logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Le voile s'affiche aussi dans l'entreprise

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.01.2004 | Frédéric Rey

Image

Le voile s'affiche aussi dans l'entreprise

Crédit photo Frédéric Rey

Il n'y a pas qu'à l'école que le voile pose problème. Il gagne aussi le monde du travail. À défaut d'une jurisprudence suffisamment claire, les conflits surgissent, amenant les entreprises à trouver des compromis : bandana, foulard… Si la loi va réaffirmer le principe de neutralité dans le service public, elle n'interdira pas le port du voile dans le secteur privé.

L'histoire se passe dans un hypermarché de Seine-Saint-Denis. Une jeune femme de confession musulmane, employée au standard de cette grande surface, a récemment demandé à son supérieur de pouvoir porter un foulard lui couvrant entièrement les cheveux, les oreilles et le cou. Embauchée en 1999, cette salariée avait déjà exprimé le souhait de se voiler au travail. Un compromis avait été trouvé, la direction du magasin l'ayant autorisée à se coiffer d'un simple béret. Mais, toujours par conviction religieuse, cette salariée veut aujourd'hui porter le fameux hijab, qui défraie la chronique dans les établissements scolaires.

Autre affaire similaire, survenue à Reims en 2001, celle d'une jeune étudiante, embauchée par la société de marketing Daytona, qui devait, à raison d'un samedi par mois, effectuer dans un magasin Darty une démonstration auprès des clients pour le compte d'opérateur de téléphonie mobile. « Lorsque les responsables de Darty l'ont vue arriver avec son voile, explique son avocat, Emmanuel Ludot, ils ont changé d'attitude et ont décidé de la reléguer dans un bureau, à l'abri des regards, pour effectuer un travail de saisie. La jeune femme s'est rebiffée et a porté plainte contre son employeur. » L'affaire est actuellement devant les prud'hommes de la Marne.

Rien de surprenant si, après l'école, le casse-tête du voile finit par gagner le monde du travail. Dans le public, comme dans le privé. Une contrôleuse du travail de Lyon et une assistante sociale à Paris ont été sanctionnées pour avoir refuser d'enlever leur voile. D'autres affaires concernent un emploi jeune dans une commune du Nord, une attachée territoriale à Strasbourg, des internes à l'hôpital de Bobigny, une élève avocate à Nancy… À Tourcoing, une enseignante d'un lycée public est venue en cours au mois d'octobre avec un foulard noué derrière la tête. Après une rencontre avec le recteur, elle a accepté de le retirer.

Voiles iraniens chez Multilignes
Les ennuis de Dallila Tahri, voilée sitôt embauchée à Téléperformance, ont commencé à la suite de sa mutation au siège.JEROME BONNET

Difficile de recenser précisément le nombre de cas. Un rapport de la direction centrale des Renseignements généraux en dénombre une dizaine. Reste que les entreprises qui comptent dans leur personnel une part importante de salariées de confession musulmane craignent une radicalisation et un effet tache d'huile. Dans le centre d'appels de Multilignes à Paris, une douzaine de salariées portent le foulard et, pour certaines d'entre elles, pas seulement le hijab mais un voile noir à l'iranienne qui recouvre tout le corps. « Cela s'accompagne chez certaines d'entre elles de comportements inacceptables, comme le refus de serrer la main à des hommes, explique Sophie de Menthon, P-DG de Multilignes, qui souhaiterait que la législation permette à tout employeur d'interdire le port d'un signe religieux, politique ou philosophique ostentatoire dans l'enceinte de l'entreprise. « Une loi sur la laïcité ne peut pas laisser de côté le monde du travail », estime la présidente du mouvement patronal Ethic, peu satisfaite de la prudence affichée par le chef de l'État le mois dernier. Jacques Chirac a en effet limité une éventuelle législation pour l'entreprise « aux impératifs tenant à la sécurité ou aux contacts avec la clientèle ». Rien de plus que ce que prévoit la jurisprudence actuelle sur la tenue vestimentaire.

Pour l'instant, les entreprises règlent les problèmes au cas par cas, avec discrétion. La direction de l'hypermarché de Seine-Saint-Denis a choisi de recourir aux services d'un médiateur. Dans une entreprise de bâtiment de la région lyonnaise, la direction a également décidé de traiter en douceur le cas d'un de ses ingénieurs. Le scénario n'est pas nouveau : quelques années après son embauche, cette jeune femme décide de porter le foulard. Au début, elle le retire en arrivant aux portes de la société pour le remettre à la sortie ou pour déjeuner avec ses collègues. Mais, rapidement, elle demande à son responsable technique la possibilité de travailler voilée. Plusieurs réunions ont été organisées avec le directeur des ressources humaines qui a finalement décidé d'accorder à la salariée l'autorisation de porter un foulard, noué derrière la tête. L'entreprise a préféré accepter ce compromis plutôt que de se séparer de cette cadre, considérée par sa hiérarchie comme un excellent élément. Si, dans la fonction publique, les agents doivent respecter le principe de neutralité, les salariés des entreprises privées ne sont pas soumis à cette obligation. Rien ne s'oppose en droit au port du voile, hormis dans des cas bien spécifiques.

Selon le Code du travail, l'employeur dispose de la possibilité de restreindre les libertés fondamentales à la condition que ce soit justifié. L'interdiction du foulard islamique doit obéir à des nécessités de sécurité ou à des exigences de la fonction qui obligeraient tout le personnel concerné à porter une tenue spéciale. « Un salarié ne peut pas se voir imposer une tenue vestimentaire sauf s'il l'a accepté dans son contrat », souligne l'avocat Emmanuel Ludot.

Une jurisprudence confuse

Si la règle paraît simple, sa mise en œuvre est plus complexe. En cas de conflit, c'est aux juges qu'il revient de porter une appréciation. Et, sur ce sujet, la jurisprudence n'est pas claire. En témoigne l'une des toutes premières affaires qui remonte à 1997, dans la région champenoise. Naoual Davienne arrive chez des viticulteurs pour les vendanges. Ce n'est pas la première fois que cette jeune étudiante est employée dans ce domaine. Mais, cette année-là, sa présence n'est pas désirée. « À la vue du foulard qu'elle porte de manière discrète, les propriétaires refusent de l'embaucher, raconte Emmanuel Ludot, l'avocat de la jeune femme. Selon eux, la présence de Naoual choquait les autres vendangeurs. Or cette étudiante portait déjà un voile l'année précédente, mais personne n'avait réalisé alors qu'il s'agissait d'un foulard islamique, notamment parce que le nom de famille de cette jeune femme a une consonance française. »

Le tribunal correctionnel de Châlons-en-Champagne a relaxé les viticulteurs. En effet, selon cette juridiction, en soumettant l'embauche à l'enlèvement du foulard, les employeurs n'avaient pas eu de comportement discriminatoire lié à l'appartenance religieuse de la salariée. Mais le conseil de prud'hommes de cette même ville a rendu un avis différent. Pour les juges du travail, aucun trouble n'ayant été prouvé, la rupture de la promesse d'embauche n'était pas justifiée par un motif valable.

Loin des vignobles champenois, la justice a également eu à se pencher sur le dossier du voile au travail à propos d'une salariée d'un centre commercial de la Défense. Après avoir effectué un pèlerinage à La Mecque, une vendeuse de fruits et légumes décide, en 2001, de travailler la tête couverte. D'abord par un léger foulard noué derrière la tête, puis rapidement par le hijab. Son responsable, lui aussi de confession musulmane, lui adresse plusieurs remarques avant de la licencier. Pour la cour d'appel de Paris, cette décision est entièrement justifiée par le fait que la salariée, en contact permanent avec la clientèle, se doit d'être discrète dans l'expression de ses opinions personnelles.

En vertu de ce jugement, le voile pourrait donc être toléré, à condition que ces femmes travaillent en back-office, loin des regards. « C'est une parfaite hypocrisie, dénonce l'avocat Tiennot Grumbach, le foulard est très bien toléré pour des emplois sous-payés dont personne ne veut. Mais dès que ces salariées deviennent un tant soit peu visibles, les comportements changent. » Cet avocat prosalariés a obtenu en 2002 la réintégration d'une salariée de Téléperformance, Dallila Tahri, qui a commencé à connaître des ennuis à la suite d'une mutation. Dès son embauche par la société de marketing téléphonique, cette trentenaire a porté un voile masquant ses cheveux, ses oreilles et son cou. Ce qui ne lui a jamais valu de problèmes, jusqu'au jour où elle a été transférée au siège de la société, dans le 15e arrondissement parisien. Pas question cette fois de voir un voile dans ce lieu de représentation où défilent les clients. Les responsables de la téléopératrice lui demandent de porter un foulard noué comme un bonnet style bandana comme d'autres jeunes femmes travaillant au siège. Devant le refus de Dallila Tahri, la direction l'a licenciée.

Délit de discrimination

« Dès le départ, cette jeune femme a travaillé avec le voile sans chercher à le dissimuler au moment de l'embauche », explique Tiennot Grumbach, pour qui le rejet est directement lié au climat psychologique créé par les attentats du 11 septembre. La cour d'appel de Paris a confirmé le délit de discrimination et ordonné la réintégration de la téléopératrice. Aujourd'hui, Téléperformance doit affronter un autre procès à Lyon, où une étudiante, portant déjà le voile lorsqu'elle a été recrutée, a refusé, comme Dallila Tahri, de l'abandonner au profit d'un bonnet.

« Devant cette radicalisation, toutes les femmes portant le moindre centimètre carré de tissu vont se voir refuser l'accès au travail, pronostique le consultant Khalid Hamdani, spécialisé dans la prévention des discriminations. Les entreprises auront pris soin d'interdire le foulard dans leur règlement intérieur pour étouffer toute velléité. Mais le risque est de voir se développer les contentieux et un enfermement dans le communautarisme. » Créé en 1995 à Lyon, le mouvement Femmes françaises musulmanes et engagées vient en aide aux salariées désirant porter le voile au travail, dans un contexte de plus en plus tendu. « Les réactions d'hostilité à notre égard sont de plus en plus violentes. Nous sommes traitées comme des pestiférées et mises au ban de la société », estime Sabrina, doctorante en droit, qui conseille l'association et milite pour que les femmes voilées puissent travailler dans le privé comme dans le public : « Est-ce qu'un fonctionnaire n'affichant aucun signe religieux est forcément neutre ? Qu'est-ce qui me garantit qu'il n'a pas de position raciste ? La fonction publique devrait se fier aux seules compétences et non aux apparences. »

Des comportements hostiles

L'association a soutenu Nadjet ben Abdallah, une contrôleuse de l'Inspection du travail des transports du département du Rhône. Âgée de 33 ans, titulaire d'un DESS de droit, Nadjet s'est rendue un jour à son travail couverte du hijab. « À partir de ce moment-là, j'ai subi un véritable déferlement. Certaines personnes refusaient de s'asseoir à côté de moi. Des pétitions ont circulé. Même après avoir noué mon foulard derrière la tête, ces comportements hostiles n'ont pas disparu. Je ne comprends pas cet acharnement. Je travaille avec une collègue qui effectuait ses contrôles avec une croix autour du cou. Un autre porte une kippa depuis plusieurs années. Mais seul mon foulard était visé. » La jeune femme a été mise à pied pour un an avec suspension du salaire. Une sanction grave et plutôt rare dans la fonction publique.

En novembre 2003, Nadjet ben Abdallah a obtenu l'annulation de la sanction auprès du tribunal administratif qui a souligné l'absence de justifications suffisantes. Aujourd'hui, Gilles Devers, l'avocat de la jeune femme, compte obtenir sa réintégration dans le corps de l'Inspection. « Il n'y a pas d'incompatibilité à concilier une exigence de conscience et une mission de service public. La limite peut être fixée, comme le montre un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, en fonction des valeurs qui sont liées à cette mission. Non au foulard pour une enseignante qui est porteuse de valeurs en direction des enfants, mais pourquoi l'interdire à une fonctionnaire chargée de vérifier la sécurité de camions ? » Nadjet ben Abdallah a fait du port du foulard un principe. Et cette année elle entend bien retourner au travail. Voilée.

Voilées mais pas soumises
Le cas de Nadjet bien Abdallah a fait débat à la CGT du ministère du Travail, dont Sylvie Denoyer est responsable. Mais cela n'a pas empêché le syndicat de dénoncer la sanction.CYRILLE DUPONT

Ceux qui pensaient que le port du foulard pouvait être synonyme de soumission risquent d'en être pour leurs frais. Parmi les quelques cas de femmes voilées qui agitent aujourd'hui le monde du travail, certaines sont aussi connues pour leur engagement syndical.

À Lyon, la contrôleuse du travail Nadjet ben Abdallah est une adhérente de la CGT, ce qui a posé un cas de conscience au syndicat. « Nous sommes très attachés au principe de laïcité particulièrement au regard des prérogatives de puissance publique que nous détenons dans le cadre de nos missions, précise Sylvie Denoyer, responsable de la CGT au ministère du Travail. Nous avons eu à plusieurs reprises des débats avec Nadjet pour lui dire notre désaccord. Mais cela ne nous a pas empêchés de dénoncer, au nom de l'égalité de traitement, la disproportion de la sanction mise en œuvre à son égard » Autre exemple, chez Multilignes, la société de marketing téléphonique dirigée par Sophie de Menthon, la déléguée syndicale CGT porte depuis longtemps le foulard. Sabah Benfiguig a donné du fil à retordre à sa direction, prenant la tête d'un combat pour l'application de la législation. Licenciée pour propos diffamatoires, elle a été réintégrée en avril 2001 pour vice de procédure. « Je pensais que l'égalité entre hommes et femmes était une préoccupation des syndicats, explique Sophie de Menthon. J'aimerais bien savoir comment ils gèrent la syndicalisation de femmes voilées, avec les valeurs qu'ils défendent. J'ai d'ailleurs écrit à la CGT qui ne m'a jamais répondu. » Pour Noël Lechat, responsable CGT de la Fédération des sociétés d'études, ce sujet est loin d'être prioritaire : « Nous avons d'autres chats à fouetter que le sujet du foulard. Le vrai problème dans ce secteur, c'est celui des mauvaises conditions de travail. »

Auteur

  • Frédéric Rey