logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Au Moulin-Rouge et au Lido, le social n'a pas toujours la vedette

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.11.2003 | Frédéric Rey

Si le premier fait salle comble alors que le second peine à faire le plein, l'organisation et les conditions de travail ne diffèrent guère entre le Moulin-Rouge et le Lido. Le corporatisme est de rigueur. À Pigalle, les techniciens sont les plus gâtés ; aux Champs-Élysées, ce sont les danseurs. Une GRH à l'ancienne dont les deux directions veulent aujourd'hui sortir.

Le Moulin-Rouge peut remercier Moulin rouge. Le cabaret parisien doit une fière chandelle au film américain sorti il y a deux ans sur les écrans dans le monde entier. Grâce à ce joli coup de pub, la revue « Féerie », qui a attiré 600 000 spectateurs français et étrangers en 2002, fait salle comble chaque soir. Coincé entre fast-food et sex-shop au pied de la butte Montmartre, l'établissement centenaire a pris une belle revanche sur son rival des Champs-Élysées.

Avec 450 000 visiteurs, le Lido, l'aristocrate du cabaret, est loin de faire le plein. Du jamais-vu depuis cinquante ans. Les salariés du Lido avaient plutôt l'habitude de prendre de haut le Moulin-Rouge, qu'ils surnomment « l'annexe ».Car ces deux temples de la nuit appartiennent à une seule et même famille. Ce sont deux entrepreneurs du bâtiment, Joseph et Louis Clérico, qui ont créé le Lido en 1946 avant de racheter dix ans plus tard le cabaret de Pigalle. Les fondateurs ont laissé la place à leurs enfants et petits-enfants à la tête des deux entreprises. Chacun se bat désormais pour sa propre chapelle, avec les mêmes recettes : champagne, cuisine gastronomique, strass, plumes, paillettes et danseuses dévêtues. Aussi, le Lido prépare la riposte. Début novembre, la salle a fermé ses portes pour un mois, le temps de faire quelques travaux et de donner la dernière touche à une nouvelle revue sur laquelle la direction travaille depuis un an et demi. L'entreprise aura dépensé la somme de 9 millions d'euros pour ce nouveau spectacle baptisé « Bonheur ». Un budget important, au regard des 6 millions d'euros investis dans le précédent. « Changement de chorégraphie, de scénographie, de musique… Le nouveau show du Lido va être renouvelé de fond en comble », précise Jacques Babando, directeur de la communication de la salle des Champs-Élysées. Fini les ambiances orientales ou western, le nouveau spectacle sera d'inspiration plus française.

Couturières et fontainiers

Au Moulin-Rouge, on joue la carte de « Paris, capitale de l'amour et de l'encanaillement ». La salle de 850 places a été redécorée façon bal du 14 Juillet avec deux platanes et des guirlan des de lampions tricolores. Sur scène, c'est toujours le célèbre french cancan qui tient la vedette depuis un siècle. Mais pas de cabaret sans danseuses aux seins nus, jongleurs, acrobates ou dresseurs d'animaux.

Derrière ces variations de style, l'organisation est la même. Ouvert 365 jours par an tout comme le Moulin-Rouge, le Lido emploie 360 personnes contre environ 300 pour son concurrent. Avec un millier de places, la salle des Champs-Élysées est plus vaste que le vieux cabaret de Pigalle. Artistes, serveurs, machinistes, couturières, habilleuses, perruquiers, régisseurs, personnel de billetterie, une quarantaine de métiers sont représentés, avec des spécialités rares. Le Lido, par exemple, s'est attaché les services d'un fontainier qui s'occupe des jets d'eau utilisés dans le spectacle.

Chaque soir, le rituel est immuable. Vers 19 heures, les premiers clients entrent dans la salle préparée par les commis. Les chefs de rang n'ont plus qu'à proposer les menus signés Paul Bocuse au Lido et Laurent Tarridec au Moulin-Rouge. Mais les deux cabarets ont sous-traité la préparation des repas à des prestataires. 19 h 30 : danseurs et danseuses arrivent à leur tour. Après avoir signé la feuille de présence, ils passent par le maquillage et commencent leur échauffement. À 21 heures, les lumières s'éteignent. 23 heures, à peine le rideau tombé, les spectateurs laissent la place aux suivants. À 23 h 30, le spectacle reprend. 1 h 30, fin du show : tout le monde plie bagage, à l'exception des serveurs qui débarrassent la salle.

Quatre sociétés pour un cabaret

Ces salariés de la nuit ont beau travailler en vase clos, en complet décalage avec le reste de la société, les deux cabarets vivent sous le règne du corporatisme. « Nous travaillons pour la même revue mais il n'existe aucune cohésion d'ensemble. Artistes, serveurs ou techniciens, personne ne sait vraiment ce qui se passe en dehors de sa catégorie. Par exemple, je suis incapable de vous dire combien d'heures travaille un danseur ou un maître d'hôtel », explique Bruno Mestre, machiniste et délégué Force ouvrière au Moulin-Rouge.

Ce cloisonnement est favorisé par l'éclatement juridique propre à chacun de ces deux cabarets, où pas moins de quatre sociétés coexistent. À Montmartre comme aux Champs-Élysées, la maison mère regroupe le personnel administratif et commercial, une autre société gère les artistes, une troisième la restauration et une dernière est chargée de la technique. Chaque entité fonctionne de manière totalement autonome avec son propre recrutement, son organisation du travail, ses modes de rémunération. Du coup, les statuts sociaux sont très variables. Le personnel de salle est couvert par la convention collective de l'hôtellerie-restauration. Les techniciens ont leur accord d'entreprise tandis que les artistes sont dans le droit commun. En matière de temps de travail, par exemple, l'éventail va de 30 heures pour les danseurs et une partie des machinistes jusqu'aux 39 heures et plus pour la brigade de salle. Ceux qui travaillent en soirée croisent les couturières, les administratifs, le personnel de maintenance, qui officient uniquement la journée. « C'est une entreprise où il est quasiment impossible de réunir tout le monde en même temps », souligne Pierre-Antoine Gailly, président du directoire du Moulin-Rouge.

Filière béarnaise en salle

Ce puzzle social trouve son écho dans la représentation du personnel, complètement éclatée : ici, un comité d'entreprise, là une délégation unique du personnel, parfois rien. Quant aux syndicats, faiblement implantés, ils s'accommodent parfaitement de ce corporatisme. La création d'une unité économique et sociale n'a d'ailleurs jamais été réclamée. « Ces corps de métiers craignent que leur spécificité se dilue dans un discours global », note Pierre-Antoine Gailly. Derrière la volonté commune de présenter un show inoubliable, les salariés ne font preuve d'aucun sentiment d'appartenance à leur entreprise. Mais ils témoignent d'une forte identification à leur métier. La cooptation a d'ailleurs souvent été un vecteur privilégié de recrutement. Au Moulin-Rouge, le personnel de salle a longtemps été issu d'une filière béarnaise. à commencer par Henri Poussimour, dit Monsieur Henri, qui à la tête de la brigade règne en maître incontesté sur les 75 commis, chefs de rang et maîtres d'hôtel.

Les autres corps de métiers ont aussi adopté une organisation pyramidale. La partie technique, par exemple, est découpée en quatre grades différents : machiniste, brigadier, sous-chef et les deux chefs régisseurs. « C'est comme un équipage, souligne un salarié, il faut obéir rapidement aux commandements pour le bon déroulement du show. » Même sens de la hiérarchie chez les danseurs qui se conforment à un capitaine de ligne. La troupe compte aussi des danseurs principaux et un meneur de revue. Les loges sont affectées selon le niveau hiérarchique, les solistes disposant chacun d'une habilleuse particulière. Au sommet, le maître de ballet tient la troupe d'une main de fer. C'est lui qui auditionne les candidats à Paris, Londres, New York ou Las Vegas, qui veille au maintien du niveau technique, fait la chasse au « marquage », c'est-à-dire aux danseurs qui font leur numéro sans conviction. Gare à ceux qui prennent du poids ! Les contrats signés avec les danseurs comportent une clause stipulant, entre autres, que la variation de poids doit rester comprise dans une fourchette de plus ou moins 3 kilos. « C'est la dure école du cabaret, explique Franck Repos, danseur soliste au Lido et délégué CGT. Nous travaillons six jours sur sept à raison de cinq heures par soir mais c'est sans compter le temps de maquillage, d'échauffement, ni les heures passées à s'entraîner ou bien le temps passé dans les cours de danse. »

Fait exceptionnellement rare dans cette profession, plusieurs danseurs du Lido ont, en 1997, décidé de se syndiquer. « Nous avons voulu nous doter d'un cadre réglementaire pour ne plus être tributaires de décisions arbitraires et discriminatoires », poursuit Franck Repos. Premier point abordé : l'égalité de rémunération, notamment pour les danseuses habillées, moins bien payées que celles évoluant seins nus. Comme au Moulin-Rouge, les rôles sont clairement répartis et les deux cabarets ont toujours accordé une prime de topless. Pour sa part, le Moulin-Rouge avait depuis longtemps rétabli l'équité en octroyant une prime spécifique aux danseuses habillées pour récompenser leur prestation dans le french cancan.

Un CDI dès la prochaine revue

Après discussion, le Lido a répondu favorablement à la demande des danseuses, ce qui a fini par susciter la jalousie des garçons. Certains ont réclamé, sans succès, une prime pour les tableaux où ils dévoilent leur postérieur… Aujourd'hui, au Lido ou au Moulin-Rouge, un danseur de base gagne environ 2 500 euros brut par mois. Un salaire qui peut doubler pour un danseur soliste, voire tripler pour un chanteur ou pour le meneur de revue.

Autre avancée significative obtenue de haute lutte par les danseurs du Lido : à partir de la prochaine revue lancée en décembre 2003, tous bénéficieront d'un contrat à durée indéterminée. Une vraie révolution dans ce secteur. « Jusqu'à présent, les danseurs du Lido étaient des intermittents avec un CDD d'usage. Chaque année, certains étaient renouvelés, d'autres pas. Tout dépendait du bon vouloir du maître de ballet », précise Franck Repos. Pour cette raison, un soir de novembre 2002, certains artistes sont allés jusqu'à la grève, refusant d'entrer sur scène et gênant le bon déroulement de la revue. « Les meneurs ont été remerciés, poursuit Franck Repos. Beaucoup avant eux avaient déjà porté ce type d'affaire devant les prud'hommes et obtenu une requalification de leur CDD en CDI ainsi que des indemnités pour licenciement abusif. » Les autres n'ont pas baissé les bras. « Nous sommes allés demander à la direction un changement de statut. De guerre lasse, elle a fini par céder. » De quoi donner des idées à la troupe du Moulin-Rouge, où un quart des 80 danseuses et danseurs sont toujours en CDD renouvelable chaque année. « Il s'agit de personnes étrangères extérieures à la Communauté européenne pour lesquelles le contrat de travail reste soumis au renouvellement de la carte de séjour », souligne Pierre-Antoine Gailly, président du directoire. La précarité de ces salariés reste néanmoins importante. C'est d'ailleurs chez les danseuses que le turnover est le plus important.

En 1997, le Moulin-Rouge a connu lui aussi un mouvement social chez les techniciens lié à des écarts de rémunération. « Les taux horaires étaient fortement variables d'un machiniste à l'autre. Second problème, la direction ne tenait nullement compte de l'ancienneté », explique Ali ben Mechria, délégué CFDT. Un soir, une partie des techniciens sont montés sur scène pour empêcher la descente de l'escalier central. Le rideau s'est ouvert sur une lignée de danseuses entourées d'une quinzaine de machinistes, certains brandissant des pancartes. Émoi dans la salle et colère de la direction, qui a licencié aussitôt 15 salariés. Les prud'hommes ont été saisis et la direction a fini par transiger.

Discrimination à l'embauche

C'est à cette époque que Jacky Clérico, le patron du Moulin-Rouge, a recruté Pierre-Antoine Gailly, auparavant directeur général du quotidien la Tribune. Une négociation, ouverte avec le syndicat CGT des techniciens, a abouti en 2000 à un accord sur le statut social : reconnaissance de l'ancienneté, instauration progressive d'un treizième mois, mise en place d'un régime de prévoyance… « Nous avons même été une des premières entreprises à adopter les 35 heures, le 1er janvier 2000 », souligne Pierre-Antoine Gailly. Reste qu'en 2002, le cabaret de Pigalle a été condamné en correctionnelle à une amende de 10 000 euros, pour discrimination raciale à l'embauche envers un candidat d'origine africaine qui postulait à un emploi de serveur. Jugement confirmé en appel le 17 octobre dernier.

Les deux cabarets mesurent aujourd'hui la nécessité de sortir d'une gestion du personnel à la papa. C'est pourquoi leurs directions plaident pour l'adoption d'une convention collective du spectacle vivant (voir encadré ci-contre). « Nous avions tendance à attendre de nous retrouver au pied du mur pour réagir, reconnaît Carl Clérico, cogérant du Lido. Nous allons devoir nous préoccuper davantage de ressources humaines en formalisant les règles. » Prochain chantier du cabaret des Champs-Élysées, la reconversion des danseurs, dont la carrière ne va guère au-delà de 40 ans. Passé cet âge, on vous laisse difficilement continuer à faire le grand écart !

À la recherche d'une convention collective

Encore un jugement prud'homal qui peut avoir un impact fort sur la gestion sociale des cabarets. Après la requalification des CDD d'usage des danseurs en CDI, c'est sur la question de la convention collective que les juges du travail vont devoir se prononcer. Une dizaine d'artistes du Lido, dont encore la moitié est encore actuellement en poste, ont demandé en 2001 l'application de la convention des théâtres privés. Les Prud'hommes devraient rendre leur jugement au cours du premier semestre 2004. Mais pour les cabarets, impossible d'envisager une telle solution. « Nous sommes prêts à faire appel si c'est nécessaire, souligne Yves-Pierre Hervé, directeur des ressources humaines du cabaret des Champs-Elysées, L'application de cette convention entraînerait en effet un surcoût salarial de l'ordre de 9 à 10 millions d'euros. » Ce texte prévoit notamment un paiement au cachet par spectacle, ce qui n'est pas le cas des cabarets dont le cachet couvre les deux spectacles donnés chaque soir. Second problème, la convention des théâtres privés précise que dès la première heure travaillée au-delà de minuit, l'établissement paie un forfait alors que le Lido comme le Moulin-Rouge ferment leurs portes autour de deux heures du matin.

Les deux directions plaident aujourd'hui pour la négociation d'une convention collective du spectacle vivant avec une annexe particulière prenant en compte leurs spécificités professionnelles. « Cette convention comblerait bien des vides dans bien d'autres secteurs comme le cirque, explique Christian Sevette, secrétaire général adjoint du Snapac (Syndicat national des artistes, professions de l'animation et de la culture), Ce sujet est à l'ordre du jour depuis quelques années. Nous sommes déjà arrivés avec les organisations patronales à nous mettre d'accord sur le corps commun de cette convention collective, il nous reste aujourd'hui à discuter des annexes, ce qui va nécessiter encore beaucoup de temps. »

Auteur

  • Frédéric Rey