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Vie des entreprises

Les salariés, des petits porteurs sans guère d'influence

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.12.2003 | Frédéric Rey

Avec 2,3 millions de détenteurs de titres de leur entreprise, l'actionnariat salarié n'est plus réservé aux cadres dirigeants. Reste que le personnel pèse encore peu dans les décisions, son poids dépendant des modes de représentation choisis par les directions. Quant aux syndicats, ils ne sont pas tous convertis au charme de la gouvernance d'entreprise…

Gros Jean comme devant, les salariés de Rhodia ont bel et bien le sentiment d'avoir perdu une bataille. Au printemps 2003, le personnel actionnaire de ce ténor français de la chimie a pris fait et cause pour Jean-Pierre Tirouflet, son patron, attaqué par des minoritaires, très remontés par les mauvais résultats du groupe industriel. Les salariés, détenteurs de 6,5 % du capital de leur entreprise, ont joint leurs voix à celles d'Aventis, qui possède, pour sa part, plus de 25 % de Rhodia, pour rejeter une résolution réclamant la tête du président. « Nous continuions de croire dans la stratégie de notre P-DG, explique Henri Alline, secrétaire général de Rhodia Alliance, l'association des salariés actionnaires, alors que le camp des frondeurs n'avait aucune alternative crédible à proposer. » Reste que l'issue de ce bras de fer a été fatale au P-DG de Rhodia, qui a décidé en octobre de jeter l'éponge, en démissionnant de son poste.

Il n'empêche que la nouvelle direction de Rhodia est prévenue : les actionnaires salariés du groupe n'ont pas l'intention de se cantonner au simple rôle de partenaires dormants. C'est grâce à la mobilisation de ses salariés détenteurs de titres maison que, dans les années 90, la société de services informatiques Steria a, pour sa part, fait capoter une OPA hostile de la Compagnie des signaux (voir encadré, page 56). Plus récemment encore, c'est grâce aux salariés actionnaires de la Société générale que le raid lancé par la BNP n'a pu se concrétiser. Avec 8 % de son capital entre les mains de 93 % des salariés, la banque dirigée par Daniel Bouton, qui a été l'une des premières entreprises en 1987 à quitter le giron de l'État, a pris une longueur d'avance. « Le fonds commun de placement du personnel est le premier actionnaire de la banque », souligne Patrice Leclerc, président du club de l'actionnariat salarié de la Société générale.

Être salarié et actionnaire de son entreprise n'est plus, en France, un luxe réservé aux cadres dirigeants. Notamment depuis la vague de privatisations lancée en 1986 par le gouvernement Balladur. Selon la Fédération des associations d'actionnaires salariés (FAS) qui rassemble une vingtaine d'associations, essentiellement dans les ex-entreprises publiques, un tiers des entreprises françaises cotées sont concernées. Et le club des salariés actionnaires, qui compterait déjà quelque 2,3 millions d'individus, devrait continuer de s'agrandir. La loi Fabius sur l'épargne salariale adoptée en 2001 a en effet prévu qu'une résolution en vue d'une augmentation de capital réservée aux salariés doit être soumise tous les trois ans à l'assemblée générale des actionnaires tant que la part détenue par le personnel reste inférieure à 3 %. Partout où il a été mis en place, cet actionnariat interne s'est vite banalisé. Comme chez Renault où, pour la quatrième fois en dix ans, le personnel va pouvoir, d'ici à la fin 2003, acquérir des titres supplémentaires. En 1994, la partie était pourtant loin d'être gagnée. La direction de l'ex-Régie avait alors déployé les grands moyens en organisant une campagne de promotion avec l'appui de salariés volontaires chargés de convaincre leurs collègues. Plus besoin, aujourd'hui, de flonflons ni de confettis pour convaincre les salariés du constructeur automobile, dont la motivation reste très largement financière.

Des syndicats méfiants

Mais, en devenant copropriétaires de leur société, les salariés ne font pas qu'empocher des dividendes les années fastes. C'est toute la relation professionnelle qui peut aussi se trouver modifiée par cette interaction entre capital et travail, encore regardée avec une grande méfiance par bon nombre d'organisations syndicales. Pour les employeurs, en tout cas, l'actionnariat est un outil irremplaçable de mobilisation du personnel. « Lorsqu'il s'agit de faire des économies, pas besoin de mettre en place des contrôleurs, les salariés s'autodisciplinent », souligne Henri Vidal, DRH d'Essilor, dont 9 % du capital est entre les mains du personnel. « La relation entre direction et salariés s'enrichit, approuve Frédéric Gagey, directeur des affaires financières d'Air France. On assiste à l'émergence d'une expression démocratique avec l'apparition de représentants des salariés actionnaires. » Cette participation patrimoniale donne accès à une représentation aux différents organes de décision, notamment à l'assemblée générale des actionnaires, puis au conseil d'administration lorsque l'actionnariat salarié détient plus de 3 % du capital. « Cette représentation peut être un levier si l'on veut bien admettre que la place d'un salarié ne se confine pas à un siège d'élu dans un comité d'entreprise », prévient Pierre-Yves Gomez, professeur de stratégie à l'École de management de Lyon qui, au sein d'un institut de la gouvernance d'entreprise, commence à capitaliser les expériences.

Une influence minime

Dans une majorité de cas, le poids des salariés dans le capital, et par voie de conséquence leur capacité d'influence éventuelle, reste cependant minime. Selon une étude du cabinet Altedia, la part de l'actionnariat salarié dépasse 1 % dans la moitié seulement des 114 entreprises ayant un actionnariat salarié pesant plus de 0,10 % du capital (63 sur 114), et le seuil symbolique de 3 % n'est franchi que dans un tout petit quart d'entre elles (25 exactement). Ensuite, l'impact du personnel dépend de la nature de l'actionnariat. « Avec un pourcentage de 5 %, les salariés peuvent constituer le groupe d'actionnaires le plus important ou bien être marginaux si quelques actionnaires possèdent plus de 20 à 30 % du capital », analyse Pierre Maréchal, du cabinet Bernard Brunhes Consultants. « Tout dépend de la nature du contrat passé, explique Jean-Claude Mothié, président de la FAS et fondateur de l'Association du personnel actionnaire de Thales. Certaines directions considèrent cette formule comme une simple rémunération complémentaire ou bien comme un moyen de constituer un noyau dur face aux OPA hostiles. »

Dans plusieurs grandes entreprises, des associations se sont créées afin d'assurer cette stabilité du capital. Parmi les 1 500 adhérents du club de la Société générale, par exemple, la grande majorité sont des cadres, dont la moitié sont à la retraite. « Certains d'entre eux avaient un père, voire un grand-père qui travaillait déjà à la Société générale », précise Patrice Leclerc, président de l'association. Quant à Rhodia Alliance, dont l'action est de développer une sensibilisation pédagogique et une information économique et financière auprès de ses adhérents, son président, Henri Alline, n'est autre que le responsable de l'épargne salariale à la DRH du groupe.

Le poids des actionnaires salariés dépend aussi de leur capacité à se doter d'une expression collective. Tous ne sont pas logés à la même enseigne, car les modes de représentation diffèrent d'une entreprise à l'autre. Un simple exemple, l'élection du président du conseil de surveillance du FCPE ou du représentant au conseil d'administration est à la discrétion du chef d'entreprise. Dans certains groupes comme Renault ou Thales, des élections sont organisées. En revanche, en dépit du soutien qu'ils ont apporté à leur direction lors du raid de la BNP, les salariés actionnaires de la Société générale ne siègent toujours pas au conseil de surveillance du FCPE ni, a fortiori, au conseil d'administration de la banque.

Pas de béni-oui-oui

Autre paramètre à prendre en compte, les salariés actionnaires n'ont pas les mêmes droits de vote collectif aux assemblées générales. Leurs voix peuvent être entre les mains d'un représentant du conseil de surveillance, mais certains FCPE restituent des droits de vote individuels aux salariés porteurs de part. Le cas d'Air France est particulièrement représentatif de ces situations disparates. En 1999, la compagnie ouvre son capital aux salariés qui détiennent aujourd'hui 13 % du capital, dont la moitié pour la seule catégorie des pilotes, ce qui les place au second rang des actionnaires derrière l'État. Non seulement cette corporation syndicalement très active a négocié un échange salaire contre actions dans des conditions très avantageuses, à l'issue du conflit de 1998. Mais le syndicat national des pilotes (SNPL) a obtenu un siège au conseil d'administration. D'autre part, les trois FCPE des pilotes sont tous à vote collectif avec un seul conseil de surveillance.

« Les pilotes constituent une vraie force au sein de l'entreprise, souligne un cadre. Il est impossible d'échapper à leur point de vue. » Ce n'est pas le cas des personnels au sol et navigants commerciaux dont les cinq fonds prévoient un vote individuel des salariés. « Avant chaque assemblée générale, nous devons mener campagne afin de recueillir un maximum de pouvoirs des salariés, précise Christian Magne, administrateur salarié élu sur une liste intersyndicale CFDT, CFTC et Unsa. À la dernière assemblée, j'avais reçu quelques centaines de réponses, mais Nicolas Miguet, un actionnaire privé, avait réussi à collecter le double de voix auprès des petits porteurs… »

Quand les actionnaires salariés décident d'utiliser leur pouvoir d'influence, ce n'est pas pour se comporter en béni-oui-oui. Après la fusion d'Elf avec Total Fina, l'Avas, une des associations d'actionnaires salariés d'Elf, n'a pas hésité à contester le passif médiocre des 10 administrateurs issus du conseil d'Elf et a même proposé un amendement destiné à éviter une autodistribution des stock-options. Sans succès, étant donné son poids trop faible. Chez Thales, où l'association du personnel actionnaire est née en 1995 de la volonté d'une partie des salariés de lutter contre un risque de démantèlement du groupe, une fronde a été menée en assemblée générale contre l'augmentation des jetons de présence des membres du board. Et cette fois la résolution a été adoptée avec l'assentiment d'autres actionnaires.

Côté syndical, hormis la CGT et FO qui répugnent à s'appuyer sur l'actionnariat salarié, les autres organisations, et plus particulièrement la CFDT, ont vu dans cette formule une possibilité nouvelle de peser dans les instances où les salariés ne sont pas représentés. Chez Air France, l'administrateur représentant les salariés actionnaires (personnels au sol et navigants commerciaux) plaide pour une approche conciliant les intérêts de l'entreprise, de ses propriétaires et des salariés. « Un actionnariat significatif peut être un contrepoids vital face au pouvoir des actionnaires privés », note Christian Magne. Reste que l'arrivée de syndicalistes dans les organes de direction n'est pas toujours bien vécue par les dirigeants. « Je n'étais pas vraiment le candidat rêvé par la direction pour représenter les actionnaires salariés au sein du conseil d'administration, souligne Pierre Alanche, administrateur salarié CFDT de Renault. Mais j'ai été élu grâce à une division des autres candidats et surtout au soutien des salariés à l'étranger, contactés par le biais des syndicats européens avec lesquels nous sommes en relation. »

Patron de Louis Schweitzer…

Cette implication des syndicalistes dans l'actionnariat entraîne un changement de leur rôle, souvent à la source de malentendus. « Je ne suis pas un responsable syndical qui vient discuter avec un DRH, rappelle Pierre Alanche, je suis un patron de Louis Schweitzer. Le conseil d'administration n'est pas le dernier stade de la filière revendicative. Cette nouvelle posture n'est pas toujours simple. Le vote des administrateurs salariés contre la fermeture de Vilvorde n'a rien empêché. Mais pour autant notre rôle ne peut être réduit à celui de simple figurants. Nos capteurs d'information, placés au plus près de l'activité, sont plus réactifs que les tableaux de bord annuels et globalisés. »

« Nous sentons qu'il se passe des choses, note avec optimisme Pierre-Yves Gomez, professeur à l'EM Lyon, mais il faudra beaucoup de temps pour en voir des signes tangibles. J'ai réuni récemment huit représentants d'actionnaires salariés, leurs expériences étaient toutes différentes. Tout le monde tâtonne car il n'existe pas de doctrine claire en la matière. » C'est un des objectifs poursuivis par la FAS : « Les associations se sont intéressées aux aspects financiers, explique Jean-Claude Mothié. Si nous voulons faire du salarié actionnaire un nouveau corps intermédiaire, il faut aujourd'hui investir la gouvernance d'entreprise. »

Actionnaire mais salarié chez Steria

Parmi les sociétés françaises cotées, elle est l'une des 10 championnes de l'actionnariat salarié. Détenant près de 15 % du capital de la SSII, le personnel de Steria est, en effet, le premier actionnaire de l'entreprise. Dès la création de l'entreprise, au début des années 70, ses fondateurs souhaitaient associer les salariés au capital. La loi créant les plans d'épargne d'entreprise permettra de concrétiser ce projet en 1984. Deux fois par an, une augmentation du capital, via ce PEE, est proposée aux collaborateurs. Actuellement, 40 % des 8 000 salariés sont actionnaires, mais le PEE sera prochainement élargi à l'ensemble des nouveaux salariés du groupe en Europe. « Nous pouvons exercer un pouvoir d'influence sur les décisions stratégiques et capitalistiques », souligne Christian Colmant, président du conseil de surveillance des fonds communs de placement d'entreprise (FCPE) et directeur général d'une filiale de Steria. Grâce à leur poids dans le capital de leur entreprise, les salariés ont ainsi pu écarter une OPA inamicale à la fin des années 90. « L'actionnariat salarié favorise indéniablement l'intégration et la cohésion, poursuit Christian Colmant, mais il n'est pas un outil qui permet de changer le management ou la politique RH. »

Avec un recul de vingt ans, l'expérience de Steria montre que les salariés propriétaires d'une petite partie de leur entreprise n'ont pas pour autant modifié leurs comportements. « Le partage des rôles entre actionnaire et salarié reste distinctement marqué, précise Christian Colmant. Une même personne peut cotiser au PEE et s'intéresser à la rentabilité de son épargne salariale et, de l'autre, faire grève à l'occasion de la négociation sur les 35 heures. » Une allusion aux salariés, essentiellement toulousains, qui ont cessé le travail durant cinq jours, en 2000. Actionnaires, certes, mais d'abord salariés !

Auteur

  • Frédéric Rey