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Politique sociale

Le jour férié pour la dépendance, une idée « made in Germany »

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.11.2003 | Thomas Schnee, à Berlin

Financer la dépendance en travaillant un jour férié, une idée chère à Jean-Pierre Raffarin, est une réalité depuis 1995 outre-Rhin. Les cotisations versées en contrepartie ont permis d'y créer un cinquième pilier de protection sociale. Mais le choc démographique va conduire à réformer ce dispositif.

Un simple copier-coller. L'idée de Jean-Pierre Raffarin de rayer un jour férié du calendrier pour financer l'aide à la dépendance n'est rien d'autre qu'un décalquage d'une mesure prise il y a bientôt dix ans par le gouvernement du chancelier chrétien-démocrate Helmut Kohl. Un double emprunt, d'ailleurs, puisque cette assurance dépendance, dont profitent actuellement près de 2 millions d'Allemands, constitue le cinquième pilier de protection sociale que le gouvernement français souhaite créer de ce côté-ci du Rhin. En s'inspirant de l'expérience du voisin allemand, Jean-Pierre Raffarin évitera peut-être les longs atermoiements qu'a connus la Pflegeversicherung, avant d'être votée par le Bundestag en avril 1994. « Rarement un projet de loi aussi consensuel aura été aussi discuté et autant de fois repoussé », reconnaît Volker Hansen, spécialiste de la protection sociale à la Fédération des employeurs allemands (BDA).

Outre-Rhin, l'idée de créer un cinquième pilier de protection sociale, entièrement dédié à la couverture des soins des personnes dépendantes, était, en effet, déjà dans l'air dès les années 80. Mais il a fallu attendre 1991 pour qu'un premier projet de loi, concocté par Norbert Blüm, ancien ministre de la Santé et des Affaires sociales d'Helmut Kohl, prenne forme. Et le texte, qui devait voir le jour en 1992, n'est finalement entré en vigueur que trois ans plus tard. Et encore, en deux étapes : le 1er janvier 1995 pour l'aide à domicile, puis le 1er juin 1996 pour le séjour en établissement.

C'est le financement de cette assurance dépendance à l'allemande qui a posé problème. Car si le dispositif finalement retenu s'inscrit dans la grande tradition de solidarité « bismarckienne », en s'appuyant sur une cotisation supportée à la fois par les employeurs et par les salariés, le gouvernement Kohl a beaucoup tergiversé. Dans un premier temps, Norbert Blüm propose une réduction de 20 % de salaire sur les 10 jours fériés légaux allemands. Une proposition très impopulaire, retoquée par les sociaux-démocrates du SPD, qui détiennent alors la majorité au Bundesrat, la chambre des Länder. Le ministre de la Santé suggère ensuite l'instauration d'un délai de carence de six jours en cas de maladie. Ce qui fait immédiatement descendre dans la rue les syndicats allemands, la suppression des jours de carence étant, en effet, l'un des grands acquis des années 50.

Fini, le Buß und Bet Tag

Norbert Blüm propose, enfin, la suppression d'un jour férié légal, le Buß und Bet Tag. Cette fête religieuse, la « journée de pénitence et de prière », n'étant plus vraiment suivie par les pratiquants, l'Église ne proteste guère. Une solution qui présente, en outre, l'avantage de ne pas toucher aux conventions collectives : « En Allemagne, les jours fériés légaux ne font pas l'objet de négociations entre syndicats et patronat. Cette question est exclusivement du ressort des parlements régionaux. Les conventions collectives mentionnent les jours fériés mais elles s'alignent automatiquement sur la législation du Land où elles ont été signées. Si un Land décide de supprimer un jour férié légal, il n'est donc pas nécessaire de renégocier les conventions », explique Reinhard Dombre, directeur du département conventions collectives de la Confédération des syndicats allemands (DGB).

En 1994, les parlements de 14 Länder ont entériné la nouvelle loi en supprimant le Buß und Bet Tag. Le Land de Bade-Wurtemberg a préféré rayer le lundi de Pentecôte. Et le Land de Saxe s'est abstenu, laissant les entrepreneurs saxons supporter la totalité du prélèvement, fixé à 1,7 % du salaire brut, 1 % servant à financer l'aide à domicile et 0,7 % le séjour en établissement. Partout ailleurs, la cotisation sociale pour la dépendance est prise en charge à hauteur de 1,35 % par le salarié et de 0,35 % par l'employeur, rompant ainsi avec le principe paritaire en vertu duquel employeurs et salariés auraient dû s'acquitter de 0,85 % chacun.

Même les fonctionnaires cotisent

« Les employeurs allemands bénéficient, certes, d'une cotisation moindre. Mais l'opération n'est pas neutre pour les entreprises. Globalement, on estime que la compensation représentée par un jour de travail supplémentaire couvre entre 60 et 75 % du prélèvement opéré sur les entreprises, selon le secteur d'activité », détaille Volker Hansen, du BDA. L'hôtellerie et la restauration, par exemple, font partie des secteurs qui s'estiment pénalisés : « Dans notre branche, les jours fériés sont considérés comme des jours de travail normaux. Il n'y a donc ni prime ni majoration de salaire. En revanche, ces jours fériés sont traditionnellement des périodes de forte activité. La suppression de l'un d'entre eux constitue donc un léger manque à gagner. En conséquence, on pourrait dire qu'indirectement les patrons de notre secteur cotisent plus que d'autres », explique-t-on au syndicat de l'alimentation et de la restauration (NGG).

Depuis 1995, la Pflegeversicherung est obligatoire tant pour les salariés du privé (les non-salariés cotisant à hauteur de 1,7 %) que pour les fonctionnaires. Une nouveauté pour la fonction publique. En effet, le descendant du « Beamte » prussien ne cotise pas pour sa retraite, entièrement prise en charge par l'État fédéral et les Länder. Pour l'assurance maladie, les fonctionnaires doivent, en revanche, adhérer à une assurance privée. Mais ils reçoivent alors une aide variant de 55 à 70 % de leurs dépenses de santé, selon qu'ils sont en activité ou à la retraite. Pour l'assurance dépendance, les fonctionnaires paient, comme les autres, 1,35 % de leur traitement brut.

Conformément à la loi Blüm, chaque caisse d'assurance maladie a créé en parallèle une caisse d'assurance dépendance, une Pflegekasse. En tout, près de 80 millions d'assurés ont désormais le droit de bénéficier d'une aide pour la dépendance, financière ou en nature. Cette assurance couvre l'aide aux soins corporels et à l'alimentation, l'aide à la mobilité ou encore une assistance ménagère. Le montant des prestations varie selon le niveau de dépendance (trois niveaux). À domicile, l'allocation versée évolue entre 205 et 665 euros et les prestations en nature s'échelonnent entre 384 et 1 918 euros. En établissement, l'allocation s'étale de 1 023 à 1 688 euros.

L'astuce d'Helmut Kohl

« La création de ce cinquième pilier a permis une amélioration quantitative et qualitative des structures de soins aux personnes dépendantes », estime Anne Veit-Zenz, spécialiste de la Pflegeversicherung à l'AOK, la plus importante caisse publique d'assurance maladie d'Allemagne, forte de 19 millions d'assurés. En effet, l'assurance dépendance améliore le cadre de travail des aides-soignants qui bénéficient désormais d'une couverture sociale de base inexistante auparavant. Par ailleurs, le nombre d'entreprises privées d'aide à domicile est passé de 4 000 en 1992 à 11 000 aujourd'hui. Et elles emploient près de 600 000 personnes.

Comme l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) en France, la Pflegeversicherung est vivement critiquée : « On l'appelle ironiquement la loi de protection de l'héritage. Car tout le monde y a droit, les retraités aisés tout comme ceux qui n'ont que le minimum vital », observe un expert. En 2001, le Tribunal fédéral constitutionnel a donné raison à un père de 10 enfants qui ne comprenait pas pourquoi il devait cotiser autant que les célibataires alors qu'il paie déjà largement sa part en élevant ses enfants, les contributeurs de demain. Le tribunal a reconnu que la loi de 1995 était partiellement inconstitutionnelle et a donné jusqu'à 2005 au gouvernement fédéral pour réduire la contribution des familles.

Au-delà, la Pflegeversicherung ne fera pas l'économie d'une réforme. Certes, sa situation financière est encore stable, grâce à une astuce du gouvernement Kohl. Celui-ci a eu la bonne idée de faire démarrer le paiement des cotisations dès l'entrée en vigueur de la loi, le 1er janvier 1995. Alors que le versement des prestations n'a commencé que trois mois après. Les caisses d'assurance dépendance ont ainsi pu se constituer une solide réserve d'environ 2,8 milliards d'euros, la provision légale minimale étant d'environ 1 milliard d'euros. Mais, malgré ses ressources financières, l'assurance dépendance n'échappe pas à la pression conjointe du vieillissement démographique et du chômage. Selon l'Agence fédérale des statistiques, 85 % des bénéficiaires actuels de la Pflegeversicherung ont plus de 60 ans et représentent un quart de la population allemande. Ils seront plus d'un tiers en 2030. Et, d'après les projections de l'Institut allemand de l'économie (DIW), il y aura 2,94 millions de personnes dépendantes en 2020, et jusqu'à 4,73 millions en 2050.

Une évolution démographique d'autant plus inquiétante pour l'avenir de la Pflegeversicherung qu'elle s'accompagne d'un recours croissant aux séjours en établissement, les frais, de loin, les plus coûteux. « D'une part, le célibat s'est beaucoup développé. D'autre part, les progrès de la médecine et l'allongement de l'espérance de vie ont pour conséquence une entrée en dépendance de plus en plus tardive. Résultat, la présence d'un conjoint capable d'assister la personne dépendante est de moins en moins fréquente », explique Anne Veit-Zenz. S'y ajoute une tendance à l'augmentation de la mobilité géographique et à l'éclatement familial qui ne favorise pas la prise en charge des parents par leurs enfants.

Un système dépassé

Résultat, les comptes de la Pflegeversicherung ont viré au rouge en 1999. Contenu à 30 mil lions d'euros il y a quatre ans, le déficit s'est creusé à 380 millions d'euros en 2002 et pourrait atteindre 450 millions d'euros à la fin de cette année. Bon nombre d'experts estiment aujourd'hui que l'assurance dépendance devrait bénéficier d'une assiette plus large que les salaires : l'activité professionnelle n'est en effet la principale source de revenus que pour 40 % des Allemands. « Nous avons fait une erreur en organisant le financement de l'assurance selon le principe traditionnel de la protection sociale allemande. Nous avons construit un système dépassé qui, comme prévu, ne fonctionne pas », ne cesse d'expliquer Bert Rürup, le président de la commission créée par Gerhard Schröder pour préparer la réforme du système de protection sociale allemand.

Reste que le sang de Norbert Blüm, le père de l'assurance dépendance, n'a fait qu'un tour lorsque son propre parti, la CDU, a proposé de privatiser son enfant le plus cher (voir encadré ci-contre). Il faut dire que, sans réforme, la Pflegeversicherung risque – selon les experts – de se transformer en un gouffre financier à partir de 2010 ! Du coup, on évoque, outre-Rhin, la suppression d'un… deuxième jour férié. Une leçon à méditer pour Jean-Pierre Raffarin et son équipe qui tardent à boucler leur plan « vieillissement et solidarités ». Après la Pentecôte, demandera-t-on aux salariés français de travailler à la Trinité ?

L'assurance dépendance privatisée ?

Helmut Kohl, puis Gerhard Schröder, lors de son premier mandat, ont toujours évité d'ouvrir le chantier de la réforme du système de protection sociale. Aujourd'hui, le chancelier allemand n'a plus d'autre choix que de réformer massivement. Pour cause de calendrier électoral 2004 particulièrement chargé, la « fenêtre de tir » de Schröder est étroite. Les réformes de la santé et du marché du travail devront être votées d'ici à la fin de l'année. Et la réforme des retraites et de l'assurance dépendance devraient l'être dans le courant de l'année prochaine. Pour l'assurance dépendance, les propositions présentées ces dernières semaines entendent limiter, voire supprimer, le financement par les revenus du travail et à le remplacer par un financement privé par capitalisation, ainsi que par le biais de la fiscalité (allégements fiscaux et/ou allocations versées par l'État aux revenus les plus faibles).

La commission Rürup, mandatée par le gouvernement fédéral, refuse l'abandon total du système actuel mais prévoit un recours partiel aux fonds de pension, une augmentation de 2 % de la cotisation des retraités à la Pflegeversicherung ainsi qu'une « dynamisation » des allocations qui seront régulièrement réajustées en fonction des besoins et de la situation financière des caisses d'assurance.

La commission Herzog, diligentée par l'Union conservatrice, propose une privatisation pure et simple du « cinquième pilier ». Dans un premier temps, la cotisation passerait de 1,7 % du salaire brut à 3,2 %, afin de constituer la base d'un système d'assurance par capitalisation. Un deuxième jour férié serait également supprimé. Et, à partir de 2030, tout assuré paierait une prime unique de 52 euros pour les moins de 45 ans et de 66 euros au-delà. Par souci d'égalité, l'État prendrait en charge une partie de la cotisation pour les revenus les plus faibles. Ses adversaires estiment qu'une privatisation serait intenable pour les bas salaires et les familles, et difficilement supportable pour les finances publiques.

Auteur

  • Thomas Schnee, à Berlin