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L'affaire des grands groupes

Dossier | publié le : 01.02.2004 | C. L.

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L'affaire des grands groupes

Crédit photo C. L.

Poussées par la loi, confrontées à la demande du marché et de l'opinion publique, les entreprises françaises s'engagent sur la voie de la responsabilité sociale et environnementale. Mais, à part quelques grands groupes pionniers, elles ont encore du chemin à faire pour intégrer ces préoccupations dans leurs pratiques.

Dans l'entreprise, le développement durable a le vent en poupe. Longtemps cantonné à des aspects macro-économiques, voire planétaires, il s'est progressivement transformé en enjeu de management. Avec quelques années de retard sur leurs homologues anglo-saxonnes, les entreprises françaises se mettent en effet en ordre de marche. Des ténors comme Lafarge, Rhodia, Renault, Suez, Sanofi-Synthelabo, Veolia ou Danone ont donné le ton : les rapports sociaux ou sociétaux font florès, des responsables ad hoc sont nommés, des réalisations concrètes voient le jour, abordant des domaines aussi variés que l'environnement, l'éthique ou les conditions de travail. Face aux attentes du marché et à la pression de l'opinion publique, des ONG comme des médias, les grands groupes sont au pied du mur. Car déroger à ses responsabilités sociétales et environnementales, a fortiori pour une firme cotée en Bourse, est devenu politiquement incorrect. C'est courir un risque en termes d'image, comme TotalFinaElf avec l'affaire de l'Erika, ou même un risque financier, avec la menace de boycott brandie au nez des dirigeants de Danone lors de la fermeture d'usines LU. Mais, pour certains chefs d'entreprise, marier l'économique, le social et l'environnement devient tout simplement un choix stratégique à long terme. « Pour Renault, le développement durable est l'aboutissement d'une réflexion, fait valoir Jean-Marc Lepeu, directeur des relations extérieures du constructeur automobile. C'est la réconciliation entre la pérennité de l'entreprise et les impératifs du monde extérieur. »

Cependant, mettre en œuvre une démarche de développement durable est un exercice difficile. « Le mouvement est très inégal selon les entreprises, explique Jean-Pierre Sicard, président de Novethic, une filiale de la Caisse des dépôts qui réalise des études et organise des manifestations sur le développement durable. C'est encore l'apanage de grands groupes, présents à l'international, même si quelques PME, à l'instar de Nature et Découvertes, sont en pointe dans ce domaine. » Il faut dire que la loi dite NRE sur les nouvelles régulations économiques et son bras armé, le décret d'application du 20 février 2002, font obligation aux entreprises cotées de rendre compte de leurs impacts sociaux et environnementaux depuis 2003. « La législation a accéléré le mouvement car les entreprises françaises ont souvent tendance à ne fonctionner que sous la contrainte », observe Olivier Delbard, professeur à l'ESCP-EAP. De fait, l'information est aujourd'hui largement disponible dans les rapports d'activité, les plaquettes spécialisées et parfois sur les sites des grands groupes comme ceux de BNP Paribas, Veolia ou Danone. Mais mettre noir sur blanc une telle politique ne s'improvise pas. Comme le montre une étude réalisée par l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (Orse, qui rassemble entreprises, syndicats, ONG et investisseurs) avec le cabinet Utopies, l'élaboration d'un rapport sur le développement durable exige un effort conséquent : désigner une équipe responsable, choisir un style d'information, définir une méthode, construire des indicateurs pertinents.

Un catalogue d'actions sans indications chiffrées

Le résultat n'est pas toujours concluant : les experts jugent les données communiquées disparates et perfectibles, même si quelques rapports sortent du lot, comme celui de Veolia (voir page 67). Le reporting social laisse souvent à désirer, les entreprises françaises se limitant généralement à exposer leurs pratiques de management. Certaines dressent également un catalogue d'actions ou de promesses sans indications chiffrées. D'autres négligent certains sujets. L'étude réalisée par Utopies et Sustain-ability montre ainsi que le rapport de ST Microelectronics traite de façon exhaustive les questions d'environnement de ses sites industriels, mais n'aborde ni les conditions d'utilisation des produits ni leur fin de vie. De même, celui de Monoprix fait état du développement des produits verts et des actions pédagogiques, mais reste plus discret sur les questions de ressources humaines.

Les sujets qui fâchent, comme la présence dans des pays non démocratiques, le comportement des fournisseurs ou des sous-traitants, sont généralement soigneusement évités. Et pour cause, puisque « beaucoup d'entreprises ont externalisé les risques sociaux et environnementaux », selon François Fatoux, délégué général de l'Orse. A contrario, un grand donneur d'ordres comme PSA demande à ses fournisseurs d'appliquer dans tous les pays les meilleurs standards en matière d'environnement ainsi que les conventions de l'OIT. De son côté, Sanofi-Synthelabo va diffuser une charte éthique en 2004 et demander à ses fournisseurs de s'engager. Accepter les critiques, en la matière, n'est pas non plus fréquent. La démarche de Lafarge, qui se confronte aux jugements des associations, des syndicats et des agences de notation, reste exceptionnelle. « Rares sont également les entreprises qui se positionnent face aux enjeux sectoriels et expliquent leurs engagements et les moyens mis en œuvre, constate Jean-Pierre Sicard. Les entreprises doivent montrer leur progression. Il ne faut pas que chacun définisse ses indicateurs. Ce sont les référentiels communs qui comptent. »

La loi NRE ne prévoit ni contrôle ni sanction

Pour Max Matta, DRH du chimiste Rhodia, « il ne faut pas répondre aux attentes du marché par du discours ». Il faut dire que la tentation existe puisque la loi NRE ne définit pas d'enjeux sectoriels et ne prévoit ni contrôle ni sanction. Se pose le problème de la vérification de l'information communiquée par l'entreprise, qui n'a qu'une valeur déclarative. Un sujet qu'une ONG comme Greenpeace ne manque pas de mettre régulièrement sur la table. Certaines firmes, comme Veolia ou Renault, font toutefois appel à des cabinets extérieurs qui assurent du caractère complet, sincère et régulier de l'information fournie. Autre gage de sérieux : solliciter une notation auprès d'une agence ou d'un cabinet spécialisé et le payer pour cette mission, comme les Ciments Calcia, par exemple (voir page 66). La notation sollicitée est une démarche approfondie qui s'apparente à un audit de structure alors que la notation classique s'appuie davantage sur du déclaratif. « C'est le même principe que pour la notation financière. Les entreprises paient cher. Elles n'ont pas le choix. Impossible de recourir aux emprunts internationaux sans cette dernière », rappelle François Fatoux.

Mais ce n'est pas parce que les entreprises communiquent sur ce sujet qu'elles sont exemplaires. En matière d'environnement, une entreprise peut jouer la transparence et s'avérer être un gros pollueur. À l'opposé, la discrétion n'est pas synonyme d'inactivité. Certaines n'aiment pas le « catéchisme développement durable ». Très bien classée dans certaines études, BNP Paribas ne se répand pourtant pas sur le sujet et n'édite pas de rapport spécifique. « Le développement durable n'est pas qu'un thème de communication pour nous, explique Jean Favarel, responsable de la fonction développement durable groupe. Nous préférons d'ailleurs, en interne, parler de notre responsabilité sociale et environnementale. Il faut faire un diagnostic lucide de ce que celle-ci implique, et nous nous attachons à l'exercer de façon déterminée et réaliste. »

En fait, les parties prenantes – les stakeholders des Anglo-Saxons – attendent d'une entreprise qu'elle se positionne face aux enjeux sectoriels, prenne des engagements et montre les moyens déployés. « Il faut ouvrir une vision sur l'avenir et manager en même temps, être en mesure d'articuler la performance avec les attentes de la société. Il est nécessaire d'intégrer le développement durable dans des plans d'action, de mettre en place des outils et d'engager le dialogue avec les parties prenantes », note Olivier Dubigeon, ancien dirigeant d'entreprise industrielle, auteur de Mettre en pratique le développement durable (Village mondial), aujourd'hui ingénieur-conseil en développement durable. Du coup, certaines réduisent la voilure et revoient leur discours à la baisse.

En revanche, chez les pionnières du genre comme Lafarge, on parle de performance globale, un concept qui inclut rentabilité économique, écoute des parties concernées par l'activité, amélioration du bien-être de la société et qualité environnementale. Et, généralement, la firme impliquée entend bien tirer de cette performance globale un avantage compétitif. « Pour Renault, le développement durable est une approche exhaustive de l'entreprise qui a comme objectif la connaissance et l'amélioration des impacts de ses produits et de ses comportements, en interne comme en externe », souligne Jean-Marc Lepeu. L'objectif est que chacun intègre le concept dans ses pratiques. Le constructeur automobile conduit une démarche de management global qui passe au tamis du développement durable ses actions quotidiennes et ses réflexions à long terme.

Le développement durable revisite l'ensemble des disciplines, comme l'environnement, la qualité, la gestion des risques, l'éthique, le social, le management, en leur donnent un souffle nouveau. « Valoriser les hommes n'est pas nouveau pour les ressources humaines, cela a toujours fait partie des conditions de performance. Ce qui change, c'est la pression des marchés financiers et des ONG qui oblige l'entreprise à dire et à faire », fait valoir Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, présidente de Vigeo. Pour mettre le pied à l'étrier, les entreprises créent en règle générale un comité de coordination réunissant les grandes directions concernées, à l'instar de Renault, ou nomment un responsable du développement durable, comme à Air liquide ou Rhodia (voir page 64), pour coordonner la démarche, épauler les directions opérationnelles, établir le dialogue avec les agences de notation ou les parties prenantes. « Nous avons délimité le sujet pour ne pas tout amalgamer et nous avons réalisé une plaquette tirée à 200 000 exemplaires en 11 langues pour expliquer notre démarche en interne et aux actionnaires, nous donner des axes de progrès et bâtir des indicateurs », explique Xavier Drago, directeur du développement durable d'Air liquide, nommé il y a un an.

Des cadres intéressés au développement durable

En septembre 2001, le comité exécutif de Danone a précisé les objectifs environnementaux des usines pour les dix ans à venir. L'outil de progrès, le « Danone way », permet d'évaluer les pratiques des sociétés du groupe dans les différents domaines où sa responsabilité est engagée et de fixer des priorités. Depuis cinq ans, les sites industriels effectuent un autodiagnostic annuel de gestion environnementale qui permet de sensibiliser les acteurs de terrain. Les cadres sont même intéressés au développement durable. Même logique dans le domaine social chez Renault. « Nous nous sommes dotés d'une politique groupe de “santé, sécurité et conditions de travail” – réaffirmée en 2000. Les exigences européennes sont considérées comme la référence absolue en matière de prévention des risques industriels », relate Jean-Jacques Ferchal, responsable des conditions de travail pour le groupe. La firme a défini une politique, des méthodes, des indicateurs pour informer et former. Elle réalise des audits afin de mesurer le déploiement de sa politique, puis labellise les sites conformes à ses objectifs pour une durée de trois ans.

Définir des indicateurs pertinents est indispensable pour évaluer ses pratiques et informer les parties prenantes. Un travail fastidieux, surtout dans le domaine social. « Cela fait quinze ans que nous consolidons nos indicateurs, dont la définition est différente d'un pays à l'autre, comme l'absentéisme ou le handicap », explique Serge Martin, directeur du développement de Sanofi-Synthelabo. Attention également à ne pas bâtir des usines à gaz. « Il ne faut pas multiplier les indicateurs, mais se concentrer sur les plus significatifs. Il faut comprendre la spécificité de l'entreprise et évaluer ses progrès, et non pas la juger sur le nombre d'indicateurs. Les agences de notation se trompent parfois de combat », juge Xavier Drago.

Articuler performance économique, sociale et environnementale est donc complexe et souvent coûteux à court terme, même si, au final, l'équation peut se révéler bénéfique. Sa résolution passe aussi par des remises en question douloureuses. Or les entreprises veulent bien contribuer au développement durable, mais sans se tirer dans le pied. « Un dirigeant d'entreprise doit faire du profit. C'est un perpétuel arbitrage. C'est aussi un pari sur la façon dont va évoluer la société », estime Jean-Pierre Sicard.

Les pronostics sont ouverts. « Les investisseurs ne sont pas là pour faire des coups, ils cherchent à investir dans des entreprises rentables sur le long terme », juge Xavier Drago. Chez Renault, Jean-Marc Lepeu est plus nuancé. « En tant que société cotée, nous devons composer avec les contraintes de court terme. Aujourd'hui, la capitalisation boursière ne prend pas en compte le développement durable. Les fonds éthiques restent marginaux. » Autre inconnue : l'attitude du consommateur, prompt à dénoncer les scandales, mais pas toujours proactif quand il y va de son portefeuille ou de son intérêt immédiat. « Son basculement est une des clés, estime Olivier Delbard. Le Français reste peu sensibilisé. » Mais ce contexte fait partie du jeu. « Le développement durable n'est pas la suppression des contradictions, mais leur réhabilitation », aime à dire Nicole Notat. Une définition parfaitement idoine.

Une offre encore insuffisante

Qu'il s'agisse de communication, d'évaluation ou de mise en place de nouvelles pratiques, pour monter en puissance, les entreprises ont besoin de conseils et d'outils très professionnels. Or l'offre de services est elle-même en cours de construction. Peu de consultants ont assez de recul pour répondre pleinement aux interrogations de leurs clients. Alors que les grands cabinets se positionnent, certains, comme Pascal Bello, l'ancien numéro deux d'Arese, lancent leur activité. Il s'est entouré d'une petite équipe de professionnels confirmés en environnement, RH, management, etc., pour aider les entreprises à identifier les risques auxquels elles sont confrontées, mettre en place des politiques, une communication, se préparer à la notation… Les experts, comme Olivier Dubigeon, un ancien de la Cogema, sont encore rares. Le risque est également que des consultants sans expérience se ruent vers ce nouvel eldorado.

Les agences de notation professionnalisent leurs pratiques, mais il leur reste encore du chemin à parcourir. Les entreprises cotées croulent sous les questionnaires qui leur sont adressés, et les questions ne correspondent pas toujours aux enjeux de leur secteur. Leurs interlocuteurs sont parfois jugés inexpérimentés. Les organismes de notation diffèrent par leur statut, leur financement et leur mode de travail. En outre, les référentiels ne sont pas toujours harmonisés. Résultat, rendre des comptes prend beaucoup de temps. De façon plus générale, les normes et référentiels en matière de développement durable ne sont pas stabilisés à l'échelle internationale. « Les entreprises éprouvent un sentiment de vertige devant le foisonnement des normes. Chaque organisation veut ajouter sa propre couche », déplore Frédéric Tiberghien, président de l'Orse.

Auteur

  • C. L.