Céritex au britannique Hays en juin 2003, B2S, fondé en 1996 par Maxime Didier, le P-DG actuel, s'est propulsé au deuxième rang du secteur dans l'Hexagone. « Nous voulons être une alternative au leader du marché », annonce Étienne Ortega, directeur général délégué, chargé des ressources humaines. Le groupe est ainsi passé de 300 à 2 500 salariés sur neuf sites, répartis entre B2S et ses filiales, Symphoning et B2S-Céritex. Le groupe affiche une croissance insolente de… 1 025 % en six ans et un chiffre d'affaires de 90 millions d'euros.
En coulisse, la politique sociale des deux outsourceurs s'avère cependant beaucoup moins spectaculaire que leur taux de croissance. Dans son ensemble, ce secteur ne brille pas par la qualité de ses conditions de travail. Les journées des téléopérateurs, essentiellement des jeunes de moins de 30 ans, dont le niveau de formation est souvent supérieur à bac + 2, sont rythmées par des durées moyennes de communication (DMC) très précises, des tables de dialogue dont ils ne doivent pas s'écarter et des temporisations minimales entre les appels fixées par la convention collective : entre quatre et dix secondes selon la nature des appels, lesquels sont pilotés par logiciel. « Celui déployé par TPF sur son site de Lyon utilise des codes de couleur qui permettent de savoir combien de temps un téléconseiller passe sur chaque communication. Jaune, tout va bien ; rouge, on frise la réprimande », explique Karim Bellmahjoub, délégué syndical CGT. Résultat : les centres d'appels souffrent d'un absentéisme et d'un turnover records (voir encadré page 46).
« Il y a encore deux ans, le secteur semblait se diriger vers une professionnalisation de ses pratiques sociales. Nous avons vu ainsi la fin des CDD d'usage au profit des CDI. Mais, avec la récession, les entreprises font marche arrière, note Noël Lechat, responsable de la Fédération CGT des sociétés d'études. Et le dialogue social est en complète régression, ce qui provoque de grosses tensions en interne. » Mais alors que la direction de B2S communique pour faire accepter ses décisions aux salariés et désamorcer les conflits en amont, celle de TPF, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions, bloque l'information.
Le dossier de l'emploi illustre bien cette différence de style. Depuis l'annonce, début janvier, de la délocalisation du contrat avec Wanadoo et de la perte de celui d'Orange à Lyon, les syndicats de TPF se démènent pour récupérer les données sociales de l'entreprise. « Les dirigeants nous assurent qu'ils vont décrocher de nouveaux contrats pour le site lyonnais, indique Anne Leclerc, déléguée du personnel CFDT, membre du CHSCT sur le site du Kremlin-Bicêtre. En attendant, ils nous demandent de rester “sages” pour ne pas effrayer les clients et de leur faire confiance ! » Si une partie du personnel s'est vu imposer une autre affectation, une autre reste dans l'expectative. Mais la direction se refuse à envisager un plan social.
Déjà, en janvier 2003, lorsque Wanadoo avait reconduit son contrat avec Téléperformance sur la base d'une baisse tarifaire de 22 % avec possibilité d'augmenter la part d'activité traitée à l'étranger, la direction n'avait pas mis en œuvre de plan de sauvegarde de l'emploi, mesure jugée trop négative pour l'image de marque, mais aussi trop coûteuse. Pourtant, le centre d'appels de Montparnasse, dédié à Wanadoo, fort de 450 postes de travail, avait fermé ses portes. « La direction nous a présenté un plan de gestion prévisionnelle des emplois qui n'a abouti à rien. En réalité, elle en a profité pour licencier les personnes qui ne voulaient pas être mutées à Montreuil, assure Olivier Bauchet, délégué du personnel CFDT. Sur les 500 salariés qui travaillaient à Montparnasse en 2001, il en reste aujourd'hui un peu plus d'une centaine. » Quant à Pierre Setondji, délégué syndical CGT à Montreuil, il en vient à se demander si TPF ne parie pas sur l'usure psychologique des salariés. « Depuis plusieurs mois, on constate une baisse d'activité. Les appels sont orientés vers la Tunisie. Certains jours, des téléopérateurs passent leur temps à la cafétéria et se demandent pourquoi ils viennent travailler. L'ambiance est lourde. »
Chez B2S, le climat est radicalement différent. Lors de la reprise de Céritex, l'entreprise s'est empressée de geler les deux plans de sauvegarde de l'emploi engagés par l'ancienne direction qui concernaient 400 postes de téléopérateurs à Boulogne-Billancourt, au Mans et à Chalon-sur-Saône. Pour rassurer les salariés, la direction a également annoncé la fin des sites « monoclients » qui étaient jusqu'alors la règle chez Céritex. « Ce sont les fluctuations du marché et les relations avec nos clients qui gèrent la politique sociale de l'entreprise, décrypte Patricia Vanderlekem, déléguée syndicale CGT de B2S-Céritex à Chalon-sur-Saône. Les nouveaux dirigeants sont jeunes, ils communiquent énormément, contrairement aux anciens dirigeants qui nous cachaient tout et que nous ne connaissions même pas. Sur Le Mans et Chalon, ils ont trouvé rapidement de nouveaux clients. »
Finalement, Étienne Ortega, le DRH groupe, dresse un bilan positif de la reprise de Céritex. « Nous avons sauvegardé 90 % des emplois : aucun licenciement économique n'a été effectué, seulement des départs négociés. » Mais Sandra Demarcq, déléguée syndicale centrale SUD, ne cache pas son inquiétude pour les métiers de l'accueil et du standard, activités historiques de Céritex, qui concernent 700 personnes mais ne figurent pas dans la panoplie de B2S. « Nous pensons que le groupe va tôt ou tard s'en débarrasser. » Ce dont se défend le DRH de B2S : « Au contraire, nous voulons en faire une business unit bien visible qui sera identifiée sous la marque Céritex à côté de nos activités hotline et centre d'appels. » Reste que, selon SUD et la CGT, une quarantaine d'emplois de standardistes seraient sur la sellette. « Des contrats n'ont pas été renouvelés au début de l'année, assure Cathyanne Mattern, déléguée syndicale centrale CGT et chef de groupe sur le site strasbourgeois. Et beaucoup de personnes sont parties d'elles-mêmes, sans rien demander. »
Très recherchée par les outsourceurs qui ont besoin de flexibilité, la modulation du temps de travail est l'autre dossier explosif dans les centres d'appels. Chez TPF, elle est encadrée par un accord 35 heures signé en mai 1999. « Un très bon accord… pour les cadres, estime Anne Leclerc, de la CFDT. C'est pourquoi TPF souhaite le renégocier. » Ces derniers disposent en effet d'un jour et demi par mois de RTT et de six jours placés sur un compte épargne temps, soit au total vingt-quatre jours de RTT par an. Alors que les non-cadres ont été mis au régime des 35 heures payées 35. Chaque site peut aussi prévoir une modulation annuelle du temps de travail. Les horaires peuvent varier de 22 à 44 heures par semaine, seulement si la direction prévient les salariés en début d'année. Sur certains sites, TPF aurait du mal à respecter la règle. « À Lyon, la direction a décidé, sans prévenir, d'activer la modulation des horaires au mois de juin 2003, raconte Karim Bellmahjoub, délégué syndical CGT. Du coup, nombre de salariés se sont mis en maladie pour protester. »
Chez B2S, la situation est plus hétérogène. Chaque filiale possède son propre accord. Celui de B2S-Céritex prévoit que les salariés embauchés à 39 heures travaillent désormais 36 h 30 par semaine et disposent de treize jours de RTT, sans baisse de salaire. Les salariés à 35 heures ont neuf jours de RTT, dont quatre fixés par l'entreprise. Chez Médiatel et sur le site de Strasbourg, les salariés embauchés à 39 heures récupèrent leurs heures ou bénéficient du paiement des heures supplémentaires, et ceux à 35 heures n'ont pas de jours de RTT. Chez B2S, seuls les salariés de Pau et de Valenciennes vivent au rythme de la modulation du temps de travail.
« Le salaire est lissé sur la base de 1 185 heures par an, explique Étienne Ortega. L'accord prévoit que les téléopérateurs travaillent jusqu'à 44 heures par semaine quand l'activité l'exige. Nous n'avons pas étendu cette modulation à Symphoning, dont l'activité (la vente de produits bancaires et d'assurance) ne s'y prête pas. Pour B2S-Céritex, nous étudions cette possibilité mais nous ne l'imposerons pas si les salariés ne le souhaitent pas », assure le DRH. Les syndicats n'en croient rien. « Ils ont déjà réorganisé nos emplois du temps en demandant aux téléopérateurs de travailler le matin à partir de 8 heures et le soir jusqu'à 22 heures. Cela bouleverse nos vies de famille. Et maintenant, ils évoquent la modulation sans incitation financière », s'insurge SUD.
Côté rémunérations, le télémarketing n'est pas réputé pour sa générosité. Même s'ils n'ont pratiquement pas bougé depuis des années, les salaires de TPF comme de B2S sont globalement supérieurs de 10 et 20 % aux minima conventionnels. Les minima de branche varient, selon les échelons, de 1 175 à 1 311 euros brut sur douze mois pour un employé. Ceux des techniciens et agents de maîtrise s'étendent de 1 462 à 1 764 euros. Les cadres démarrent à 1 983 euros. Chez TPF, un téléconseiller ou téléopérateur est embauché à 1 168 euros brut par mois mais peut espérer une augmentation rapide de son salaire de 10 à 15 % dès la fin de la première année pour atteindre 1 340 euros. Le salaire des cadres arrivés au dernier échelon de la grille plafonne à 2 121 euros. Chez B2S, la grille salariale est soigneusement tenue secrète !
« Lors des prochaines négociations, nous allons demander 5 % d'augmentation, surtout sur les bas salaires. Mais je doute que l'entreprise nous l'accorde », estime Sandra Demarcq, déléguée centrale SUD de B2S-Céritex. Même revendication du côté de Symphoning et de B2S, qui ont engagé les négociations annuelles mi-janvier. À Téléperformance, les deux dernières négociations annuelles se sont soldées par un désaccord et la grille des rémunérations, fixée il y a quatre ans, n'a pas bougé d'un iota.
En attendant d'improbables augmentations, les syndicats des deux entreprises se battent contre l'hétérogénéité des salaires et l'individualisation des rémunérations. « Chez B2S-Céritex, il existe 75 taux horaires différents pour les standardistes, qui gagnent entre 6 et 14 euros l'heure », assure Cathyanne Mattern, déléguée centrale CGT. Même constat dans les centres d'appels. Si un téléopérateur de Timing, filiale de B2S-Céritex à Montrouge, peut espérer gagner 8,92 euros l'heure au bout de trois ans d'ancienneté, à Strasbourg, il percevra 8,38 euros. « Nous travaillons à une harmonisation des salaires au sein des filiales. Il faut juste nous laisser un peu de temps », plaide Étienne Ortega.
Chez TPF, c'est moins l'individualisation des salaires que la cohérence de la grille salariale qui fâche. « Elle a été construite en dépit du bon sens et ne pousse pas les salariés à évoluer, souligne Anne Leclerc, élue CFDT du site du Kremlin-Bicêtre. Un téléconseiller arrivé en haut de sa catégorie gagne 46 euros de plus que son supérieur hiérarchique direct ! Seule compte l'ancienneté dans la fonction. » S'ajoute aux rémunérations une kyrielle de primes, très variables d'un centre à l'autre : primes qualité, d'écoute, de vacances, de site, de productivité, de poste, d'assiduité… Dans les deux entreprises, elles représentent entre 3 et 15 % du salaire de base. À Lyon, la direction de TPF a créé en octobre 2003 une nouvelle prime baptisée « challenge pour inciter les chargés de clientèle à prendre plus d'appels ». « Il fallait pouvoir prendre neuf appels et demi par heure pour décrocher la prime qui pouvait s'élever au maximum à 150 euros net par mois. Ça a bien fonctionné le premier mois ; ensuite, il est devenu plus difficile de la décrocher. Et la direction a fini par l'annuler », indique Karim Bellmahjoub, délégué CGT.
Côté B2S, les griefs sont les mêmes. « Les primes sont accordées à la louche, estime un salarié de Médiatel. Chez nous, c'est un logiciel, concocté par l'ancienne direction, qui les calcule en fonction du nombre d'appels pris, de la qualité du discours et de l'assiduité des téléopérateurs. Mais, d'un mois à l'autre, on peut voir une prime disparaître sans aucune explication. C'est très démotivant. » Pour stimuler leurs salariés, les deux entreprises jouent sur d'autres leviers, notamment la formation. Étienne Ortega, le DRH de B2S, n'est pas peu fier des deux écoles dédiées à la vente et au management et des outils de formation (guides, exercices de mise en situation, scénarios de vente, coaching…) qui sont déployés au Mans ainsi qu'à Chalon. « Les superviseurs ont bénéficié d'une formation au management et les téléopérateurs d'une formation à la gestion du stress, confirme Patricia Vanderlekem, à Chalon. Nous n'avions jamais vu ça ! »
Chez TPF, seules les formations produits sont assurées, selon les organisations syndicales. Et encore, pas toujours à temps. « Depuis un an et demi, l'encadrement ne dispose même plus de formation au management, affirme Anne Leclerc, de la CFDT. Selon la direction, c'est par manque de temps ! » Au chapitre du développement des compétences, « TPF ne fait rien, ajoute Karim Bellmahjoub. Nous attendons sans illusions le prochain plan de formation qui devrait encore faire la part belle aux formations produits, décidées et inscrites dans les contrats passés avec les clients. » Mais, dans le flot des récriminations des salariés, le sujet apparaît bien mineur à côté des délocalisations !
Haro sur la convention collective ! Alors qu'ils étaient auparavant rattachés à la convention du Syntec, depuis le 18 septembre 2001, les centres d'appels dépendent de la convention des prestataires de services. « C'est une convention-balai qui suit tout juste le Code du travail, affirme Yvan Béraud, à la tête du Betor Pub, la fédération CFDT des services. Ils sont tous en train de faire la bascule, ce qui ne va pas sans frictions. » Dans les entreprises, la nouvelle convention fait office de chiffon rouge pour les salariés.
« Avec cette convention nous passons de zéro à sept jours de carence en cas d'arrêt maladie. C'est inacceptable, s'indigne Armand Yombo, délégué syndical CFDT à Symphoning, filiale de B2S. « Chez B2S, nous n'étions pas non plus favorables au changement, explique Étienne Ortega, le DRH groupe. Le Syntec permettait les CDD d'usage, ce qui n'est plus le cas avec la nouvelle convention. Nous perdons en flexibilité. Il faut bien que l'on compense ailleurs. » Cet « ailleurs » s'avère être le délai de carence qui servirait aux entreprises du secteur à juguler un absentéisme atteignant des taux records dans les centres d'appels.
Chez Téléperformance à Lyon, il grimperait certains jours à 37 %. Au centre de B2S-Céritex, à Strasbourg, il oscillerait entre 14 et 22 %. Les syndicats s'activent donc pour trouver une parade à la nouvelle convention sans espérer revenir aux conditions du Syntec. « La direction nous dit qu'elle fera un effort sur le délai de carence si le taux d'absentéisme chute, explique Armand Yombo. Nous lui avons proposé une période d'observation d'un an pendant laquelle les syndicats vont sensibiliser les salariés au problème. En attendant, l'entreprise continue de prendre en charge le premier arrêt maladie sans délai de carence et les suivants avec un délai de quatre jours. »
Une stratégie que la CFDT essaie également, à quelques variantes près, de faire accepter chez Téléperformance, mais sans l'appui des autres syndicats. Résultat dans… six mois.