logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Raffarin veut lever le tabou du mérite chez les fonctionnaires

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.11.2003 | Anne Fairise

Téméraire, le gouvernement s'attaque à l'individualisation du salaire des fonctionnaires, en débutant par les cadres de direction. Tir de barrage syndical, difficulté à définir des critères de performance… les écueils sont nombreux. Mais la réforme de l'évaluation et celle de la procédure budgétaire ouvrent la brèche.

Les fonctionnaires vont-ils, enfin, être rémunérés selon leurs mérites ? Une fois de plus, c'est Nicolas Sarkozy qui a dégainé le premier. Si Jean-Paul Delevoye, le ministre en charge des fonctionnaires, vient prudemment d'entrouvrir ce dossier explosif, en annonçant l'introduction dès 2004 – et dans les ministères qui se porteront volontaires – d'une rémunération au mérite des cadres de direction, jouant pour 15 à 20 % de la rétribution totale, c'est son collègue de la Place Beauvau qui avait pris les devants. Au cœur de l'été, tout en prônant une « nouvelle culture du management » pour les 180 000 membres des forces de l'ordre, l'omniprésent ministre de l'Intérieur avait en effet annoncé la création, dès 2004, d'un « système de primes au mérite », individuelles pour des affaires exceptionnelles, et collectives pour les services atteignant des objectifs définis en début d'année, assorti d'une enveloppe de 25 millions d'euros.

Soucieux de jouer à son tour les bons élèves de l'équipe Raffarin, son collègue de la Place Vendôme, Dominique Perben, lui avait emboîté le pas en annonçant son intention d'introduire « une certaine individualisation » dans l'attribution de primes indemnitaires aux magistrats. Le garde des Sceaux envisagerait la création d'une prime mensuelle supplémentaire, modulable selon les individus (de 0 à 12 % du traitement), attribuée sur décision des chefs de cour, premiers présidents et procureurs généraux des cours d'appel.

Le résultat a été immédiat : un tollé parmi les syndicats de la justice, comme l'avait suscité auparavant, au sein des organisations syndicales de la police, la proposition Sarkozy. L'Union syndicale des magistrats (majoritaire) pointe les risques d'atteinte à l'indépendance de la profession. À sa gauche, le Syndicat de la magistrature dénonce, lui, l'incompatibilité entre « le stakhanovisme judiciaire » et « la qualité des décisions, l'écoute des justiciables, la garantie des droits ». Selon ce traditionnel poil à gratter de la chancellerie, le projet de Dominique Perben méconnaît la réalité du travail judiciaire et, surtout, comporte beaucoup de points d'ombre, sur les critères d'attribution notamment. Comment définir l'efficacité… par la quantité ou la qualité des décisions rendues ? Comment estimer la productivité d'un juge d'instruction chargé d'un dossier très lourd, comme l'affaire Elf ?

Autant de questions qui agitent également les syndicats de la police, majoritairement opposés au salaire au mérite. Ceci même si Nicolas Sarkozy a adopté une prudence de Sioux sur les modalités de choix des fonctionnaires de police méritants, qui « devront être discutées avec la hiérarchie et les représentants du personnel ». « OK pour une prime au mérite… si elle est collective et répartie équitablement », rétorque sans rire Joaquin Masanet, patron de la puissante Unsa Police. Une franche hostilité prévaut à la CGT Police et au SGP (Syndicat général de la police), affilié à FO, tandis que les autres organisations attendent d'en savoir plus, depuis le Snop (officiers de police, Unsa) jusqu'à Synergie (officiers, CFE-CGC) et Alliance (gardiens de la paix, CFE-CGC).

Un vieux serpent de mer

Difficultés à établir des critères objectifs de performance au sein d'un service ou entre services, à objectiver les missions (« chez les RG, on fera comment ? »), à évaluer le mérite individuel dans des services assurant des missions collectives, risques d'arbitraire : les uns et les autres multiplient les objections à la proposition de Nicolas Sarkozy. Dominique Achispon, du Snop, affiche sa sérénité : « La méritocratie est un vieux serpent de mer qui n'a jamais vraiment été mis en place. »

Ce n'est pas faute d'opportunités. Contrairement à ce qui est souvent avancé, le statut de la fonction publique n'empêche pas techniquement la mise en place d'un tel dispositif de motivation. « La rémunération indemnitaire, qui constitue une bonne part de la rémunération générale, est modulable sur le papier. Puisqu'elle est attribuée en contrepartie de suggestions ou d'efforts particuliers. Elle pourrait tout à fait permettre la reconnaissance du mérite s'il y avait une réelle volonté politique », commente un haut fonctionnaire. Mais, jusqu'à présent, les primes créées dans les ministères ont plus souvent répondu à des critères « égalitaires » de géographie, de pénibilité ou de qualification qu'à des critères de performance. Quant aux tentatives de rémunération variable engagées dans le passé, elles ont toutes fini par être enterrées ou détournées de leurs objectifs sous le poids des corporatismes syndicaux.

Exemple connu, la « nouvelle bonification indiciaire » (NBI), instaurée par les accords Durafour de 1990 pour donner une marge de manœuvre aux responsables de service et leur permettre de gratifier les meilleurs éléments, a finalement été répartie… à égalité entre fonctionnaires. Les responsables hiérarchiques n'ont pas voulu affronter leurs collaborateurs en les évaluant et en créant des discriminations financières entre eux. À l'Intérieur, le dispositif de « gratifications » de la police qui permettait à la hiérarchie d'accorder des enveloppes en liquide aux policiers ayant réussi à résoudre une affaire a été supprimé en 1998 « après de nombreuses dérives, attributions arbitraires ou évaporations des enveloppes », commente un agent. Ne subsistent, pour les forces de l'ordre, que les « primes exceptionnelles » et… collectives. Fin novembre, quelque 7 300 agents verront ainsi leur traitement augmenter de 100 euros, en récompense de la réussite du Sommet du G8 d'Évian, « qui s'est déroulé de manière exemplaire », au dire de Nicolas Sarkozy.

Fin de non-recevoir à Bercy

Dès son arrivée à Bercy, Francis Mer, l'un des rares ministres issus de la société civile, a pris le dossier du « mérite individuel » à bras-le-corps, l'évoquant lors de sa toute première rencontre avec les syndicats. Le ministre de l'Économie et des Finances en a fait le quatrième chantier de sa grande campagne de modernisation – « Bercy en mouvement » – lancée en octobre 2002. « Depuis, il semble qu'il ait mis la pédale douce », ironise Michel Monteil, de FO Finances. Il est vrai que l'ex-P-DG d'Arcelor, qui souhaite impulser une culture de services, a reçu une brutale fin de non-recevoir de la part de cinq des sept syndicats (CGT, FO, CFDT, Fsafi et FDSU) des finances. Pas question d'en discuter, ont-ils tout simplement expliqué dans un communiqué, lui demandant de « refermer le dossier » pour preuve de sa volonté de dialogue social… « Les esprits ne sont pas mûrs. Ce n'est pas négociable aujourd'hui », reconnaît Jean-Denis de Voyer d'Argenson, conseiller social du ministre.

Difficile de revenir sur un acquis obtenu après les grandes grèves de 1989 : à l'issue du conflit, Pierre Bérégovoy avait accepté de supprimer pour les catégories B et C le système de modulation des primes, alors en œuvre pour tous. « Cela reste un symbole pour les organisations syndicales, et encore un tabou », ajoute Jean-Denis de Voyer d'Argenson. Pour faire évoluer les mentalités, Francis Mer table sur le lancement de la réforme de l'évaluation… applicable à l'ensemble de la fonction publique en 2004. Une minirévolution : elle rend obligatoire l'entretien annuel et rénove la notation qui conditionne l'avancement et la progression salariale. Alors que celle-ci restait de fait liée, par une règle non écrite, à l'ancienneté, il sera désormais possible d'attribuer des majorations pour accéder à l'échelon supérieur, ou inversement des réductions. Mais le ministre n'a pas complètement enterré le dossier. La prise en compte du mérite individuel va être la règle pour les 600 à 700 directeurs départementaux, régionaux et d'administration centrale, il est vrai peu syndiqués. « Francis Mer a passé commande d'un projet de modulation sensible de leur partie indemnitaire, applicable en 2004. Certes, ils ne représentent que quelques centaines des 200 000 agents du ministère. Mais si la preuve est faite que la modulation au mérite est pratiquée dans un cadre objectif et transparent, il n'est pas exclu que les syndicats admettent d'évoluer », espère Jean-Denis de Voyer d'Argenson.

30 % de plus pour les chercheurs

Pour l'heure, le seul ministère qui ait concrétisé l'idée du salaire au mérite est celui de la Recherche. Soucieuse de récompenser les chercheurs les plus « dynamiques », c'est-à-dire ceux qui valorisent la recherche publique en déposant des brevets ou en collaborant avec d'autres entités, Claudie Haigneré s'est appuyée sur l'Institut national de la recherche médicale (Inserm), qui expérimente, depuis 2001, des « contrats d'interface » assurant un substantiel complément de salaire (1 500 euros mensuels, soit une hausse de 30 % environ) aux chercheurs s'engageant dans un partenariat avec un hôpital ou un centre de recherche extérieur, après sélection par un jury.

Portée par Christian Bréchot, directeur général de l'Inserm, cette initiative n'a pas été sans susciter des remous l'hiver dernier. Une pétition signée par 20 % des chercheurs statutaires l'a stigmatisée comme « profondément inégalitaire » dans la mesure où elle introduirait « d'énormes différences de salaires entre des chercheurs travaillant au sein des mêmes équipes ». « C'est une mesure élitiste et assumée comme telle », rétorque Christian Bréchot, satisfait d'avoir secoué le landerneau et ouvert le débat sur la recherche publique, en crise depuis des années. « Il s'agit bien plus que d'une question d'argent. L'objectif est de dynamiser la recherche en décloisonnant, de favoriser la mobilité des chercheurs, bref, de définir un autre profil de carrière », explique-t-il, soulignant que la mesure « suscite beaucoup d'intérêt » parmi les chercheurs français partis à l'étranger, où ils bénéficient de rémunérations plus substantielles que dans l'Hexagone.

Seuls une centaine de contrats d'interface ont été signés aujourd'hui. Mais le directeur général de l'Inserm espère aboutir à 800 contrats en 2006 (soit près d'un tiers des chercheurs de l'Inserm). Son souhait, à terme : « Mettre en place une politique valorisant la créativité, l'implication et le dynamisme en interne en ne la réservant pas aux seuls chercheurs mais en l'étendant aux ingénieurs, techniciens, administratifs. » Un vœu pieux, à l'heure actuelle, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires…

Management par objectifs

Pour les tenants du salaire au mérite, l'amorce d'un management par objectifs, en 2006, avec la réforme de l'inamovible procédure budgétaire de 1959, nourrit les rêves les plus fous. Comme le note l'Observatoire de la dépense publique de l'Institut de l'entreprise, la loi organique relative aux lois de finances, ou Lolf, « ouvre en grand la porte à une gestion des RH modernisée, s'il y a volonté politique ». Parce qu'elle impose de raisonner non plus par lignes de crédit, mais par grandes missions, assorties de moyens globalisés pour des objectifs précis et évalués. De quoi, reprend l'Observatoire, favoriser le développement de fonctions managériales et professionnaliser les directions des ressources humaines. « Cette nouvelle loi sera un levier pour passer de la performance collective à la question du mérite individuel », assure un haut fonctionnaire.

Reste que pour Sylvie Trosa, consultante en management et auteur d'ouvrages sur la modernisation de l'État, le débat sur le mérite est prématuré : « Il suppose, auparavant, de parler de GRH, de mettre en place des centres de responsabilité avec des managers gérant résultats et personnel. Bref, une culture du résultat, des moyens financiers et un système d'évaluation accepté par tous. » Vaste chantier. Sans compter un préalable indispensable : éclaircir le maquis des primes indemnitaires – qui ont proliféré notamment pour ne pas alourdir la charge des retraites – et résoudre les inégalités historiques entre les ministères richement dotés et les autres, ou entre directions au sein d'un même ministère. « Si le système indemnitaire ne converge pas vers davantage d'équité, parler de mérite est difficile. Il faudra légitimement s'interroger sur les raisons objectives d'écarts historiques entre les montants des primes indemnitaires d'une direction à l'autre », renchérit Jean-Denis de Voyer d'Argenson, à Bercy, où les services se sont engagés dans une harmonisation purement juridique des régimes indemnitaires… Un travail de longue haleine.

Les Suisses et les Anglo-Saxons en pointe

Dans les cantons de Suisse alémanique, la pratique est rentrée dans les mœurs depuis la fin des années 90 : les enseignants des écoles maternelles, élémentaires et des collèges voient leurs cours évalués par deux personnes extérieures au monde de l'éducation. Bien notés, ils montent des échelons et sont augmentés. En fin de carrière, la différence de rémunération avec l'enseignant n'ayant récolté que de mauvaises appréciations pourra atteindre 35 % maximum, selon les services administratifs de Zürich. Les agents suisses ne sont pas les seuls à devoir « mériter » leur salaire. Les pays anglo-saxons ont une longueur d'avance, note une étude de l'Organisation internationale du travail : depuis 1964, au Canada, la haute fonction publique reçoit des primes de performance (jusqu'à 10 % du salaire brut annuel). Aux États-Unis, le top management voit récompenser son investissement depuis 1978 via des primes annuelles ou des rémunérations de base différenciées. Idem en Grande-Bretagne où une modulation des augmentations salariales selon la performance a été mise en place au milieu des années 80 pour les hauts fonctionnaires. Depuis 1996, elle est progressivement étendue…

En dehors de ce peloton de tête, les pratiques de rémunération flexible liées à la performance ont connu « un développement limité et inégal », note l'OIT. La comparaison internationale est très difficile, renchérit un rapport d'information du Sénat sur la réforme de l'État à l'étranger (2001). Car les définitions de service public et de fonction publique diffèrent. Tout comme le statut juridique des agents. Un enseignement néanmoins : la mise en place d'une culture du résultat, basée sur une réforme des procédures budgétaires (comme la France va le faire), est souvent un préalable. Comme l'est l'« assouplissement des modalités de gestion des fonctionnaires » ou de leur statut. À noter, enfin, que les réformes les plus poussées sont le fait de petits pays ou à forte tradition décentralisatrice, et concernent en premier lieu les hauts fonctionnaires.

Auteur

  • Anne Fairise