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Politique sociale

Quand les faillites se multiplient, l'AGS trinque

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.12.2003 | Anne Fairise

Avec l'explosion des dépôts de bilan et des liquidations judiciaires, la facture de l'Association pour la garantie des salaires, qui prend en charge les créances salariales des entreprises en déconfiture, crève le plafond. Le Medef, qui gère l'AGS, a obtenu une révision à la baisse de l'indemnisation et milite pour une refonte en profondeur du système.

Pas question de baisser les bras ! Le couperet de la liquidation judiciaire a beau être tombé, début octobre, sur les 126 salariés de Grandry, l'une des plus anciennes fonderies de Charleville-Mézières, ceux-ci sont restés mobilisés. Car ils entendent obtenir des pouvoirs publics un plan social et le paiement intégral des indemnités conventionnelles dues aux cadres. Notamment au directeur commercial et au directeur qualité de cette PME, lesquels totalisent chacun trente ans de maison. « D'après les premiers calculs, en vertu de la nouvelle réglementation, leurs indemnités diminuent d'un tiers ! » assure leur avocat, maître Philippe Brun.

Publié en catimini un dimanche de juillet, un décret signé par François Fillon et Jean-Pierre Raffarin revoit en effet nettement à la baisse les plafonds d'indemnisation garantis aux salariés d'entreprises en redressement ou liquidation judiciaire. Les cadres sont les premiers concernés par la diminution du montant maximal autorisé – de 126 464 à 58 368 euros – pour couvrir rémunérations, préavis et indemnités de licenciement… « Le gouvernement fait supporter aux salariés les carences de gestion des chefs d'entreprise. Déjà pénalisés dans leur emploi, ils vont l'être dans leurs indemnités. C'est inadmissible », tempête Michel Lamy, secrétaire national à la CFE-CGC, syndicat le plus virulent sur la mesure, tous les autres fustigeant l'absence de concertation.

La tonalité est évidemment bien différente au Medef, aux manettes – avec la CGPME – de l'Association pour la garantie des salaires (AGS), qui prend en charge, grâce à une cotisation patronale, les créances salariales à la place des sociétés en déconfiture. Depuis novembre 2002, le patronat se battait en effet pour obtenir du gouvernement qu'il réforme ce régime d'assurance trentenaire, dont les comptes ont viré au rouge vif l'an dernier.

130 millions d'euros pour Air Lib

Jamais la facture des sinistres n'a été aussi salée qu'en 2002 : 1,7 milliard d'euros ont été versés à 282 159 salariés (voir graphique ci-dessus). Le retournement de conjoncture et l'augmentation du nombre de défaillances parmi les grandes entreprises – l'AGS est intervenue auprès de 205 entreprises de plus de 100 salariés contre 129 en 2000, soit 1 % des dossiers traités et… 30 % des dépenses de l'année – ont siphonné les caisses, malgré le relèvement du taux de cotisation à 0,35 % de la masse salariale. Un seuil qui n'avait été atteint qu'en 1993, au plus fort de la récession. Pas question d'aller plus loin, a signifié le Medef, alors que le régime se rapprochait du découvert de 480 millions d'euros autorisé par les banques. « Au printemps 2003, il était au bord de la cessation de paiements. Le dossier Air Lib, qui a coûté 130 millions d'euros, a tout fait basculer. Nous avons payé les salaires en priorité, mais nous avons été obligés de différer le règlement, pour tous les bénéficiaires du régime, des indemnités de licenciement », note Thierry Méteyé, directeur général de l'AGS. Les salariés licenciés ont donc patienté pour se faire régler. « Certains ont attendu plusieurs semaines, se retrouvant dans des situations financières délicates », déplore Michel Coquillon, de la CFTC, alerté par plusieurs unions départementales.

Toujours est-il que le décret gouvernemental a permis de sortir de l'impasse financière. « C'était la seule mesure pouvant intervenir rapidement », commente un haut fonctionnaire. Sauf à ouvrir un chantier législatif – politiquement délicat dans un contexte « récessif » – pour modifier la loi de 1973, qui a mis le régime en place après le naufrage de la manufacture Lip. Dans la foulée, Medef et CGPME ont obtenu un nouveau crédit bancaire de 220 millions d'euros et décidé de porter la cotisation à 0,45 % à titre transitoire, jusqu'au 1er janvier 2004. « L'AGS est en sursis. La situation d'urgence financière a été réglée, mais pas le problème de fond », estime Michel Mersenne, secrétaire confédéral CFDT. Le déficit cumulé en 2002 et 2003 devrait avoisiner la bagatelle de 700 millions d'euros.

Comment expliquer la faillite de ce maillon essentiel de la protection des salariés licenciés ? D'abord par des recettes en grande partie aléatoires. Les caisses du régime sont en effet alimentées par une cotisation employeur obligatoire et par l'argent récupéré sur les actifs des entreprises défaillantes. Première difficulté : les taux de récupération varient selon les créances (certaines étant prioritaires, d'autres non) et les étapes de la procédure collective. L'équation tient en quelques chiffres : pour un peu plus de 1,7 milliard d'euros avancés en 2002, l'AGS n'a encaissé que 785 millions d'euros de cotisations et 532 milliards au titre des récupérations…

Boom des « grosses faillites »

Les recettes de l'AGS pâtissent de l'évolution des pratiques économiques. « L'actif des entreprises liquidées est soit nettement moins important, soit non disponible : matériel en leasing, clauses de réserve sur les propriétés…»», déplore Thierry Méteyé. S'agissant du taux de la cotisation employeur, qui pourrait faire office de variable d'ajustement, la doctrine patronale est claire : « il est défini au plus près de la conjoncture ». Instruit par l'expérience, le patronat ne cherche plus à constituer de tirelire. Car, en 1996, Jacques Barrot, alors ministre du Travail, n'avait pas hésité à puiser dans la trésorerie de l'AGS, excédentaire de près de 3 milliards d'euros, pour financer le déficit de la Sécu, en imposant au régime de payer les cotisations sociales salariales (11 % des dépenses annuelles depuis).

Mais les déboires de l'AGS s'expliquent surtout par l'envolée de ses dépenses. Un dérapage à mettre au compte de la détérioration de la conjoncture économique (au premier semestre 2003, le nombre des dépôts de bilan s'est accru de 8 %, atteignant son plus haut niveau depuis 1999), de l'accélération des délocalisations, de l'émergence de « patrons voyous » et d'une justice plus accommodante pour les salariés. Défrayant depuis peu la chronique, certains chefs d'entreprise n'hésitent pas à fuir leurs responsabilités sociales en refusant de prendre en charge le plan social – les salariés se tournant alors vers l'État, voire l'AGS – ou en organisant la liquidation de la société qu'ils dirigent. Metaleurop Nord (830 salariés), Daewoo Orion (550 salariés), Air Lib (3 200 salariés) ou, dans une moindre mesure, Palace Parfums (47 salariés) et Flodor (58 salariés)… pour chacun de ces sinistres, l'AGS a été appelée à la rescousse, réglant salaires, préavis et indemnités conventionnelles. « Certains employeurs ont chargé la mule », souligne Michel Coquillon, de la CFTC, qui pointe « une nouvelle forme de délinquance : la disparition des actifs lors du dépôt de bilan, qui conduit à l'insolvabilité de l'entreprise ». Même le Medef reconnaît des abus et des dérives depuis un an. Plus question, a menacé Ernest-Antoine Seillière, d'admettre que certains « mutualisent les coûts des restructurations ».

Non aux accords de complaisance

Dans son collimateur : la multiplication des accords de complaisance signés juste avant la cessation. Une pratique à laquelle il veut mettre le holà. « Certains employeurs cherchent à atténuer le choc social en accordant des avantages substantiels au personnel. On peut le comprendre. L'AGS assume effectivement un rôle d'amortisseur économique et social, mais la solidarité interentreprises a des limites », souligne Bernard Caron, directeur de la protection sociale au Medef. Chez Air Lib, deux accords ont ainsi renchéri les primes de licenciement, pour le personnel au sol et navigant commercial, quatorze et douze mois avant le dépôt de bilan, alors que le secteur aérien avait sombré dans la crise de l'après-11 septembre. Surcoût, selon l'AGS : 40 millions d'euros. « Il s'agissait d'instaurer un certain équilibre entre les catégories de salariés, se défend Gilles Nicolli, ex-délégué CFDT d'Air Lib. Les pilotes qui avaient onze ans d'ancienneté partaient avec onze mois de salaire, les autres avec trois. »

Dès les origines de l'AGS, les abus ont malmené ses finances. Le régime ne comportait alors aucune limite sur la nature ni sur le montant des créances. « Des sociétés de production se mettaient en dépôt de bilan, faisant régler les cachets par l'AGS », raconte un juriste. D'où une refonte en 1976. Son objectif ? Créer un double plafonnement des indemnités et préciser la nature des créances concernées. L'AGS fera du texte une interprétation particulièrement étroite, en n'appliquant le plafond maximal d'indemnisation qu'aux salariés payés au minimum légal ou conventionnel, les autres relevant du plafond minimal. Résultat : les dépenses de l'AGS étaient maîtrisées, mais nombre de salariés furent privés de l'intégralité de leur créance. Ceci jusqu'au 15 décembre 1998, date à laquelle la Cour de cassation, infirmant sa jurisprudence antérieure, a érigé le plafond maximal en principe. « La Cour de cassation a mis à mal nos finances. Depuis, l'AGS est devenue une vache à lait », déplore son directeur, Thierry Méteyé.

Des primes additionnelles

L'application du plafond maximal a généré une dépense supplémentaire de 82,9 millions d'euros en 2002 pour seulement 4 132 salariés. « Des comédiens, des sportifs, des pilotes… » reprend Thierry Méteyé. Surtout, le revirement jurisprudentiel a induit de nouveaux comportements et une inflation de contentieux : contestation du montant des créances, de la notion de licenciement économique, demande de dommages et intérêts. Car d'autres arrêts, depuis, ont étendu la protection des salariés licenciés et le champ couvert par l'AGS. Le salarié peut ainsi demander le paiement de dommages et intérêts si l'employeur défaillant n'a pas respecté une obligation du contrat de travail, tel le paiement d'heures supplémentaires.

Et voilà plusieurs années qu'émergent des demandes de primes additionnelles de licenciement lors du dépôt de bilan, comme chez Moulinex ou Cellatex. Des demandes que l'AGS refuse de prendre en compte, s'en tenant au remboursement du conventionnel. Mais certains salariés, particulièrement malmenés, obtiennent gain de cause. À Longueville (Seine-et-Marne), les 188 ouvriers de l'usine Mueller, licenciés sans plan social après la cessation brutale de l'activité, ont occupé pendant des semaines leur usine, l'œil sur 800 tonnes de cuivre, pour obtenir une prime additionnelle aux indemnités conventionnelles payées par l'AGS. « L'employeur s'était débiné », note Roger Jamet, ex-délégué CGT. Les prud'hommes de Melun leur ont donné raison, en juin. Reconnaissant le préjudice moral, ils ont condamné l'AGS à payer six à neuf mois de salaire, selon l'ancienneté.

La menace d'une dissolution

Cherchant à différer les paiements, l'AGS joue parfois la montre. À Saint-Nicolas-d'Aliermont (Seine-Maritime), les 47 ouvrières de Palace Parfums qui s'étaient retrouvées, en janvier, dans des ateliers vidés de leurs machines ont attendu huit mois avant que les prud'hommes ne reconnaissent leur licenciement abusif ! « C'est pourtant l'affaire qui a poussé François Fillon à parler de patron voyou », déplore Marie-Pierre Ogel, avocate des salariées, toutes smicardes, qui réclamait pour chacune un an de salaire. Le liquidateur avait demandé un sursis à statuer, souhaitant attendre la fin de la procédure au pénal pour banqueroute frauduleuse. Une position suivie par l'AGS, qui avait réglé le conventionnel et « n'est pas un débiteur payant à l'aveugle » selon son représentant. Mi-octobre, le tribunal de Dieppe l'a enjoint d'indemniser les ex-salariées : 10 000 à 16 000 euros pour chacune…

Pour remettre le régime à flot, le Medef compte aujourd'hui sur la refonte en cours du droit des faillites afin de faire passer une réforme en profondeur de l'AGS (voir encadré ci-contre). Un impératif pour Ernest-Antoine Seillière, qui a agité la menace d'une « dissolution de l'AGS », laquelle serait alors « intégralement transférée à l'Unedic ». Inquiets, les syndicats revendiquent a minima une concertation sur l'évolution du système. « La baisse du plafond d'indemnisation intervenue en juillet reste acceptable, estime Michel Mersenne, de la CFDT. Maissi le gouvernement va plus loin, cela touchera énormément de salariés. Il ne peut s'exonérer d'ouvrir le débat ! »

Vers plus de paritarisme ?

Pour sauver l'AGS, le Medef et la CGPME vont-ils maintenir le taux de cotisation employeur à 0,45 % au-delà de 2003 ? Cet effort financier, consenti depuis août, a déjà été particulièrement difficile à faire accepter, selon Bernard Caron, directeur de la protection sociale du Medef. Un cap psychologique a dû être franchi : « Les employeurs ont toujours considéré que 0,35 % était le taux maximal d'expression de la solidarité interentreprises. Qu'il y ait besoin d'aller au-delà reflète, pour eux, le fait que les difficultés sont structurelles et non plus conjoncturelles. » D'ici à fin décembre, le conseil d'administration de l'AGS prendra une décision. Pour Bernard Caron, « plusieurs facteurs joueront : « l'état du déficit, la situation auprès des banques, les possibilités de reprise économique en 2004 et l'ampleur de celle-ci. Et, surtout, la manière dont le gouvernement aura répondu à la nécessité de réformer en profondeur le régime ». Le gouvernement a beau avoir baissé cet été les plafonds d'indemnisation, il n'est pas allé aussi loin que le souhaitait le Medef. « La baisse des plafonds cantonne la dérive financière et devrait couper court à la hausse des contentieux contre l'AGS. Mais ce n'est pas suffisant », reprend Bernard Caron. Des mesures structurelles sont attendues via la refonte en cours du droit des faillites, mais aussi, plus surprenant, la réforme du dialogue social (avec l'ajout d'un chapitre sur l'emploi comprenant une mesure qui restreint la prise en charge des accords d'entreprise par l'AGS). Le Medef a déjà fait des projections : avec un taux de cotisation à 0,45 %, une diminution du nombre de liquidations, une hausse de 3-4 points de la masse salariale totale, l'AGS s'engagerait, en 2004, sur la voie du redressement financier. Pour le reste, l'organisation patronale est peu diserte. Certains syndicats (CFE-CGC, CGT), inquiets de la mise en péril de l'AGS, réclament une gestion paritaire ? Le Medef ne se dit pas opposé à une « paritarisation des cotisations ». Quant à donner à l'UPA un siège au conseil d'administration de l'AGS ? « On va peut-être y venir… »

Auteur

  • Anne Fairise