logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Repères

Texte nécessaire mais pari risqué

Repères | publié le : 01.12.2003 | Denis Boissard

Exit le vieux principe de notre droit du travail selon lequel un accord collectif est parfaitement valable même s'il est signé par un syndicat ultraminoritaire dans l'entreprise. Le projet de loi Fillon sur le dialogue social tord le cou à une règle qui devenait de plus en plus choquante au fur et à mesure que l'on s'éloignait d'une négociation modèle Trente Glorieuses sur les modalités de répartition du « grain à moudre » pour entrer dans des échanges de concessions réciproques, susceptibles de modifier en profondeur les conditions de travail des salariés.

Quelques entorses avaient déjà, dans le passé, été apportées à ce principe fort contestable. Un premier coup de canif avait été donné en 1982 avec l'instauration des accords dérogatoires, le législateur prévoyant un garde-fou en accordant un droit d'opposition aux syndicats qui réunissent la majorité des inscrits aux élections professionnelles. Un pas supplémentaire avait été franchi par la loi Aubry II sur les 35 heures qui subordonnait les aides publiques à la signature de l'accord par les syndicats majoritaires dans l'entreprise.

Le projet Fillon porte l'estocade en généralisant la non-opposition ou la ratification majoritaire à tous les accords d'entreprise (la seconde solution étant une option à la première, laissée à la seule appréciation des partenaires sociaux de la branche). Mais sans aller au bout de la logique : les accords interprofessionnels et de branche continueront d'être valablement signés par des syndicats minoritaires (en voix), sauf opposition de la majorité des syndicats (c'est-à-dire de trois organisations sur cinq), les partenaires sociaux de branche pouvant néanmoins opter pour une ratification majoritaire en voix.

Deux objectifs sont poursuivis. Le premier, clairement affiché, est de donner plus de place au dialogue entre patronat et syndicats – et un peu moins à l'intervention de l'État – dans la régulation du social, ce qui suppose de garantir les conditions d'une négociation équilibrée. L'autre objectif, implicite, est de provoquer une recomposition du paysage syndical, aujourd'hui en voie de balkanisation, la logique majoritaire conduisant à terme – espèrent les auteurs de la réforme – les syndicats à se regrouper (les petites confédérations perdant tout poids dans la négociation, sauf comme force d'appoint) et à prendre leurs responsabilités dans le jeu contractuel. Le pari implicite est celui de la conversion définitive de la CGT (qui jouera, avec la CFDT, un rôle pivot dans le nouveau dispositif) à une pratique réformiste. Un pari audacieux.

Trois scénarios sont en effet possibles. Primo, rien ne change. Majoritaires en nombre mais non en voix (elles ont rassemblé un tiers des suffrages exprimés aux dernières élections prud'homales), les « petites » centrales verrouillent le système en bloquant l'évolution vers une ratification majoritaire des accords de branche et d'entreprise susceptible de les marginaliser. Même s'il peut être mis en œuvre plus aisément que par le passé (on décompte les votants et non plus les inscrits), le droit d'opposition reste lettre morte, les syndicats majoritaires préférant s'abstenir en laissant aux organisations minoritaires le soin de conclure les accords qu'ils n'entendent pas assumer… Bref, la réforme Fillon est un coup d'épée dans l'eau.

Deuxième scénario : la paralysie de la vie contractuelle. Seule ou avec des alliés de circonstance, la CGT – voire, dans certaines entreprises, une CFDT contestataire ou un syndicat FO gauchisant – profite de son poids électoral pour placer la barre très haut dans les négociations et, faute d'obtenir satisfaction, bloque l'entrée en vigueur des accords, en ne les signant pas ou en usant du droit d'opposition (rappelons toutefois que la CGT signe 85 % des accords dans les entreprises où elle est implantée). Résultat : l'émiettement syndical s'accentue. Reste le scénario de la spirale vertueuse : la ratification majoritaire fait progressivement tâche d'huile dans les branches et les entreprises. Poussée par les salariés, la CGT est conduite à prendre ses responsabilités et à entrer dans un jeu contractuel constructif. À terme, le paysage syndical se transforme, les petites organisations n'ayant d'autre choix – sauf à se marginaliser – que de se rapprocher des grandes.

Pour l'avenir de la démocratie sociale en France, il reste à espérer que ce dernier scénario soit le bon. Fruit de multiples tractations en coulisses, cette réforme est très loin d'être parfaite : le Yalta syndical de 1966, autrement dit la représentativité automatique accordée au « club des cinq », n'est pas remis en cause ; l'articulation entre loi et accord collectif n'est évoquée que sous la forme d'un simple engagement du gouvernement actuel de renvoyer à la négociation tout projet de réforme touchant au droit du travail (quid des gouvernements suivants ?) ; l'autonomie octroyée aux accords d'entreprise par rapport à la branche est insuffisamment encadrée… Mais elle a le mérite de sortir le dialogue social d'un statu quo devenu suicidaire.

Auteur

  • Denis Boissard