logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Les « ethics officers » traquent les dérives des salariés américains

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.11.2003 | Frédéric Saliba

Secoués par les scandales du type Enron, poussés par la loi Sarbanes-Oxley ; de plus en plus de groupes américains se dotent de responsables éthiques pour restaurer la confiance des « parties prenantes ». Tenue des comptes, notes de frais, harcèlement… ces directeurs de conscience ne badinent pas avec les écarts de conduite. Surtout ceux du personnel.

De Seattle à Chicago, tous les salariés de Boeing connaissent Gale Andrews. Ce quinqua d'allure tranquille est l'ethics officer du géant de l'aéronautique américain. « Corruption, malversations financières, harcèlement sexuel, à moi d'y répondre », indique le gardien de l'éthique de Boeing. Pendant un quart de siècle, il a bourlingué dans le groupe, de l'audit aux services commerciaux, avant de prendre les commandes, en 2000, d'un programme éthique lancé en 1986. Honnêteté, respect et intégrité sont les maîtres mots de ce philosophe de formation qui se définit comme le « directeur de conscience » de son entreprise. Cas d'école, un commercial a récemment découvert un Palm Pilot au fond d'une boîte de chocolat qui lui a été offerte. Gale Andrews lui a conseillé de rendre le cadeau qui pouvait s'apparenter à une tentative de corruption. Un geste qui a été applaudi lors du meeting annuel de Boeing.

Code de bonne conduite à la main, Gale Andrews passe le plus clair de son temps à répandre la bonne parole auprès de l'ensemble du personnel de Boeing, des employés aux cadres, jusqu'aux membres du directoire et au P-DG. Véritable homme-orchestre, il supervise la formation des salariés, mène des investigations et s'assure de la régularité des comptes financiers. Pour James Berg, qui occupe un poste similaire chez International Paper, « l'éthique intègre une responsabilité envers les actionnaires, les clients, les fournisseurs, les distributeurs, les pouvoirs publics ou les associations », les stakeholders, ou « parties prenantes » de l'entreprise. Entré dans le groupe papetier à la direction de la comptabilité, ce quinqua a passé quatre ans en Belgique en tant que directeur financier avant d'être choisi en 1998 par le conseil d'administration d'International Paper pour diriger le nouveau bureau d'éthique.

Outre-Atlantique, ces deux missionnaires ne sont pas des oiseaux rares. Leur fonction connaît même un véritable boom. Moraliser le monde du travail pour restaurer la confiance des investisseurs et des salariés est devenu l'obsession des entreprises après l'avalanche des scandales financiers qui ont secoué les milieux économiques depuis l'affaire Enron, en décembre 2001. Après WorldCom, Global Crossing ou Tyco, les nuages judiciaires ne cessent de s'accumuler sur des fleurons de l'économie américaine qui voient leurs grands patrons arriver menottes aux poignets au palais de justice, devant les caméras de télévision. Il faut dire que l'État fédéral a opté pour la manière forte. Les nouvelles règles fixées par le shérif de la Bourse, la SEC, et la loi Sarbanes-Oxley, votée en juillet 2002, engagent désormais la responsabilité pénale des dirigeants en cas de fraude financière (voir encadré page 64). « De quoi inciter les patrons à nommer des responsables éthiques pour veiller à la bonne conduite de leurs salariés »,commente Edward Petry, président de l'Ethics Officer Association (EOA). Créée en 1992 par une dizaine de pionniers de l'éthique, cette association compte près de 1 000 membres, dont un tiers de nouveaux adhérents.

70 ethics officers chez Boeing

Vice-président chargé des pratiques commerciales, responsable des conduites, directeur éthique, quels que soient leur titre et leur dénomination, ces gardiens de la morale des affaires figurent en bonne place dans les organigrammes. « C'est essentiel pour ne pas passer pour un simple artifice aux yeux des employés », explique l'un d'eux. Chaque entreprise taille le poste à sa guise. Chez Boeing, Gale Andrews coordonne une équipe de 70 ethics officers, présents dans chaque antenne régionale, et dispose d'un budget annuel de 2,5 millions de dollars. James Berg, d'International Paper, n'a que quatre collaborateurs directs, mais son budget atteint le million de dollars. Se définissant comme un « électron libre », il fait appel, en tant que de besoin, aux services financiers, juridiques, à la production ou aux ressources humaines. Dans ces deux groupes, les responsables éthiques sont rattachés à un comité de direction auquel ils remettent plusieurs rapports par an.

Chez Caterpillar, PricewaterhouseCoopers ou Texas Instruments, les ethics officers sont placés respectivement sous l'autorité du vice-président du département d'audit pour l'un, du senior partner chargé du management des risques pour l'autre et du vice-président des ressources humaines pour le troisième. Vice-présidente éthique de Premier Inc., une centrale d'achats pour hôpitaux privés, Megan Barry assume seule sa tâche, mais elle n'a de comptes à rendre qu'à son président. « L'éthique est une fonction transversale », estime cette femme de 39 ans, ancienne supply chain manager chez Nortel Networks, recrutée en janvier dernier par Premier Inc. « Si tous les quinquas viennent d'horizons variés, la majorité des postes est pourvue en interne par des personnes qui connaissent leur entreprise sur le bout des doigts », constate cependant Edward Petry, de l'EOA.

Experts chevronnés ou nouveaux venus dans le domaine de l'éthique, la première tâche de ces managers est d'établir un code de bonne conduite. « Une sorte de règlement moral qui répertorie les valeurs prônées par l'entreprise », indique Megan Barry, qui a élaboré sa propre charte en consultant les salariés. Tous les collaborateurs de Premier Inc. en possèdent un exemplaire. Des références communes destinées aussi aux cabinets de conseil et autres partenaires. Chez Texas Instruments, un groupe présent sur les cinq continents, David Reid, 49 ans, le vice-président éthique, réactualise tous les ans ces consignes morales en fonction des spécificités culturelles, juridiques et sanitaires des pays. Cette année, ce professionnel venu de la comptabilité et passé par les ressources humaines a intégré dans son manuel le respect des jours de quarantaine pour les commerciaux en provenance d'Asie susceptibles d'avoir contracté le Sras.

Des tests éthiques en ligne

L'éthique est une équation à multiples inconnues où la frontière entre le bien et le mal n'est pas toujours clairement délimitée. « Il s'agit d'instaurer une culture morale afin de pouvoir répondre à toutes les situations », souligne Gretchen Winter, directrice éthique chez le poids lourd de la santé Baxter International. Comme les cas de harcèlement moral qu'elle est appelée à traiter. « J'interroge discrètement les collaborateurs directs du salarié accusé de harcèlement. Je me renseigne sur ses antécédents ainsi que sur ceux de victimes supposées. Bref, je mène l'enquête. » Outre la présentation des règles éthiques aux nouveaux embauchés, elle supervise des formations sur mesure, selon les métiers et les niveaux hiérarchiques. « Elles portent sur les normes de qualité et de sécurité pour les ouvriers, les conflits d'intérêts ou la corruption pour les commerciaux. Les cadres, eux, sont briffés sur les discriminations et les autres dérives managériales », détaille-t-elle. Pour cette spécialiste du droit du travail, responsable RH puis directrice de clientèle, « les valeurs morales doivent primer sur celles de la performance ».

Depuis les scandales financiers déballés à Wall Street, les responsables éthiques s'intéressent également aux dirigeants et aux auditeurs. « Pour m'assurer de la validité des comptes, je les sensibilise aux risques judiciaires et mets en place des procédures de vérification », souligne Mark Damschroder, de Caterpillar, qui reconnaît que sa double expérience d'avocat et de comptable lui est d'une aide précieuse pour veiller à la régularité des bilans financiers.

Devant l'ampleur de la tâche, Patrick Gnazzo, 56 ans, son homologue chez United Technologie, numéro un mondial des ascenseurs, a recours au Web. Les salariés effectuent des tests éthiques en ligne, sous forme de jeux de rôle et de mises en situation. « Sans une communication constante, par le journal interne, par voie d'affiches ou au moyen de films d'entreprises, cet enseignement n'aurait qu'un impact limité, reconnaît cet ancien vice-président juridique, chargé de l'éthique du groupe depuis 1995. La visibilité est la clé de voûte de l'édifice éthique. » Chez Lockheed Martin, Nancy Higgins privilégie également le registre ludique. « Nous publions un tabloïd et des bandes dessinées sur les méfaits possibles de chacun », décrit cette directrice de conscience, venue elle aussi des services juridiques. Son credo : « Briser la loi du silence en dénonçant les violations des règles morales. »

Le prix de l'intégrité de Lockheed

En pratique, toutes ces entreprises invitent leurs employés à contacter leurs ethics officers s'ils sont témoins des malversations d'un collègue ou simplement confrontés eux-mêmes à une situation délicate. Une hot line est là pour ça. Ils décrochent leur téléphone ou se connectent à Internet. Dans la majorité des cas, un rendez-vous est pris dans la foulée avec le responsable éthique. « L'anonymat et la protection des informateurs sont garantis », affirme James Berg, d'International Paper, qui a reçu 1 700 appels en 2002, dont un tiers pour l'alerter des dérives de collaborateurs : gonflement de notes de frais, vol de matériel, harcèlement moral, non-respect de certaines mesures de sécurité, acceptation de cadeaux. La loi Sarbanes-Oxley impose à l'ensemble des entreprises cotées de mettre en place ce type d'outil. Chez Texas Instruments, Caterpillar ou Premier Inc., la hot line, baptisée help line, est gérée par une entreprise extérieure, gage de neutralité.

Dans chaque cas, l'ethics officer évalue les risques légaux et les dommages possibles pour l'image de l'entreprise. Le « coupable » peut passer en conseil de discipline. Celui de United Technologie devrait bientôt voir comparaître un salarié soupçonné d'utiliser du matériel informatique à des fins personnelles. « Il est réprimandé, souvent coaché, parfois licencié. Et le salarié qui l'a dénoncé est récompensé », indique Nancy Higgins, de Lockheed Martin, qui a institué depuis deux ans un prix de l'intégrité, remis chaque année par le P-DG en personne. En 2002, il a été décerné à un employé qui avait reçu sur sa messagerie des informations confidentielles sur l'offre commerciale d'un concurrent et les avait détruites.

Selon une étude de la Society for Human Ressources and Management (SHRM), une association qui regroupe des milliers de DRH américains, ces programmes éthiques s'avèrent efficaces. Alors que la moitié d'entre eux observaient des dérives parmi leurs salariés en 1997, ils ne sont plus qu'un tiers à en faire état aujourd'hui.

Une absence d'indépendance

« Les employés ne sont plus motivés par les seuls critères d'efficacité et de compétition mais sont unis dans un même souci de responsabilité collective », estime Keith Green, chercheur à la SHRM. L'opinion des salariés sur ce type de pratiques est d'ailleurs évaluée chaque année à partir d'un questionnaire sur leur compréhension et leur perception des règles internes. Conclusion de la SHRM : « Les employés sont satisfaits de partager des valeurs communes et des comportements bien balisés. » James Berg, ethics officer d'International Paper, approuve ce constat : « En 1999, dans deux tiers des cas, les salariés me contactaient anonymement. Cette proportion a chuté à 30 % cette année. La confiance règne. »

Et les entreprises y trouvent largement leur compte. Selon Barbara Kipp, qui a créé dès 1996 l'instance morale de Pricewaterhouse-Coopers, « une réputation d'intégrité permet de gagner des parts de marché ». C'est aussi le moyen de fidéliser les employés comme les investisseurs. Sans compter que, depuis 1991, la justice américaine se montre plus indulgente, en cas de fraude fiscale, envers les entreprises dotées d'un programme éthique. Reste qu'à l'AFL-CIO, la puissante confédération syndicale américaine, Dieter Waizenegger dénonce « l'absence d'indépendance des ethics officers, qui restent avant tout des salariés ».

Exemple, Pat Rogers, l'ethics officer du Comité olympique américain, a dénoncé au début de l'année 2003 les fausses notes de frais de son directeur marketing. Sans le soutien de sa direction, il a été contraint de démissionner. « Ces programmes éthiques prônent souvent une morale à deux vitesses, plus favorable au dirigeant qu'à l'employé », tonne l'AFL-CIO. Qui note que les mauvais résultats enregistrés par les sociétés américaines en 2002 n'ont pas empêché les cent premiers P-DG de s'octroyer des rémunérations en hausse de 14 %. Mais, en ce domaine, les chefs d'entreprise n'ont pas de limite… hormis le désaveu de leurs actionnaires !

L'impact du scandale Lockheed

L'apparition des ethics officers dans les entreprises américaines ne remonte pas au scandale Enron. Mais plutôt aux pots-de-vin dans les marchés publics d'armement, sous le mandat de Ronald Reagan. Pour redorer leur blason, une trentaine d'entreprises, dont Boeing, Lockheed Martin, Hewlett-Packard ou General Motors, ont signé en 1986 un accord de bonne conduite avec l'État. La notion d'éthique des affaires apparaît alors, avec son bras séculier, l'ethics officer. Mais cette fonction est restée longtemps cantonnée aux marchés publics. « Elle n'a émergé qu'en 1991 avec une disposition fédérale réduisant les amendes pour fraude des entreprises qui mettaient en œuvre un programme éthique », souligne John Boatright, professeur d'éthique à la « business school » de l'université Loyola, à Chicago. Une nouvelle étape a été franchie avec la loi Sarhanes-Oxley. Une législation drastique destinée à enrayer l'épidémie de dérives comptables, après l'affaire Enron. Depuis, les bureaux éthiques poussent comme des champignons. « L'engouement pour cette fonction est une spécificité américaine. Ce phénomène est lié à une approche très légaliste des devoirs de l'entreprise, doublée du fameux pragmatisme anglo-saxon », note un juriste.

La chasse aux sorcières, lancée par la SEC, le gendarme de Wall Street, a fait le reste. « Se protéger est devenu, pour les dirigeants américains, une obsession, dont la réponse réside dans la création d'un bureau éthique. D'autant que dans un pays où l'intervention de l'État est limitée, ils sont convaincus de pouvoir gérer seuls les régulations sociales de leur entreprise », ajoute John Boatright.

Au-delà des sanctions pénales, le marché demeure le principal garde-fou. Reste qu'en l'absence de réelles normes nationales et internationales l'éthique dans les affaires ressemble encore, outre-Atlantique, à une auberge espagnole. « Les mœurs tacites inscrites dans l'organisation et celles affirmées de loyauté et d'intégrité risquent d'entrer en conflit. Ce qui aurait des conséquences désastreuses auprès de salariés et d'actionnaires désabusés », conclut John Boatright.

Auteur

  • Frédéric Saliba