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Vie des entreprises

La grève dans les services publics de transport

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.11.2003 | Jean-Emmanuel Ray

Comment concilier le droit de grève à la SNCF ou à la RATP avec la continuité du service public ? La question a été résolue dans quelques pays européens. À défaut d'accord sur ce thème entre direction et syndicats, le législateur pourrait peut-être autoriser les entreprises concernées à mettre en place un service garanti aux heures de pointe.

La grève dans les services publics de transport constitue l'Himalaya du droit des conflits collectifs pour au moins trois raisons :

– Complexité technique tout d'abord, avec un processus de production long et donc fragile. Les 4 000 bus et 3 500 rames de la RATP ne peuvent transporter leurs 5 millions de voyageurs quotidiens sans conducteurs, mais aussi sans mécaniciens, guichetiers et autres agents de sécurité. Pour la SNCF, à supposer que ce soit licite, il paraît difficile de remplacer au pied levé un conducteur de TGV par un stagiaire du service fret, ou de laisser partir un train longue distance non nettoyé et sans aucun ravitaillement ni eau à bord. A fortiori dans le transport aérien – public et privé – où une grève des bagagistes et de cinq aiguilleurs du ciel peut avoir le même effet qu'une grève des pilotes. Comme l'ont compris depuis 1990 nos voisins italiens, un service garanti impose donc d'assurer la continuité de tout le processus : c'est tout ou rien et, dans tous les cas, c'est compliqué.

– Complexité sociologique ensuite : non seulement en raison d'une exceptionnelle visibilité médiatique qui, dans notre démocratie de l'opinion et donc de l'émotion, fait rêver beaucoup de licenciés du secteur privé. Mais surtout car, au pays de Colbert, la véritable négociation ne s'engage pas seulement avec les syndicats : Bercy s'invite parfois, inquiet des finances publiques et d'un éventuel effet de contagion à l'égard des fonctionnaires. L'autorité gestionnaire ne dispose donc que d'une marge réduite face à des syndicats bien implantés et souvent autonomes, sinon corporatifs pour les salariés d'en haut (pilotes, machinistes), c'est-à-dire devant montrer leur influence pour être représentatifs. D'où ces rhumatismes sociaux réguliers, à la veille d'arbitrages budgétaires importants ou à l'approche d'élections professionnelles. Peu importe alors la négociation : ces grèves de représentativité ont forcément lieu car il faut se compter.

– Complexité juridique, enfin. Certes, nous ne sommes plus au temps de l'arrêt Winkell, postier révoqué car il avait fait grève (Conseil d'État, 7 août 1909, récusant l'idée d'un « État à éclipses »). Mais le droit de grève dans le service public doit, comme le répète régulièrement et à juste titre le Conseil constitutionnel, « se concilier avec d'autres droits de même valeur : la continuité propre au service public et la sécurité des personnes et des biens ». Auxquels il faudrait ajouter le respect de la dignité de l'usager, parfois laissé sur un quai à 20 heures à 20 kilomètres de son domicile où l'attendent depuis quatorze heures ses enfants en l'absence de l'instituteur qui habite lui-même à l'autre bout de l'agglomération. S'agissant de certaines professions à faible effectif (contrôleurs du ciel, conducteurs de RER), jamais aussi peu de personnes n'ont pu causer autant de désagréments notoires à un nombre aussi important d'usagers, cet abus de position dominante se conjuguant alors avec un oubli total de l'intérêt général, sinon du simple respect d'autrui.

1° Dérives françaises

Cette question complexe se pose à tous les pays, et l'OIT s'est penchée en 1998 sur le maintien des « services essentiels », publics ou privés (ex. : production et transport du charbon dans la froide Russie). En Allemagne, la loi vise « à ne pas léser indûment les intérêts vitaux de la population ». En Espagne est assuré un service minimum « pour les secteurs essentiels de la vie nationale ». Et en Grèce est prévu avant tout conflit de cette nature un débat public et médiatisé entre syndicats et direction sur les motifs et les modalités du mouvement.

Ultima ratio à l'étranger, lorsque le dialogue n'est plus possible, la grève dans les services publics de transport français était devenue un moyen quotidien de pression, mais aussi d'expression : quand le nombre de préavis déposés dépasse largement celui des jours de l'année… Sans parler de l'exercice impromptu du droit de retrait par tous les chauffeurs d'une ligne de bus encore sous le coup de l'agression d'un de leurs collègues : légitime, mais illicite (voir Cass. soc., 23 avril 2003, Dr. social 2003, p. 805 et suiv.).

Et pourtant, à chaque nouvelle vague de grèves de la SNCF ou de la RATP, les docteurs « Faukon » (crée un service minimum) et autres « Yaka » (réquisitionner les grévistes) s'en donnent à cœur joie. Ils feraient mieux de s'interroger sur les effets de la seule loi « réglementant le droit de grève » conformément au souhait du constituant de 1946 : celle du 31 juillet 1963 faisant ici du droit de grève un droit organique, puisque les syndicats ont le monopole du déclenchement d'un conflit, après avoir déposé au moins cinq jours avant un préavis dûment motivé afin d'ouvrir une négociation permettant d'éviter l'arrêt de travail.

Entre les 30 préavis déposés en début de mois par le même syndicat, ceux soigneusement déposés chaque jour de la semaine par les sept syndicats présents, ou sur des revendications allant de « l'arrêt de la guerre du Golfe » à « l'insuffisance des effectifs et l'augmentation des salaires », par le délai de cinq jours, bien insuffisant pour une réelle négociation (employeur/syndicats et parfois Bercy), cette loi est aujourd'hui obsolète.

2° L'exemple italien

C'est en Italie que « la mise en balance du droit de grève et des droits des usagers » a été poussée le plus loin, à la suite des revendications d'une opinion publique excédée par les grèves à répétition menées par les Cobas dans les années 70-80. La loi de 1990, reprise par celle de l'an 2000, sépare services publics classiques et services publics essentiels (« assurant la satisfaction d'un droit fondamental de l'usager »), où un fonctionnement minimal doit (et non peut) être assuré par l'ensemble des parties : direction, mais aussi syndicats et grévistes. Peu importe alors le statut juridique, privé ou public, des personnels en cause : ils doivent respecter les droits constitutionnels de la personne, parmi lesquels le droit à la santé, à la libre circulation, à l'éducation et la liberté de communication.

Sont prévus un délai de préavis de 10 jours (« période de refroidissement »), une durée du mouvement obligatoirement déterminée et la saisine d'une « commission de garantie » composée d'experts indépendants qui, s'agissant des transports, s'assurent que l'usager peut par un moyen ou un autre effectuer son trajet. Si, par exemple, les chemins de fer sont en grève, les syndicats de l'aviation civile se verront interdire toute cessation de travail pendant la même période. Ce qui peut conduire, comme pendant l'été 2003 chez Alitalia, au dépôt de… 900 arrêts maladie.

Les sanctions visant les syndicats récalcitrants – rarement mises en œuvre – témoignent d'un solide sens pratique : ces 2 500 euros minimum (maximum 25 000) seront directement prélevés par l'employeur sur les crédits d'heures des délégués et/ou sur les cotisations syndicales.

3° Une nécessaire conciliation des droits

En France, depuis cinq ans, les mentalités évoluent : la CFTC a proposé à la SNCF un « contrat de paix sociale ». Et, en ces temps de privatisations généralisées, certains syndicats n'hésitent pas à signer des accords collectifs ne sacrifiant plus l'usager, devenu client.

Ainsi de l'accord RATP signé le 20 octobre 2001 par six syndicats sur sept : « Les organisations syndicales conviennent de privilégier les formes d'appel à la grève capables de concilier la volonté des agents de manifester leur désaccord avec le souci de respecter les voyageurs et les valeurs fondamentales du service public. » Et le système « d'alarme sociale » avec l'obligation de négocier fonctionne plutôt bien : 258 alarmes pour 2002, 60 % aboutissant à un accord évitant le conflit, et environ une sur dix au dépôt d'un préavis. C'est 187 préavis qui ont été déposés en 2002 (459 en 2000, 331 en 2001) : près d'un sur dix sans aucun gréviste, 34 % ont été suivis par moins de 10 agents et 58 % par plus de 10 agents… soit au total 11 112 journées de grève. La voie conventionnelle reste donc évidemment la meilleure, à tous points de vue, même s'il ne faut pas s'attendre à un accord unanime : ne pas signer ne signifie par refus catégorique. Mais si elle échoue ?

Reste le juge, dont les interventions laissent souvent perplexe. Saisis par les directions de préavis en liasse ou aux revendications peu conformes à l'esprit de la loi de 1963, les juges statuant en référé ont tendance à profiter des pouvoirs limités qui sont en principe les leurs pour évacuer cette délicate question au fort retentissement local. En résumé : « Sans doute grand trouble il y a, voire trouble illicite, mais il n'est pas manifeste. Il m'est donc interdit de statuer ; voyez le juge du fond. »

Les entreprises publiques se sont alors portées devant le TGI statuant au fond, avec pour résultat une grande cacophonie judiciaire. Ainsi, le 9 septembre 2003, le TGI de Paris a statué sur une demande de la RATP visant les 35 préavis sur trois mois déposés par la CGT Métro au cours de l'hiver 2001 avec, pour l'un des arrêts de travail, un tract demandant aux agents s'ils voulaient qu'un préavis soit déposé « toutes les semaines », « tous les quinze jours », « tous les mois », « sur quels thèmes », «sur quelle urgence ? ». Pour un autre, le préavis tombait miraculeusement le même jour et à la même heure qu'une assemblée générale : « Pour ce faire, nous déposons un préavis de 10 heures à 13 heures », indiquait d'ailleurs le tract de convocation. S'en tenant à la lettre des préavis (y figurait des revendications professionnelles), le TGI de Paris ne voit rien là d'abusif ou d'anormal, alors qu'il y a six ans il décidait, « au nom de la loyauté qui doit présider aux rapports de travail », que l'esprit de la loi de 1963 (négocier pendant le préavis) interdisait les préavis en liasse. Et s'inspirant de l'arrêt rendu par la chambre sociale le 2 juin 1992, le TGI indique : « Le juge qui n'a reçu ni de la loi ni des parties mission d'arbitrer ou de trancher un conflit collectif de travail n'a pas qualité ni compétence pour apprécier le bien-fondé des revendications d'ordre professionnel présentées par l'une ou l'autre des parties au conflit. »

Il reste que les syndicats sont aujourd'hui de plus en plus sensibles aux réactions de l'opinion. EDF ne connaît ainsi plus aucune coupure de courant pour les particuliers : entre le congélateur familial, la micro-informatique et l'hospitalisation à domicile… Le constituant de 1946 ne pouvait penser aux millions de voyageurs quotidiens de la SNCF ou de la RATP. Si aucun accord collectif ne peut voir le jour à la SNCF – il n'est pas surprenant que les syndicats ne veuillent apparaître comme les acteurs de cette remise en cause –, le législateur pourrait autoriser la SNCF à assurer, en concertation avec les syndicats, le « service prévisible » proposé par Louis Gallois qui permettrait aux usagers d'éviter de devoir trouver à 22 heures une chambre d'hôtel près de la gare de Lyon. Et autoriser également, en comptant sur la compréhension du Conseil constitutionnel, la RATP à mettre en place son projet de « service garanti », c'est-à-dire un service normal aux heures de pointe du matin et du soir : il n'est pas liberticide de vouloir assurer à ces millions d'usagers le droit d'aller gagner leur vie et de regagner leur domicile le soir, bref d'avoir une vie familiale normale.

Comme l'indiquait fin septembre 2003 un responsable de la principale confédération italienne, la CGIL, « je n'aime pas la loi sur le service minimum. Mais nous, syndicalistes italiens, cherchons à concilier les intérêts et les droits de tous les travailleurs ; pas seulement à défendre ceux des cheminots et des pilotes d'avion ».

FLASH

• Les grandes manœuvres de la négociation collective

Tandis que le projet de François Fillon avalise l'accord majoritaire et remet en cause la hiérarchie des normes, les juges ne restent pas inactifs. Le Conseil d'État, qui doit statuer courant 2004 sur la demande de l'Unsa d'intégrer le club des cinq (à six confédérations, quid de l'accord interprofessionnel numériquement majoritaire ?), a rappelé dans son arrêt du 30 juin 2003 que les organisations d'employeurs ne bénéficient d'aucune présomption de représentativité, contrairement aux cinq grands (C. trav., art. L. 133-2).

Elles doivent donc faire la preuve de leur représentativité dans le champ d'application visé par l'accord : « Les organisations requérantes, qui ne sauraient utilement se prévaloir des seules dispositions de leur statut, n'apportent aucun élément de nature à établir leur représentativité dans le champ d'application de l'accord contesté. »

La Cour de cassation, après l'arrêt Axa du 30 avril 2003 légalisant les accords de groupe, a rappelé le 17 septembre 2003 son attachement à la loyauté et à la transparence. « Un accord collectif ne peut être conclu ou révisé sans que l'ensemble des organisations syndicales représentatives aient été invitées à sa négociation. » Or, en l'espèce, les signataires d'un précédent accord intitulé « Position commune » avaient cru bon de le revoir entre eux.

Mais rappelons que certains invités obligés n'ont pas le droit de signer : en matière de révision d'une convention, par exemple, les non-signataires de l'accord initial.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray