Les indemnités journalières versées par la Sécu explosent. La raison ? Le boom des arrêts de travail chez les quinquas. À cause du tarissement des préretraites, les congés maladie deviennent, avec l'inaptitude et l'invalidité, un palliatif pour les plus âgés. Un système de vases communicants inquiétant.
Les ouvriers de Soratech maudissent leur actionnaire. Alors qu'un tiers des 475 salariés de cet équipementier automobile de Carquefou, dans la région nantaise, sont âgés de plus de 51 ans et que 40 % souffrent massivement de tendinite et de lombalgie, leur actionnaire suédois – le groupe Trelleborg – a refusé de souscrire à l'un des derniers dispositifs de préretraite en vigueur, la cessation anticipée d'activité des travailleurs salariés, connu des initiés sous l'abréviation Cats. Résultat, les ouvriers de l'usine tirent la langue et le font savoir : « Nous sentons chez ces salariés une véritable usure physique et mentale et une très forte volonté de s'arrêter », constate Xavier Doussin, le DRH de l'entreprise, en butte à des taux d'absentéisme compris entre 8 et 15 %, longues maladies comprises. Pire, maîtrise des dépenses oblige, la Sécurité sociale a assené le coup de grâce en renvoyant au travail des ouvriers en arrêt maladie depuis un an et demi ou deux. « Bien que nous mettions tout en œuvre pour une reprise en douceur, souligne encore le DRH, ce retour au travail est très mal vécu. » Chez les salariés concernés, mais également au sein de l'encadrement, les managers vivant de plus en plus mal le hiatus grandissant entre leurs objectifs de production et l'état des ressources humaines dont ils disposent.
Comme en témoigne l'explosion des indemnités journalières versées par l'assurance maladie, Soratech est loin d'être la seule entreprise victime d'absentéisme chronique : avec plus de 5 milliards d'euros pour la bagatelle de 200 millions de journées d'arrêt maladie, la facture pour la Sécu a augmenté de moitié en cinq ans. Une hausse majoritairement due à l'envolée des arrêts de plus de trois mois des plus de 55 ans. Si l'arrivée des baby-boomers dans cette tranche d'âge explique en partie le phénomène, le vieillissement démographique ne justifie pas tout. Diligenté en juillet 2003 par le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, un rapport de l'Inspection générale des finances et de celle des Affaires sociales a beau fustiger « le comportement des assurés et des prescripteurs » ainsi que l'inefficacité des contrôles et sanctions exercés par la Cnam, au quotidien, médecins du travail et gestionnaires de caisse constatent que « nombre de salariés, usés par des contraintes de travail de plus en plus fortes, n'en peuvent plus ».
À l'instar de Jacques Bez, médecin chef du service médical de la caisse d'assurance maladie de Haute-Garonne : « S'il est difficile de mettre en évidence des abus caractérisés, nous rencontrons, en revanche, des salariés en difficulté dans leur travail », souligne ce professionnel de terrain, confronté à une augmentation de plus de 18 % des arrêts de longue durée en l'espace d'un an.
Et l'épidémie s'étend apparemment bien au-delà des seuls ouvriers de l'industrie ou des métiers pénibles déjà identifiés comme ceux du BTP. C'est le cas de salariées soumises à des manutentions répétées, comme les aides-soignantes, par exemple, dans le secteur sanitaire et social. « Une activité actuellement très sensible », souligne Marie Pascuale, médecin du travail en Seine-et-Marne et conseillère de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés. Les cadres ne sont pas épargnés non plus : « Une fois qu'ils ont craqué et qu'ils sont en arrêt maladie pour dépression, il leur est extrêmement difficile de retourner au travail », ajoute-t-elle.
Chargée de mission à la DRH de l'Afpa, Anne Ortalli pointe, pour sa part, l'impact du manque de perspectives d'évolution sur ses formateurs : « Nous sommes confrontés à une usure psychologique des plus anciens qui se traduit par une forte augmentation de l'absentéisme depuis 1997 et qui est source de désimplication comme de dysfonctionnements dans l'organisation du travail. » Il faut croire que l'état de santé des agents du secteur public arrivés en fin de carrière n'est pas brillant non plus si l'on en juge par la proportion de ceux qui liquident leur pension, dès 52 ans en moyenne, pour invalidité : en dépit des mesures de restriction adoptées, 15 % des agents territoriaux et hospitaliers sont, en moyenne, concernés chaque année, selon la CNRACL, leur caisse de retraite (voir encadré, page 24).
Spécialiste du travail des quinquas, Serge Volkoff, ergonome au Creapt, n'est guère surpris par le boom des arrêts maladie. « Ils ne constituent qu'un des modes de régulation des départs des plus anciens, les autres reposant sur les préretraites, l'invalidité, l'inaptitude ou le chômage », indique ce chercheur. Pour l'économiste Annie Jolivet, qui travaille sur le même champ d'études à l'Ires, « ce n'est pas parce que les dispositifs de préretraite se tarissent que les raisons qui encourageaient cette gestion de l'emploi fondée sur le départ des anciens ont disparu ». D'autant que, sur le terrain, les possibilités de reclassement trouvent rapidement leurs limites.
Conséquence, les cessations d'activité ont tendance à se reporter sur d'autres dispositifs, dans des proportions variables selon leur facilité d'accès et le niveau de ressources garanti aux candidats au départ. « Notre souci est de permettre à nos salariés en fin de carrière de partir dans des conditions salariales correctes, au moins égales à celles auxquelles ils pourront prétendre à leur retraite, soit autour de 70 % de leur ancienne rémunération nette », explique par exemple Michel Gili, le DRH d'Eurovia, l'une des majors des travaux publics.
Privé de dispositif de cessation d'activité avec la fin de l'Arpe, ce secteur est révélateur du système de vases communicants qui s'opère d'un régime à l'autre. Selon la récente étude réalisée, à la demande des syndicats, par la Fédération nationale des travaux publics sur le sort des salariés âgés de la branche, un tiers des plus de 55 ans ne sont plus en activité : 19 % sont au chômage, 10 % en invalidité et 5 % en arrêt maladie. « Même si cela ne correspondait pas à une stratégie délibérée de nos entreprises, le régime d'indemnisation du chômage a joué un rôle d'amortisseur », convient-on au siège de la FNTP.
Les travaux publics ne sont pas la seule branche à observer ce phénomène. En témoigne le bond spectaculaire du nombre de demandeurs d'emploi âgés dispensés de recherche d'emploi : un tiers de plus entre 1998 et 2002, alors qu'au cours de la même période le nombre d'entrées dans les différents dispositifs de cessation anticipée d'activité s'est réduit de 60 %. Principale modalité de départ des quinquas : le licenciement pour motif personnel, complété, dans les grandes entreprises, par une indemnité compensatrice de la rémunération antérieure. À l'origine d'une mise en dispense de recherche d'emploi sur trois, selon la Dares, cette pratique s'est largement répandue parmi les ingénieurs et cadres de l'industrie, de l'informatique, de la banque et des assurances, mais aussi dans le commerce, les transports et le tourisme.
Délégué syndical central CFDT de Thales, Guy Henry estime que ces « départs négociés » sont devenus une « véritable mécanique systématique de cessation anticipée d'activité ». Au point que la seule façon d'en réduire le volume a été de négocier la création d'un… Cats, ouvert à 1 700 salariés de l'entreprise d'armement. Dans le commerce, et plus particulièrement dans les grands magasins, « cela fait des années que l'on y observe des départs dans des conditions douteuses, aux frais des Assedic, sans que les syndicats ne s'y opposent, tant les salariés sont demandeurs », observe un inspecteur du travail.
Reste qu'en supprimant, au 1er janvier 2003, les modes d'indemnisation des chômeurs âgés de 50 à 57 ans donnant droit à une couverture jusqu'à la retraite, l'Unedic a rendu ces départs négociés beaucoup plus onéreux pour les entreprises. Et, financièrement, beaucoup plus risqués pour les demandeurs d'emploi. Ce qui ne manque d'ailleurs pas d'inquiéter les gestionnaires de l'assurance maladie. Sachant que « les indemnités journalières permettent à tous les demandeurs d'emploi d'allonger leur durée d'indemnisation chômage et, parfois, dans des conditions de rémunération plus favorables », remarque le rapport sur l'explosion des arrêts maladie, le basculement, depuis le 1er janvier 2004, de quelque 610 000 chômeurs en fin de droits et l'inscription de 185 000 d'entre eux dans le régime de l'allocation spécifique de solidarité sont « susceptible[s] de ne pas être sans conséquence sur l'assurance maladie », écrivent, avec un art consommé de la litote, ses auteurs qui plaident pour un durcissement des conditions d'indemnisation des arrêts maladie.
Conséquence attendue du renchérissement prévisible des départs négociés : les salariés les plus fatigués basculeront dans l'inaptitude. « Nos salariés en arrêt maladie font le forcing auprès des médecins du travail pour être déclarés inaptes à leur emploi », note Xavier Doussin, le DRH de Soratech. Un dispositif qui arrange beaucoup d'entreprises dans la mesure où « il leur permet de ne pas se sentir coupables du licenciement, prononcé d'office et exempté de cotisation Delalande, après constat de l'impossibilité de reclasser le salarié inapte », relève Tanguy Bothuan, consultant spécialisé dans le reclassement professionnel pour raisons de santé et expert auprès du Groupe de veille et d'échange animé par Laurent Benveniste sur la gestion des salariés âgés. « Beaucoup d'entreprises gèrent déjà sans le dire leurs problèmes de vieillissement de la main-d'œuvre via l'inaptitude », poursuit-il en rappelant que, chaque année, 20 000 salariés déclarés inaptes perdent leur emploi.
Chargée de mission à l'Aract du Nord-Pas-de-Calais et chargée du suivi d'Equal, le projet européen d'études sur les salariés vieillissants, Isabelle Rogez témoigne : « En cours d'étude, nous avons rencontré un médecin du travail qui, en accord avec la direction de l'établissement, rendait généralement des avis d'inaptitude pour les éboueurs de plus de 57 ans, lesquels se retrouvaient au chômage. » DRH d'Eurovia, Michel Gili reconnaît qu'un certain nombre de ses salariés se trouvent chaque année en inaptitude « contre leur gré ». Quant à Lucien Privet, médecin installé dans le bassin minier lorrain, devenu un grand spécialiste de la négociation des taux d'incapacité des salariés déclarés inaptes, il a été récemment appelé en catastrophe par les élus du comité d'entreprise de l'usine SEB de Remiremont dans les Vosges : « La direction licenciait à tour de bras dans cette usine où près de 350 salariés sur 600 souffrent de troubles musculo-squelettiques reconnus de l'épaule et du coude. »
Dernier élément d'appréciation : représentant près de 16 % des nouveaux pensionnés de moins de 65 ans, la proportion de salariés inaptes lors de la liquidation de leur retraite a de nouveau augmenté en 2002 selon les statistiques de la Caisse nationale d'assurance vieillesse, alors que ce taux était en diminution constante depuis le début des années 80. Pas étonnant, dans un tel contexte, que le décret autorisant le départ anticipé des salariés pouvant justifier d'une carrière longue ait été attendu comme le messie : pas moins de 200 000 personnes étaient dans les starting-blocks pour partir dès le 1er janvier 2004 sur les 500 000 prévues d'ici à 2008.
« Cela va nous permettre de régler pas mal de cas difficiles », espère Pierre Le Gars, secrétaire de la Fédération CFDT de la construction. Mais pas tous, loin s'en faut. Surtout dans la perspective d'une prolongation des carrières, imposée par l'allongement des durées de cotisation à la retraite. Si bien que les inégalités entre les salariés en fin de parcours professionnel, un temps gommées par des dispositifs comme l'Arpe, risquent de resurgir : « Les salariés qui pourront prendre leurs droits auront de la chance, de même que ceux dotés d'un bon régime complémentaire d'entreprise. Les autres seront précarisés. Un comble quand on songe que la loi sur la retraite était fondée sur l'équité ! » renchérit Tanguy Bothuan. À moins que les négociations prévues sur la pénibilité ne s'engagent enfin…
L'inflation du nombre de salariés inaptes risque de poser des cas de conscience aux médecins du travail, contraints, selon Annie Jolivet, de l'Ires, d'arbitrer entre « chômage et santé ». « Nous avons le sentiment de faire le grand écart entre un système économique redoutable et une usine à gaz sociale de plus en plus restrictive », s'inquiète Marie Pascuale, médecin du travail en Seine-et-Marne. Sachant que les plus de 55 ans mis auparavant au chômage via l'inaptitude risquent de se retrouver sans ressources au bout de quarante-deux mois, « nous sommes obligés de les maintenir dans l'emploi au mépris de leur santé, quitte à jongler avec les arrêts maladie », explique Fabienne Bardot, médecin du travail dans le Loiret.
La multiplication des mises en inaptitude risque aussi d'altérer l'équilibre financier des régimes de prévoyance collective. C'est ainsi que les prestations d'incapacité-invalidité versées par ces régimes ont bondi de 25 % entre 2001 et 2002 (alors que les cotisations n'ont progressé que de 6 %), selon le baromètre du Centre technique des institutions de prévoyance. « Nous ne pourrons pas continuer à supporter de tels déséquilibres, sauf à fragiliser les contrats collectifs », reconnaît-on au CTIP. En attendant, patrons et salariés continuent de charger la barque, selon Gérard Apruzzese, secrétaire général de FO Transports. Ainsi, l'Ipriac, l'institut de prévoyance des conducteurs, vient, selon lui, d'être sollicité par le patronat pour abaisser de 50 à 48 ans le seuil de prise en charge des chauffeurs inaptes.
Un « manque de courage politique », fulmine ce responsable syndical, pour un secteur qui rechigne à financer un dispositif de préretraite anticipée. L'engouement sur l'inaptitude et la maladie risque d'être d'autant plus fort que l'accès aux dispositifs d'invalidité ne cesse de se restreindre.
« Les caisses ont serré les boulons au maximum », témoigne un consultant. Dans le privé, où la proportion d'invalides lors de la liquidation de la retraite est, en vingt ans, tombé de 13 à 6 %, mais aussi dans le public, puisque ce taux a baissé de 22 à 15 %, selon la CNRACL (Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales).