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AU BOULOT, LE CHRONO S'EMBALLE

Enquête | publié le : 01.01.2004 | Sandrine Foulon, Isabelle Moreau

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AU BOULOT, LE CHRONO S'EMBALLE

Crédit photo Sandrine Foulon, Isabelle Moreau

Organisation en flux tendu, restructurations permanentes, mobilité accélérée, communication instantanée… Le monde du travail vit au rythme de l'urgence. Gare à la surchauffe, car ces contraintes de temps ne font pas toujours bon ménage avec les impératifs de performance.

Se faire livrer, en moins de deux semaines, le dernier modèle de machine à laver a longtemps relevé de l'exploit pour un détaillant. « Aujourd'hui, notre usine de Lyon peut répondre à une commande spécifique et remettre un modèle de machine à laver en production sous quarante-huit heures. Il y a dix ans, il fallait au moins dix jours », explique Dominique Laurent, le DRH d'ElcoBrandt. Révolue aussi l'époque où patienter une semaine pour recevoir le drap-housse ou l'épilateur que l'on avait commandé était dans la nature des choses. C'était avant que La Redoute lance le 48 heures puis le 24 heures chrono pour répondre à des clients devenus subitement très impatients, mais aussi pour ne pas se laisser distancer par les 3 Suisses, inventeurs du concept. Le 2 décembre dernier, pour la sortie française du tome V de Harry Potter, les équipes du Virgin de la Défense ont veillé jusqu'à minuit passé. Et le lendemain, celles du Virgin de Barbès ont ouvert à 9 heures au lieu de 10 heures. « Certains clients sont venus acheter. Des fois que ça leur manque au petit déjeuner ! » sourit une vendeuse qui, de sa caisse, a subi en prime la diffusion en boucle du DVD de la Chambre des secrets.

Peu importe si les salariés vivent en permanence au rythme du compte à rebours. Dans un monde hyperconcurrentiel où les entreprises utilisent les mêmes outils de gestion, seule la rapidité fait marquer des points. La prime à celles qui décident, fusionnent, produisent et livrent dans la nanoseconde. Besoin d'un intérimaire un dimanche à 4 heures du matin ? Pas de problème, Adecco vient de lancer une nouvelle hot line, Adecco non stop. Son rival Manpower possède lui aussi une permanence 24 heures sur 24 pour enregistrer les demandes la nuit, les week-ends et les jours fériés. Besoin de relaxer des cadres éreintés ? La société Vital Team propose la « turbosieste » pour recharger ses batteries en sept minutes, montre en main, voire le « training énergie » pour retrouver souplesse et tonus en quelques minutes. Le rapport au temps, tant dans la sphère professionnelle que privée, s'est détraqué. « Nous vivons dans l'instantané, souligne Nicole Aubert, professeur à l'ESCP-EAP et auteur du Culte de l'urgence (Flammarion, 2003). Zapping, clips, spots, fast… La lenteur n'a plus droit de cité et ce n'est pas un hasard si les fictions télévisées comme 24 Heures chrono ou Urgences font un carton. »

Confusion entre l'urgent et l'important

À tort ou à raison, le discours du rapido-presto a envahi la vie des salariés-consommateurs et entraîné la confusion entre l'urgent et l'important. « Sous prétexte que le Samu est capable d'intervenir en quinze minutes pour une crise cardiaque, on part du principe que tout le monde veut voir ses chemises livrées dans le même laps de temps, souligne Yves Lasfargue, directeur de l'Observatoire de l'ergostressie (Obergo) et auteur de Halte aux absurdités technologiques (Éditions d'Organisation, 2003). On met tout sur le dos du client. Si le commerce électronique commence à décoller, ce n'est pas lié à la rapidité mais parce que les internautes peuvent comparer les prix », affirme ce spécialiste des NTIC qui estime, à rebrousse-poil, que faute de stocks dans les entreprises « les consommateurs n'ont jamais autant attendu qu'aujourd'hui. À moins d'aller chez Ikea, impossible d'acheter un lit standard et de dormir dedans le soir même ». Si cela vaut encore pour le secteur artisanal du meuble, ce n'est plus vrai pour nombre d'entreprises qui, sur le modèle de l'automobile, fonctionnent en flux tendu et ont raccourci leurs délais.

À Valenciennes, le site de production de Toyota a été conçu sur le concept de l'« usine compacte », gage d'hyperréactivité. Du presque zéro stock au zéro défaut, l'idée repose sur des interventions le plus en amont possible pour éviter les rebuts et les pertes de temps qui en découlent. Résultat : les véhicules sont fabriqués… en quatorze heures.

Cette optimisation de la supply chain a déteint. Partout, il faut répondre pour hier. « Ce matin, explique Ludovic Bossé, responsable commercial et marketing de la division 3-4 roues chez Piaggio France, on m'a commandé deux véhicules diesel pour le nettoyage urbain à livrer dans le mois. Or notre usine de Toscane ferme dans quinze jours pour les fêtes… » Une réactivité que la distribution doit également avoir. « Dans les chaînes de prêt-à-porter, les collections ne changent plus deux à trois fois par an comme il y a quelques années, mais quinze à vingt fois par an », constate Gilles Moutel, P-DG de Chronopost.

L'ère des bons pères de famille est révolue

Dans cette course de vitesse, les marchés financiers ont leur part. « Difficile d'avoir un projet industriel quand les actionnaires donnent des coups de barre à droite ou à gauche. À faire du court terme, on privilégie l'opportunisme financier en mettant de côté les projets économiques et sociaux qui se construisent le plus souvent dans la durée », estime encore Gilles Moutel. La faute à la diversification de l'actionnariat. L'ère des bons pères de famille est désormais révolue, place aux fonds de pension et aux instruments collectifs d'investissement style OPCVM. Pour toucher au plus vite leur mise, ces actionnaires imposent aux managers des contraintes de profitabilité qui les poussent à faire un maximum d'économies en un minimum de temps. Sous la pression de reportings incessants, ils sont confrontés en prime à une foultitude de systèmes d'évaluation, de tableaux de bord et d'audits de la performance. « Rares sont les entreprises, à l'instar de Coca-Cola, à se rebeller contre la publication de comptes trimestriels et à ne faire paraître que leurs comptes annuels », souligne Henri de Courtivron, cadre supérieur dans une grande banque d'affaires. La grande majorité se plie à la règle. Directeur dans le pôle performance RH du cabinet Eurogroup, Pierre-Antoine Pontoizeau rapporte cette anecdote : « L'année dernière, le patron d'une société française appartenant à un groupe américain est parti deux jours à New York présenter son budget. De retour en France, il avait sur sa messagerie la rentabilité à atteindre : + 40 %. Cette année, les choses se sont accélérées. Plus la peine de prendre l'avion. Tout s'est fait par mail avec comme objectif un + 30 % et une première échéance à quatre mois. Pour nous, Français, c'est un peu violent. »

Il n'empêche, cette réalité a bien gagné les rivages de la vieille Europe. Les entreprises n'attendent plus pour restructurer et réajuster leurs effectifs. Le mouvement est permanent. Quant aux salariés qui restent, ils doivent produire autant, voire plus en moins de temps. Et, sur ce point, la RTT n'a rien arrangé. « Avec les 35 heures, nous avons gagné du temps au détriment de la régulation sociale. L'entreprise doit retrouver des espaces apaisés d'échange rendus nécessaires par les contraintes du travail ensemble. C'est d'ailleurs dans cette logique que La Poste a créé des espaces de conversation, explique Denis Ettighoffer, fondateur du cabinet Eurotechnopolis Institut et auteur du Syndrome de chronos (Dunod, 1998) et Du mal travailler au mal vivre (Eyrolles, 2003). Car les fameux temps gris, ces plages de repos où griller une cigarette ou boire un café permettait de se ressourcer mais aussi de parler aux collègues, ont rétréci comme peau de chagrin. Déjà, les heures d'équivalence inscrites dans le Code du travail et les accords collectifs jettent un sort à tout ce qui n'est pas travail effectif. En clair, un serveur de restaurant soumis aux « coups de bourre » entre midi et deux qui se « repose » dans l'après-midi ne peut pas considérer ces heures de relâche comme du travail. Seuls les magistrats opposent parfois une résistance à cette folie du temps. Cette année, la Cour européenne de justice a considéré que les heures de garde de nuit d'un chirurgien n'étaient pas du repos mais du temps de travail.

De plus en plus de dépressions

Mais, pour l'heure, haro sur la convivialité, déjà largement écornée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Plutôt que de parcourir 25 mètres de couloir, on préférera envoyer un mail à un collaborateur. Chronophages, les NTIC induisent également l'urgence. Car le supérieur hiérarchique attend implicitement une réponse immédiate à son courrier électronique.

« L'urgence en soi n'est pas dangereuse, relève Rachel Beaujolin, professeur à Reims Management School et auteur des Vertiges de l'emploi (Grasset/le Monde, 1999). Tant qu'ils ont les marges de manœuvre suffisantes pour réaliser une tâche, certains s'épanouissent et travaillent très bien dans l'urgence. Elle devient en revanche préjudiciable quand elle confine à la panique. Lorsque les outils utilisés pour y répondre ne constituent plus des moyens mais une fin en soi. » Comme si, souligne aussi Nicole Aubert, la vitesse de résolution des problèmes donnait du sens à l'action. En dix ans, intervalle qui sépare ses deux ouvrages, le Coût de l'excellence et le Culte de l'urgence, elle a senti un tournant. « Avant, les salariés exprimaient surtout une souffrance liée au degré de responsabilité qu'on exigeait d'eux. On assistait à des dépressions dues au sentiment de ne pas être à la hauteur. Aujourd'hui, on marche plus à la surchauffe, comme si les salariés étaient entrés dans un mode d'hyperfonctionnement. Ils expriment d'ailleurs des métaphores de mécaniques qui s'emballent ou de piles électriques qu'on ne peut débrancher… Et les médecins du travail constatent de plus en plus de dépressions d'épuisement. »

Les exigences de performance toujours plus fortes et les contraintes de temps toujours plus serrées ne font pas forcément bon ménage. Accélération des cadences, des carrières, des prises de décision et des flux d'information qui détraquent les horloges, voilà désormais le lot quotidien dans le monde du travail. Que ça passe ou que ça casse !

Organisation du travail

Les cadences s'accélèrent

185 heures de travail en quinze jours, c'est un quasi-record que vient de battre Pierre, cadre dans une société d'urbanisme, afin de boucler à temps un projet pour le présenter à un concours. 48 heures, c'est le délai imparti à Olivier, concepteur de cuisines professionnelles dans un bureau d'études parisien, afin de réaliser une préétude pour l'installation d'un restaurant dans un immeuble de 40 000 mètres carrés, même pas sorti de terre. 53 heures sup, c'est ce que Véronique, chef monteuse image de 57 ans, va réclamer à sa production pour le montage de la dernière fiction qu'elle a réalisé… Et qui restera sans doute dans les tiroirs de longs mois encore. De plus en plus courantes, les « charrettes » illustrent la contraction des délais imposés par les donneurs d'ordres mais répondent parfois, aussi, au seul principe de l'urgence pour l'urgence. « Deux fois, la direction nous a demandé de rendre un rapport qui nous a valu quelques nuits blanches, explique Vera, consultante dans une entreprise spécialisée dans le Web. Et une fois le document remis, silence radio. On s'est rendu compte que c'était juste pour mettre le service sous pression. »

Tout le monde a les yeux rivés sur l'horloge

Aujourd'hui, tous les secteurs d'activité sont soumis à cette dictature du temps qui touche également l'ensemble des niveaux hiérarchiques. « Quand on intensifie le travail, c'est comme si on passait le film en accéléré », explique Philippe Davezies, membre du laboratoire de médecine du travail de l'université Claude-Bernard, à Lyon. Du cadre sup à l'opérateur de production en passant par l'agent administratif, tout le monde a les yeux rivés sur l'horloge. Il faut être ré-ac-tif. Si la palme des gains de temps revient aux centres d'appels, où « les machines composent elles-mêmes les numéros à appeler », rappelle Yvan Béraud, du syndicat Betor Pub, les cadences augmentent à la vitesse grand V dans l'ensemble du monde du travail, transformant les salariés en Charlot des temps modernes. « Dans les Assedic, les agents de l'accueil “traitement rapide” sont tenus de ne pas passer plus de sept minutes par personne. Et il est bien vu de ne pas consacrer plus de vingt minutes à un accueil personnalisé dans un bureau », indique Jean-Luc Lacambra, délégué syndical CFDT de l'Assedic Midi-Pyrénées.

Même timing serré pour les opérateurs téléphoniques de La Redoute : « C'est trois minutes au maximum pour une commande, explique André Hoquet, délégué SUD. Sinon, on se fait rappeler à l'ordre. » Au fil des ans, tous les secteurs d'activité ont été gagnés par cette course frénétique. Assistante d'escale à Roissy, Romane, pourtant montée sur ressorts, a le sentiment cette fois-ci d'avoir enclenché la cinquième. « La direction d'ADP fait pression pour que nous soyons compétitifs. Il n'y a plus de répit. On enchaîne les enregistrements, les embarquements, les arrivées, les correspondances et on finit par être en retard pour le vol suivant. On n'a même plus le temps de manger. » Bienvenue dans le siècle de l'urgence.

Des escouades d'intérimaires en renfort
À Valenciennes, sur le site de production de Toyota, les interventions ont lieu le plus en amont possible pour éviter les rebuts et les pertes de temps qui en découlent.DECOUT/REA

Faute de réflexion sur l'organisation, cadres et managers vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : l'objectif. « J'ai affiché en gros caractères “+ 10 %” sur le mur en face de mon bureau. Aucune chance que j'oublie l'objectif que je dois réaliser cette année », ironise Éric, commercial dans une entreprise de conditionnement gérée par des fonds de pension britanniques. « Les objectifs sont souvent fixés de manière très ambitieuse dans un souci de rentabilité, explique le DRH d'une entreprise d'emballage. Cela conduit à intensifier le rythme de travail en production de manière ahurissante. Les cadences sont infernales. Cet été, nous avons dû rappeler des salariés qui étaient en congé pour répondre aux commandes des entreprises de la grande distribution. » Dans cette gestion en flux tendu, les employés doivent parfois leur salut à des escouades d'intérimaires. Mais cette arrivée de renforts n'est pas toujours bien vécue. « Les intérimaires se donnent à 150 % de leurs possibilités pour être embauchés », explique Jean-Claude Chapon, secrétaire national du Spasaf (Syndicat des personnels assurant un service Air France) CFDT. Et « comme ils sont souvent plus jeunes que les salariés en poste, embraye Michel Gollac, chercheur au Centre d'études de l'emploi, cela crée un élément de comparaison et une pression supplémentaire ».

Quel que soit l'échelon, le tableau n'est pas rose. Réunions, debriefings, visioconférences, tâches administratives, l'emploi du temps des cadres explose. Selon un sondage réalisé par Ipsos pour Chronopost en 2001, les cadres se réunissent plus de trois fois par semaine. Quant aux reportings, ils sont de plus en plus fréquents pour satisfaire la soif d'informations et de chiffres des boards. « Les reportings mensuels demandés aux managers sont très lourds. Ils y consacrent environ trois jours pleins par mois, sans que cela ait forcément une valeur ajoutée sur le plan opérationnel », constate un DRH. Les commerciaux sont les premiers touchés. « Ne dites pas à mon patron que je m'arrache les cheveux sur un fichier Excel, il croit que je suis en train de signer un contrat… » C'est en substance l'enseignement de l'étude réalisée en octobre 2003 par Proudfoot Consulting, montrant que le quotidien des commerciaux est phagocyté par les tâches administratives (27 %) ou la résolution de problèmes (16 %).La vente active ne représentant plus que 10 % de leur activité !

Rien de surprenant si sept cadres sur dix interrogés par Eurocadres (satellite de la Confédération européenne des syndicats) estiment leur charge de travail lourde, voire excessive. Pourtant formés à l'anticipation, les cadres n'ont plus le temps de se poser. Sandra Bellier, transfuge de la Cegos et directrice du développement e-business d'Adecco, l'a bien compris. Avec Capio, filiale du groupe de travail temporaire, elle aide les décideurs à anticiper. Ses clients ? Les DRH et membres de comités de direction de grandes entreprises françaises. « Toute la journée, on les bombarde de missions à réaliser dans des délais très courts. Ils croulent sous les infos mais n'ont plus le temps de les traiter. Alors ils comptent sur nous pour les analyser. » Signe des temps : les restitutions de Capio, tous les deux mois, sont synthétiques et orales. Pas question en effet de lire un énième rapport.

Si cette intensification du travail – très nettement accentuée par l'entrée en vigueur des 35 heures – est désormais la norme, elle n'est pas vécue par tous de la même manière. « Le niveau de travail n'est pas prédictif d'une mauvaise santé. Certains arrivent à tourner la page, d'autres le vivent mal, perdent confiance en eux, se dévalorisent et développent des symptômes dépressifs », explique Philippe Davezies. Et, dans certaines entreprises, le taux d'absentéisme grimpe en flèche. « Chez Servair, à Roissy, il est supérieur à douze jours par an chez les cadres, à dix-neuf jours pour la maîtrise et à trente-sept jours pour les ouvriers », indique Jean-Claude Chapon, du Spasaf CFDT.

Injonction paradoxale

Difficile, en effet, de nier les répercussions sur la santé de ce sprint permanent. « La pression temporelle prive l'individu de marges de manœuvre pour préserver sa santé. Il ne cesse d'adapter ses gestes au contexte et à la manière dont il se sent », note Serge Volkoff, ergonome au Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Creapt). Cette stratégie a pourtant des limites. Aujourd'hui, plus d'un salarié sur dix, caissières en tête, présente une ou plusieurs pathologies des membres supérieurs, révèle la revue Santé et travail (octobre 2003), au vu des résultats d'un programme expérimental de surveillance épidémiologique des TMS développé dans les Pays de la Loire. Avec cette mise sous tension, on peut parfois jouer gros. « On doit constamment jongler avec le nombre de passagers. Quand un vol enregistre 50 passagers supplémentaires en l'espace de dix minutes, à nous de préparer les plateaux-repas au plus vite pour que l'avion reparte à l'heure. Et, à vouloir faire vite, il arrive que nos véhicules heurtent des réacteurs », explique Jean-Claude Chapon.

À une heure de vol de Roissy, sur un site classé Seveso, en bord de Rhin, l'urgence est aussi de mise. « Les salariés sont victimes d'une injonction paradoxale : on leur casse les pieds avec la sécurité tout en leur demandant de produire davantage. Résultat, ils font sans cesse des arbitrages, jusqu'à mettre leur santé en danger. Et on voit se multiplier des “presque accidents”. Des coups de jus, par exemple », précise André Burgmeier, membre de l'Institut universitaire de santé au travail de Strasbourg, qui évoque le cas d'un salarié d'une entreprise de la chimie entré dans une zone d'atmosphère à haut risque avec un scaphandre défectueux. « Il n'était pas allé le changer car il risquait de perdre du temps. »

À devoir tout faire dans l'urgence, difficile d'éviter les ratés. Et pas seulement sur la santé. Stéphane est bien placé pour le savoir. Chef de projet informatique dans une banque, il a vécu des situations ubuesques : « Pour installer le nouveau système informatique dans une filiale fraîchement créée, nous avons dû reprendre les informations bancaires qui étaient dans les anciens fichiers. Or, comme tout a été fait dans l'urgence et que nous n'avons pas obtenu le délai supplémentaire d'un mois que nous réclamions pour tester le dispositif, il y a eu de sacrés loupés. Peu après l'ouverture de la filiale, nous nous sommes aperçus que des centaines d'intitulés de compte étaient mal libellés et qu'un gros millier d'adresses étaient erronées. »

Et pourtant, lever le pied peut s'avérer payant. Jean-Baptiste Hervé, ergonome et membre du Célidé (regroupement de comités d'entreprise de la CFDT), aime à citer le trop rare exemple de la chocolaterie Schaal, en Alsace. « Nommé à la fois pour améliorer la santé au travail des salariés et renouer avec la rentabilité, le nouveau chef d'établissement a accepté en 1998 de ralentir la cadence qui faisait perdre les pédales aux salariées sur certaines chaînes. » Chargées de prélever des chocolats sur sept plateaux différents pour réaliser des boîtes d'assortiments, elles accumulaient sur un « trottoir » à côté des tapis roulants plus de 250 boîtes non terminées par jour. Ce qui appelait des renforts supplémentaires et entraînait une perte de temps. Aujourd'hui, les rebuts ne dépassent pas la quinzaine et la PME se porte bien, merci. Moralité, rien ne sert de courir…

Gestion de carrières

La mobilité s'affole

Il y avait le speed dating, le rendez-vous express pour trouver l'âme sœur, directement importé des États-Unis. Il existe maintenant l'entretien d'embauche éclair. Sept minutes pour se vendre, top chrono, sept minutes pour donner au recruteur l'envie de vous revoir. La paternité du concept revient à une association nantaise de cadres au chômage, Market Cadres. « C'est un peu fatigant. À la fois pour le candidat qui doit résumer brièvement ses motivations et pour le recruteur qui voit défiler huit demandeurs d'emploi en une heure, concède Jeanne Zitoun, consultante chez Atlantic Conseil. Mais, en définitive, l'opération est assez concluante. J'ai gardé beaucoup de CV. » Encore très confidentiel, ce mode d'entretien flash reflète pourtant bien l'accélération que connaissent les recrutements mais aussi les carrières. « Il n'y a plus aucune anticipation, poursuit Jeanne Zitoun. Dans neuf cas sur dix, on recrute pour des postes déjà vacants… » Et, c'est devenu une évidence, plus la peine de songer à passer toute sa carrière au sein de la même boîte.

S'ils ont tendance à troquer plus souvent leur fauteuil, les salariés l'occupent également moins longtemps. « Les missions sont plus courtes, confirme Gérard Fournier, directeur au sein de Boyden Interim Executive. Il y a encore cinq ans, les missions d'intérim des dirigeants oscillaient entre neuf mois et un an. Aujourd'hui, elles tournent en moyenne entre six et neuf mois. » Une compression du temps générale, y compris pour les recrutements, que Boyden réalise en CDI. « Les dirigeants n'ont plus le temps de s'installer, de faire la tournée des popotes, de prendre le pouls de l'entreprise. Les quatre premiers mois sont déjà mesurés et des résultats sont attendus. Bien sûr, certains secteurs sont plus contraints que d'autres à la réactivité comme le high-tech ou la grande distribution mais, d'une manière générale, les cycles de vie sont plus courts. Et, de plus en plus, la “durée de vie” des managers colle aux cycles de changement des entreprises qui tournent autour de trois à quatre ans. Même en CDI, les cadres travaillent sur projet. »

Un jeu de chaises musicales

Terminé le temps où un DRH, à l'image de Serge Boyer chez Vivarte, l'ex-groupe André, faisait toute sa carrière dans l'entreprise. D'ailleurs, son remplaçant, Laurent Amelineau, un quadra venu du Club Med et passé par Xerox, PepsiCo et Kraft Jacobs Suchard, est l'exemple même du globe-trotteur. Et il y a fort à parier que, quels que soient les résultats obtenus, le tandem qu'il forme avec le nouveau P-DG, Bernardo Sanchez, successeur d'un Georges Plassat évincé par l'actionnaire au bout de trois ans, n'égalera pas les records de longévité de Serge Boyer dans l'entreprise. Côté CV, c'est plutôt celui de Max Matta, successivement DRH de Framatome, Moulinex et Rhodia, qui devient monnaie courante. S'accrocher plus de cinq ans à un job relève d'ailleurs de la prouesse. Une enquête du cabinet Booz Allen Hamilton réalisée auprès de 2 500 sociétés dans le monde révèle un nombre record de départs forcés pour cause de mauvaise performance en 2002, en hausse de 70 % par rapport à 2001 ! Et les grands patrons de montrer l'exemple : Pierre Bilger, dont la gestion à la tête d'Alstom a été sanctionnée ; Jean Peyrelevade, évincé du Crédit lyonnais, victime de la fusion avec le Crédit agricole ; Jean-Pierre Tirouflet, qui a jeté l'éponge après le travail de sape d'actionnaires de Rhodia mécontents de sa stratégie…

Ce jeu de chaises musicales volontaire ou subi – les licenciements pour motifs personnels sont devenus deux fois plus nombreux que les licenciements économiques – ne touche pas que les grands patrons. Le parcours de Yasmine a de quoi donner le tournis. Jugez plutôt : en moins de dix ans, elle a connu, bon gré mal gré, six entreprises différentes et vécu à la fois la montée en puissance et l'explosion d'Internet. Cette zappeuse de 31 ans a profité d'un plan de départs chez Siemens-Nixdorf pour intégrer l'éditeur de logiciels i2 Technologies où elle est restée trois ans avant de faire un passage éclair à Saint-Gobain, puis d'intégrer la SSII Cognos qu'elle a abandonnée au bout d'un an, de son propre chef, pour l'éditeur BEA, avant d'en repartir à la faveur d'un plan social. Ni une ni deux, elle retrouve un job dans la start-up américaine Precise qui, quelques semaines après son intégration, est rachetée par le spécialiste du software américain Veritas. « Parfois, je me dis que j'aimerais bien me poser pour que mon CV ait davantage de tenue, explique la jeune femme qui a évolué dans le marketing, le commercial et la communication. Mais cela n'a pas l'air d'effrayer les recruteurs. Dans le milieu du soft, ils s'attachent moins aux missions réalisées qu'aux entreprises que j'ai connues. »

Sentiment d'instabilité permanente

Cette mobilité a tout juste été ralentie par la dégradation de la conjoncture. « À cause de la crise, la mobilité interne et externe des cadres s'est réduite de moitié pour la période 2002-2003 comparée à celle de 1997 à 2001 », souligne Jacky Chatelain, le DG de l'Apec. Nonobstant la parenthèse actuelle liée à la crise, le sentiment d'instabilité permanente est bien réel. Entre 1975 et 2002, la mobilité s'est accrue sensiblement, relève un rapport sur les mobilités professionnelles de Jean-François Germe, du Commissariat général du Plan. En 1974, les changements d'emploi ou d'activité concernaient 12 % de la population active, contre 16,3 % en 2002. Car les emplois précaires ont explosé, en passant de moins de 3 % de l'emploi salarié en 1983 à près de 10 % en 2000. Pour éviter de vivre une carrière en soubresauts non contrôlés, mieux vaut toutefois travailler dans une multinationale que dans la TPE du quartier. Thomas Amossé, chercheur à l'Insee, relève que 14 % des salariés d'entreprises de moins de 50 salariés ne travaillent plus pour le même employeur un an plus tard. Ce taux est deux fois plus faible dans les entreprises de plus de 500 personnes qui pratiquent à la manière d'un L'Oréal ou d'un Total des politiques de mobilité très développées.

Il y a aussi l'effet boomerang. Les entreprises ont tellement martelé qu'il fallait se préparer aux ruptures et se montrer « hyperréactif dans la proactivité » que les salariés les ont prises au mot. « Plus on travaille dans des sociétés où on apprend à travailler vite et où les gens se défoncent en permanence, plus on cherche de la variété dans le travail. Au bout de huit mois, on a envie de passer à autre chose », conclut Yasmine. De quoi affoler certains DRH d'entreprises comme Adia ou Unilever qui aimeraient ralentir la cadence. « On ne fait pas le tour d'un poste en un an et on ne peut pas introduire de mouvement brownien dans les carrières, souligne Bernard Lemée, DRH du groupe BNP Paribas. La responsabilité s'inscrit dans la durée. » Un discours qui est loin d'être partagé par candidats et recruteurs.

Réorganisation

Les restructurations suivent un train d'enfer

Un mauvais semestre et le couperet est tombé. Pour « restaurer l'équilibre d'exploitation dans les meilleurs délais », le groupe ardéchois Mecelec, spécialiste de la téléphonie et du matériel électrique, a annoncé en novembre un projet de restructuration assorti de 46 suppressions d'emplois et de la fermeture de l'établissement de Courbevoie. De son côté, Solectron France, filiale du numéro un américain de la sous-traitance électronique, n'en finit plus de subir les effets de l'explosion de la bulle Internet mais aussi des projets de restructuration de la maison mère, qui désinvestit en France pour mieux s'implanter en Roumanie et en Chine. Le groupe s'adapte au marché et réajuste les effectifs plus vite que son ombre. En moins de trois ans, les salariés en sont à leur cinquième plan social.

Scénario du même type chez SR Telecom France, filiale d'un groupe canadien. « Les résultats trimestriels ont été connus le 30 octobre à 13 h 30. À 14 heures, la direction annonçait en CE un plan de restructuration et, à 15 heures, on informait le personnel, explique Olivier Pasquet, élu du comité d'entreprise, qui a connu lui-même trois employeurs en huit ans. Car il travaillait pour la division Wireless Access Solution de Lucent Technologies, avant que celle-ci ne soit rachetée par SR Telecom en 2001. « La maison mère gère les sureffectifs à l'américaine, poursuit Olivier Pasquet. Le site de R et D de Lannion est menacé et, au Plessis-Robinson, on craint les licenciements. »

Depuis le début des années 90, les restructurations avec ou sans suppressions d'emplois sont devenues un outil d'anticipation comme un autre. Fermer une usine est maintenant un mode de régulation classique et fréquemment utilisé pour s'adapter aux marchés. Pour autant, si ces réorganisations incessantes sont vécues comme des décisions arbitraires et prises à la hâte, l'urgence n'est pas là où on l'attend. « En amont, les décisions sont mûries longtemps, estime Frédéric Bruggeman, consultant chez Syndex, un cabinet d'experts-comptables qui conseille les comités d'entreprise. Sauf retournements conjoncturels exceptionnels, la grande majorité des restructurations sont planifiées de un à trois ans à l'avance. Même un dépôt de bilan nécessite un an de préparation. Il faut du temps pour supprimer une filiale ou fermer une usine. On commence par en créer une qui fait la même chose. Puis on investit moins dans la première, on désintéresse les actionnaires, les banquiers… » Et puis, au moment de l'annonce, brutalement, tout s'accélère. « L'entreprise emploie souvent le terme d'opération chirurgicale car il s'agit d'une phase douloureuse. Elle a intérêt à ce que tout se passe vite », poursuit Frédéric Bruggeman.

Délais supersoniques pour les experts
À l'instar de l'usine Metaleurop de Noyelles-Goudault, les fermetures de sites sont exécutées de plus en plus rapidement.JAMES/LVDNMAXPPP

Patrick Tillie, avocat à Lille et défenseur des « Metaleurop » fait la même analyse. Aujourd'hui, il est saisi du licenciement des « Ontex », un fabricant de couches qui a été racheté par un fonds de pension et a décidé d'acquérir une affaire en Allemagne et de fermer deux sites à Bayeux et Petite-Forêt employant 380 salariés. « Ce qui est pipé, c'est qu'une fois la décision prise on demande aux experts des délais supersoniques pour analyser la situation, trouver des informations chiffrées, qui se situent parfois hors des frontières. Tout cela en vingt et un jours… Il est pourtant urgent de ne pas se presser. Le comité d'entreprise européen d'Ontex s'est réuni le 5 novembre et la notification des licenciements interviendra le 10 février 2004. C'est très court. » D'où les tentatives des syndicats de jouer la montre et de recourir de plus en plus au référé, « le seul juge efficace pour se prononcer contre les licenciements économiques avant le licenciement et forcer l'employeur à revoir sa copie ».

Si salariés et DRH ne vivent pas les échéances de la même façon lorsque des départs sont à la clé, il reste que les délais d'exécution des projets se raccourcissent. De la « petite » réorganisation à la conduite du changement en passant par la fusion, les entreprises sont en perpétuel mouvement. « Il est nécessaire de réagir rapidement aux évolutions de l'environnement, explique Bernard Lemée, DRH de BNP Paribas. Mais rapidité ne veut pas dire précipitation. Il est vrai néanmoins que les projets de réorganisation ont tendance à s'accélérer. Chaque année, plus de 10 dossiers sont soumis à la consultation des comités d'entreprise. Il y a dix ans, on en comptait un ou deux… Mais il vaut mieux des réajustements permanents que brutaux, et ne pas se rendre compte brusquement que l'on doit faire face à un sureffectif de plusieurs centaines de personnes. »

Un retour sur investissement dans l'année

Quant aux consultants RH, ils sont de plus en plus sollicités pour réagir à la vitesse de l'éclair. « Il y a dix ans, on n'envisageait pas de digérer une fusion en moins de trois à quatre ans. Aujourd'hui, tout doit être réalisé en dix-huit mois. Les délais ont été divisés par deux », observe Pierre-Antoine Pontoizeau, directeur au sein du pôle performance RH d'Eurogroup. Une accélération également constatée par Patrick Ducloux, associé chez I-Lead Systems. « Il y a trois ans, nous avons réalisé une mission de réorganisation des équipes de vente d'un grand de la restauration collective en dix-huit mois. Cette année, on nous demande de faire la même chose dans une autre filiale en Espagne en six mois. Les actionnaires veulent un retour sur investissement dans l'année. À nous de nous décarcasser pour optimiser nos méthodes. Nous sommes plus exigeants sur le profil des chefs de projet sur place. Nous avons sélectionné parmi tous les candidats ceux qui étaient les plus résistants au stress. On multiplie les relais, les points réguliers, les allers-retours en Espagne. Il faut rattraper le moindre dérapage, non plus en quinze jours comme on pouvait le faire, mais le jour même. »

À BNP Paribas, la fusion n'a pas non plus traîné en longueur. « Ce qui a été rapide, c'est le rapprochement des équipes, explique Bernard Lemée. La fusion a commencé début septembre, et le 20 décembre, plus de 900 cadres supérieurs étaient nommés à leurs nouvelles fonctions. Ils sont d'ailleurs toujours en place. Cela étant, il ne faut pas se laisser gagner par la frénésie. Certains projets entamés en 2002, comme la réforme des back-offices du réseau commercial, s'étaleront jusqu'en 2005. Ces réorganisations ont besoin de maturation et doivent se réaliser au rythme de ce que les salariés peuvent accepter. » Un souci dont on fait peu de cas. Dans la grande majorité des projets de conduite du changement RH, « on sous-estime l'impact que cela aura sur les salariés, remarque une DRH. Sous prétexte qu'il n'y a pas de suppressions d'emplois, on pense que ça passera. Mais trop de changements peut laisser des traces ». Et Rachel Beaujolin, professeur à Reims Management School, de renchérir. « Faute de temps, les entreprises ne procèdent pas à l'analyse a posteriori des changements organisationnels. Et ce serait pourtant cela qui leur en ferait gagner. »

NTIC

Les flux d'infos déferlent en continu

Après l'Homo sapiens, voici le Cadrus interrumptus, pour reprendre l'expression fétiche d'Yves Lasfargue, auteur de l'ouvrage Halte aux absurdités technologiques (Éditions d'Organisation, 2003). Une espèce en voie de développement au XXIe siècle, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. « Téléphone, fax, e-mails… Un cadre reçoit un message toutes les quatre minutes en moyenne. Ce qui représente la bagatelle de 150 messages par jour », ajoute Yves Lasfargue. Jour et nuit, le cadre est bombardé d'informations. Et on n'en est qu'au début. « En 2005, des estimations laissent entrevoir que près de 35 milliards de messages électroniques seront échangés chaque jour dans le monde. Soit plus de trois fois le volume d'e-mails expédiés en l'an 2000 ! » relève une étude internationale réalisée par Chronopost International.

Adecco propose des missions…par SMS

Les NTIC ont déferlé dans les entreprises, intensifiant le travail et bouleversant son organisation et son contenu. « Le portable est devenu aussi indispensable que le fax ou l'e-mail. Ces outils du “temps réel” sont employés à lutter contre la réalité du temps. Dans la guerre économique que se livrent les acteurs de la chronocompétitivité, ils sont convertis en véritables armes mobilisées dans un même but : raccourcissement des délais, généralisation de la simultanéité. Que ce soit pour gagner ou, plus sûrement, ne pas perdre, il faut accélérer », écrit Francis Jauréguiberry, dans les Branchés du portable (PUF, 2003). C'est justement pour ne pas perdre de temps et, donc, d'argent, que les réunions virtuelles se développent à la vitesse grand V. Le WebEx, ça vous dit quelque chose ? La formule séduit de plus en plus les entreprises, qui font l'économie des temps de déplacement et des frais qu'ils génèrent. Grâce à ces conférences en ligne qui allient vidéo et son, et permettent le partage de documents sur ordinateur, Air liquide a économisé 17 % sur ses frais de voyage, Aventis a formé ses délégués commerciaux trente minutes tous les quinze jours et Suez a évité quelque 50 000 kilomètres de voyage et deux mille cinq cents heures de déplacements, selon ce prestataire de services. Gagner du temps est aussi un enjeu de taille pour Adecco qui « propose les missions aux intérimaires par SMS », explique Jacques Delsaut, directeur marketing et vente d'Adecco.

Gage de rapidité, les NTIC peuvent néanmoins générer de l'urgence. « La rapidité du mail est phénoménale : en une microseconde, l'information est passée. Mais cela ne veut pas dire que mon interlocuteur va la lire immédiatement », explique Yves Lasfargue. Chef de projet informatique dans une banque, Stéphane a croulé sous les mails lors de l'installation d'un nouveau système dans une filiale. « Chaque jour, j'avais entre 30 et 50 messages, un peu moins les jours fériés et les week-ends. Je finissais parfois par ne même plus les ouvrir, d'où, en permanence, un stock de 40 à 100 messages non lus », explique-t-il. Impossible sinon de se concentrer et d'être efficace. « On ne sait plus très bien trier l'essentiel de l'accessoire, explique Gilles Moutel, P-DG de Chronopost International. On nous arrose de tout. » Et de n'importe quoi, sous prétexte que c'est rapide et pas cher. Exit les photocopies qui exigeaient une certaine dextérité pour convertir un format A3 en A4, fini le temps passé devant le fax à attendre que l'appareil ait envoyé le doc si important, terminé l'envoi du courrier par la poste avant 17 heures, place au bombardement de mails en tout genre, avec pièces jointes en prime…

Les technomordus applaudissent des deux mains l'arrivée en masse des NTIC dans leur univers de travail et mettent en avant le gain de temps, la disponibilité immédiate de l'info, le caractère nomade des équipements qui leur permet de travailler installés dans le TGV, ou de consulter leur messagerie vautrés dans le canapé de leur maison de campagne. Mais une grande majorité souffre en silence. Celui qui oublie de sauvegarder son texte perd des heures de travail ; et celui qui ouvre un fichier vérolé paralyse le réseau. Sans compter les vraies pannes rendues de plus en plus fréquentes par l'abondance de matériel raccordé au réseau (imprimante, scanner…).

500 messages au retour des vacances
En facilitant le travail dans les déplacements, voire chez soi, les outils des NTIC permettent de gagner du temps, mais accentuent aussi la perméabilité entre vie privée et vie professionnelle.RUBBERBALL PRODUCTIONS/GETTY IMAGES

« Si les nouvelles technologies de l'information et de la communication sont vécues parfois de manière libératrice pour la vie privée, elles peuvent aussi être mal perçues sur le plan professionnel car elles nous arriment à l'immédiat », estime Nicole Aubert, professeur à l'ESCP-EAP. Les entreprises l'ont bien compris, qui équipent largement les managers de la panoplie du parfait cadre interactif : ordinateur portable dans l'attaché-case, Palm Pilot dans la poche du veston, mobile à portée de main. « Avec le portable, le rapport est physique : 85 % des possesseurs de portable le portent en permanence sur eux et 21 % ne l'éteignent jamais », écrit Francis Jauréguiberry dans son ouvrage. Certains se sentent obligés de laisser leur portable allumé pour être constamment joignables. Dans le Culte de l'urgence, Nicole Aubert cite le cas d'un cadre dirigeant soumis à la pression d'une fusion-acquisition. Au médecin du travail qui lui conseillait de prendre quelques jours de repos, celui-ci a répondu : « J'ai peur que le président me téléphone. » Et quand le médecin lui a fait observer qu'un téléphone, ça s'arrête, il a rétorqué : « Je n'ai pas le droit ! » Alors, ça se casse ou ça se perd, a conclu le praticien.

Non seulement les NTIC créent une dépendance, mais elles sont chronophages, vu l'abondance des données. « Lorsque je reviens de trois semaines de vacances, indique Richard Folliaux, DRH de Completel, 500 à 600 mails professionnels m'attendent. Cette masse d'informations nécessite de l'organisation. Je consulte ma messagerie matin et soir, mais je ne m'interromps pas toutes les dix minutes pour aller voir. Il ne faut pas se laisser aspirer par l'urgence. » Car sinon on est contraint, pour respecter le timing, de rapporter du travail à la maison. « Les NTIC favorisent la porosité entre la vie de l'entreprise et la vie privée, cela crée des contraintes et des souplesses. Mais si on les utilise en étant “dépendants”, on perd de son libre arbitre et du recul nécessaire pour prendre les bonnes décisions », indique Gilles Moutel, P-DG de Chronopost International.

Sans faire de bruit, le travail s'invite au foyer. Une étude de Chronopost de 2001 indique qu'un cadre utilise la messagerie électronique de son domicile pour des raisons professionnelles trente-sept minutes par jour. Paradoxe, depuis l'arrivée des nouveaux outils censés faire gagner du temps, les journées de vingt-quatre heures ne suffisent plus. Faute de charte d'entreprise, et sans réaction individuelle ou collective, les NTIC ont gagné la première manche.

Avec la RTT, 22 % des salariés soumis à des normes de production strictes ont vu leurs délais raccourcis

Un salarié sur dix souffre d'un trouble musculo-squelettique (TMS)

Un véhicule Toyota est fabriqué en France en seulement 14 heures

85 % des possesseurs de mobile le portent en permanence sur eux et 21 % ne l'éteignent jamais

Faute de temps, la moitié des salariés renoncent à s'impliquer dans la vie associative, syndicale ou politique

14 % des Français ne supportent aucun retard.

Le temps d'attente acceptable est estimé à dix-sept minutes

Un cadre français reçoit ou envoie 115 messages par jour (téléphone, e-mail, fax ou courrier) contre 162 pour un Américain, 141 pour un Britannique et 137 pour un Allemand

25 % des managers emportent du travail chez eux le soir et 19% le week-end

La réunionnite frappe les managers plus de trois fois par semaine en moyenne

42 % des salariés estiment avoir moins de temps pour effectuer les mêmes tâches avec la mise en œuvre des 35 heures

En quinze ans, le nombre de salariés ayant eu dans la semaine une conversation extraprofessionnelle avec un collègue s'est réduit de 12 %

En moyenne, les délais d'exécution d'une réorganisation ont été divisés par deux en l'espace de cinq ans

80 minutes

La durée des déjeuners d'affaires a été réduite de moitié par rapport à 1975.

Quant à la pause-déjeuner, elle dure en moyenne 49 minutes

Phagocytés par les reportings, la paperasserie… les commerciaux ne consacrent que 10 % de leur temps à la vente active

Par téléphone, par mail, par fax, un cadre est interrompu toutes les 4 minutes

1 à 2 minutes, c'est le temps nécessaire pour allumer un PC, à cause de toutes les applications, contre quelques secondes en 1980

17 % seulement des cadres trouvent du temps pour réfléchir dans la journée

Lorsqu'ils ont adopté le haut débit, les particuliers passent deux fois plus de temps sur Internet

Deux tiers des DRH jugent moyens à insuffisants les gains de productivité issus des NTIC

Sources : Baromètre RH 2003 « Liaisons sociales » CSC, Chronopost, Dares, Insee, Institut de veille sanitaire, Proudfoot Consulting, « les Branchés du portable », de Français Jaurégulberry, éditions PUF, « Halte aux absurdités technologiques », d'Yves Lasfargue, Éditions d'organisation.

Auteur

  • Sandrine Foulon, Isabelle Moreau