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Politique sociale

À travail pénible, retraite amputée

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.11.2003 | Stéphane Béchaux

Bruit, chaleur, postures… La prise en compte, voulue par la loi Fillon, de la pénibilité du travail pour ouvrir droit à retraite anticipée s'avère un casse-tête. Car les données sur l'impact de l'exposition à telle ou telle contrainte restent pauvres. suffisantes tout de même pour rétablir un minimum d'équité.

C'est une boîte de Pandore qu'a ouverte la loi portant réforme des retraites en invitant les partenaires sociaux à engager, d'ici trois ans, une négociation sur la « définition et la prise en compte de la pénibilité ». Cuistots, pompiers, enseignants, routiers, infirmières, maçons, bûcherons, serveurs, femmes de chambre, couvreurs… La liste des travailleurs qui, jugeant leur activité pénible, ne manqueront pas de réclamer une retraite anticipée pourrait bien s'allonger à l'infini. Jusqu'à inclure – pourquoi pas ? – des cadres surmenés, fatigués par les décalages horaires et soumis à la pression des objectifs. La CFE-CGC en prend tout droit le chemin, en revendiquant que le stress à haute dose soit considéré comme une maladie professionnelle.

« Après l'accord sur la santé au travail, signé il y a trois ans avec le Medef, on a déjà d'énormes difficultés à s'entendre, dans les branches professionnelles, sur la liste des postes à risques. Alors, imaginer de se mettre d'accord sur les métiers pénibles ! » lance Franck Urbaniak, du secteur protection sociale de FO. Même scepticisme du côté patronal. « La notion de pénibilité est très difficile à cerner. Parle-t-on, par exemple, de pénibilité vécue ou ressentie ? » s'interroge Gabriel Hamon, directeur du département social de l'Union des industries chimiques (UIC), en insistant sur la nécessité de s'appuyer sur des « éléments objectifs » pour lancer des négociations. L'UIC est pourtant, avec le travail temporaire et la métallurgie, l'une des rares branches à avoir conclu des négociations sur la santé au travail.

Inégalités criantes face à la mort

« Au regard de la retraite, seules doivent être prises en compte les pénibilités qui ont des conséquences avérées et irréversibles sur l'espérance de vie ou la qualité de vie au grand âge. Pas celles qui disparaissent dès qu'on prend des vacances, qu'on part en retraite ou qu'on change d'affectation », estime Serge Volkoff, ergonome et directeur du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Creapt). Une définition qui semble faire l'unanimité chez les experts. « Dans une optique de retraite, il faut s'en tenir à un concept très restrictif lié à la diminution de l'espérance de vie avec ou sans incapacité. Les autres formes de pénibilité doivent relever de politiques de prévention et d'amélioration des conditions de travail », abonde Henri Rouilleault, directeur général de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Reste que les syndicats ne sont pas convaincus. « L'espérance de vie est un point d'appui pour la réflexion. Mais, dans cette logique, pourquoi ne demanderait-on pas aux femmes de travailler plus tard, puisqu'elles vivent plus longtemps ? » s'interroge Mijo Isabey, du secteur retraites de la CGT.

Les études de l'Insee font clairement ressortir des inégalités sociales criantes face à la mort qui ne se sont guère réduites depuis les années 60. En particulier pour les hommes. Ce sont les cadres et les professions libérales qui possèdent l'espérance de vie la plus longue, suivis des agriculteurs. Les ouvriers, notamment les non qualifiés, sont les plus mal lotis (voir graphique). « Les ouvriers ont, à 35 ans, une espérance de vie inférieure de six ans et demi à celle des cadres et professions libérales : 38 ans contre 44,5 ans. Les décès d'ouvriers entre 30 et 75 ans sont supérieurs de 18 % à la moyenne. À l'inverse, pour les cadres et membres des professions libérales, ils sont inférieurs de 40 % à la moyenne », souligne l'étude publiée en 1999 par l'Insee et réalisée par Annie Mesrine. Les privilégiés ? Les cadres de la fonction publique, les intellectuels et les artistes. Les plus exposés ? Les ouvriers non qualifiés. Entre ces extrêmes, l'écart d'espérance de vie dépasse neuf ans, et la probabilité de décéder entre 35 et 65 ans varie du simple au triple (12 % contre 33 %) !

Des résultats sans appel, mais pas assez précis pour nourrir une négociation. Hormis quelques études sectorielles, par exemple dans les métiers de l'imprimerie, il n'existe à ce jour aucune donnée détaillée. « L'outil statistique disponible ne permet pas de mesurer de manière fine et exhaustive les espérances de vie différentielles par métier et de déterminer la fraction attribuable à l'exposition professionnelle », note le conseiller d'État Yves Struillou dans le rapport sur la pénibilité au travail remis en avril dernier au Conseil d'orientation des retraites. Ce que confirme Francis Derriennic, épidémiologiste et directeur de recherche à l'Inserm. « Nous sommes confrontés à une certaine pauvreté des données disponibles. On manque notamment d'informations sur la mortalité par profession. » Des zones d'ombre que l'Inserm, l'Insee et l'Institut national de veille sanitaire vont tenter d'éclairer.

Reste qu'aucune étude ne saurait évaluer la pénibilité réelle d'un métier. Rien de commun, en effet, entre le travail d'une infirmière scolaire et celui d'une infirmière hospitalière affectée aux urgences. Pas de comparaison possible entre le travail d'un policier effectuant des tâches administratives et celui de son collègue affecté à la voie publique. « Ce ne sont pas les métiers qui créent des inégalités, mais les activités dans leurs différentes composantes », insiste Henri Rouilleault. Une évidence qui n'a guère inspiré les dispositifs de départ à la retraite anticipé. « Il n'existe aucune association stricte entre pénibilité et départ anticipé. Ce sont davantage le statut ou la forte présence syndicale qui ont jusqu'à maintenant prévalu, au détriment de la pénibilité réelle », note Annie Jolivet, économiste à l'Institut de recherches économiques et sociales. Le constat vaut surtout pour la fonction publique, où « le bénéfice du départ anticipé répond avant tout à une logique d'appartenance à un corps : il est regardé comme un avantage lié au statut et son application ne dépend pas de l'analyse de la pénibilité des fonctions exercées in concreto », constate Yves Struillou.

Les risques du travail posté

Pour les spécialistes, la pénibilité d'un travail se mesure par l'exposition à des contraintes précises comme le port de charges lourdes, les postures inconfortables ou les efforts sur outils vibrants. Des situations de travail fréquentes dans le BTP, l'agriculture ou la santé. « On constate une grande prévalence des lombalgies chez les infirmières, qui doivent déplacer des malades à longueur de journée », souligne Francis Derriennic, de l'Inserm. Autres sources de pénibilité, le bruit, les fortes chaleurs, le froid ou la poussière, qui favorisent les bronchites chroniques. Au-dessus de 90 décibels, l'exposition au bruit peut provoquer, outre des risques de surdité, de l'hypertension et des troubles du sommeil et du système digestif. Quant aux produits toxiques, certains sont suspectés de créer des troubles psychiques. « Ils provoquent une diminution des capacités cognitives, voire des risques de démence », assure Annie Touranchet, médecin inspectrice du travail.

Autre facteur de risques, l'organisation du travail. Les salariés ayant travaillé de nuit pendant longtemps souffrent de troubles du sommeil à vie ou de problèmes gastro-intestinaux. Reste que le travail nocturne, quand il s'inscrit dans une organisation horaire fixe, s'avérerait moins dommageable que le travail posté, en 2 x 8 ou en 3 x 8. Le travail à la chaîne sous contrainte de temps peut générer des troubles musculo-squelettiques, des troubles du sommeil et de l'hypertension artérielle.

Si les effets nocifs de ces formes de travail sont clairement établis, impossible, en revanche, de mesurer leur impact sur l'espérance de vie. « On sait calculer la dépense énergétique induite par la montée dans une grue ou le transport de charges lourdes, ou évaluer la charge mentale d'une activité. On est donc en mesure de calculer la pénibilité en temps réel d'une tâche. Mais quand il s'agit de déterminer à partir de quel niveau d'exposition, de quelle durée et à quel âge il y a des retentissements sur la santé et de quelle ampleur, on est dans le flou », explique Gérard Kreutz, chercheur au laboratoire de physiologie du travail de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Une analyse à laquelle souscrit Francis Derriennic. « Il n'est pas possible de s'orienter vers une mesure trop calibrée des différentes expositions professionnelles. Comment calculer, pour chaque sujet, la quantité de vibrations subies ou de charges soulevées pendant une carrière professionnelle ? »

Pas de dispositif parfait

Ceux qui croyaient possible de calculer, au mois près, l'âge équitable de départ en retraite d'une infirmière ou d'un cuistot en fonction de leur déroulement de carrière en seront pour leurs frais. « On n'obtiendra pas un dispositif parfait, à l'objectivité désincarnée, concède Serge Volkoff, du Creapt. Mais les connaissances scientifiques sont suffisantes pour affirmer que tant d'années d'exposition à telle ou telle contrainte méritent quelque chose en matière de cessation d'activité. Même si on ne sait pas le calculer avec un pied à coulisse, on peut au moins prendre des mesures plus justes que l'absence de mesures. »

La prise en compte des critères de pénibilité semble d'autant plus nécessaire pour certains métiers qui ont une fâcheuse tendance à concentrer les expositions. « Le cumul de contraintes a des effets multiplicateurs, et pas simplement additionnels, sur la morbidité », note Annie Touranchet. D'après la dernière enquête sur les conditions de travail effectuée par la fondation de Dublin, 38 % des ouvriers déclaraient être soumis à six critères ou plus de pénibilité (station debout, posture fatigante, port de charges lourdes, mouvements douloureux, etc.) contre seulement 1,6 % des cadres et 11,5 % des employés. Autre enseignement, tiré des travaux de la Dares : 54 % des ouvriers soumis au bruit souffrent aussi de l'exposition à des vibrations, 65 % de contraintes articulaires, 72 % du port de charges et 92 % de contraintes posturales…

TMS, pertes auditives…

« Bruit, vibrations, intempéries, port de charges, postures pénibles… L'ouvrier du BTP qui se sert d'un marteau-piqueur cumule quasiment tous les ingrédients qui permettent de considérer son activité comme pénible, constate Francis Derriennic. Avec, à la clé, des TMS, des pertes auditives, voire des problèmes de souffrance mentale. » Les populations les plus concernées par la pénibilité ? Les désamianteurs, les infirmières, les femmes de ménage, les ouvrières des conserveries de poisson, les plombiers chauffagistes ou les désosseurs. Mais pas les profs, qui, au printemps dernier, arguaient pourtant de la pénibilité de leur métier pour refuser tout allongement de leur durée de cotisation. « Dans leur activité, rien ne rentre dans les critères qui méritent un départ anticipé », assène Francis Derriennic.

Reste à concevoir un dispositif qui intègre la pénibilité dans l'âge du départ à la retraite. « Comme pour l'amiante, on pourrait imaginer un mécanisme permettant de valider un trimestre supplémentaire par année d'exposition », indique Franck Urbaniak, de FO. « Nous revendiquons la validation d'un trimestre supplémentaire par type d'exposition, en fonction d'une grille de pénibilités reconnues », abonde Mijo Isabey, de la CGT. La CFDT préconise un système de points complémentaires individuels, transférables d'une entreprise à une autre, permettant de partir plus tôt.

Des solutions qui nécessitent de créer des outils pour reconstituer les carrières des salariés. Pas facile, à l'heure où les trajectoires professionnelles sont de moins en moins linéaires. Autre question épineuse : le financement d'un tel dispositif. « Il faut s'en tenir à une liste très réduite d'activités donnant droit à une retraite anticipée, plaide un expert. Car, sinon, personne ne voudra payer. Ni l'État, qui veut sortir des préretraites, ni les entreprises, ni les salariés. » En contrepartie, les spécialistes réclament une politique ambitieuse de prévention et d'amélioration des conditions de travail. Au risque, sinon, de voir les salariés vieillissants exclus des dispositifs de retraite anticipée se diriger plus massivement vers le chômage de fin de carrière, les pensions pour invalidité ou les arrêts maladie.

Des négos plus qu'ardues

Branle-bas de combat dans les syndicats. À la CFDT, la CGT ou FO, des équipes de travail se mettent en place pour affiner les stratégies en vue de la négociation à venir sur la pénibilité. « On veut commencer les négos début janvier pour aboutir à un accord-cadre en juin 2004. Ce qui laisserait aux branches dix-huit mois pour discuter au plus près du terrain », avance Rémi Jouan, responsable du dossier à la CFDT. Un tel calendrier paraît bien optimiste, au vu du peu d'enthousiasme que le dossier suscite au Medef, comme dans les fédérations du BTP, de la métallurgie ou du textile. « On est en pleine réflexion. On va fixer un cadre, mais seulement un cadre car le dossier concerne d'abord les branches », explique le Medef, sans s'avancer sur la date d'ouverture du chantier.

Sur ce dossier, plusieurs écueils redoutables attendent les partenaires sociaux. Le premier d'entre eux est de trouver le bon niveau d'articulation entre l'interprofessionnel et les branches.

Si ces dernières sont mieux placées pour définir concrètement les activités pénibles, seul le premier est à même de garantir un traitement égal pour tous les salariés, quel que soit leur secteur d'activité. Deuxième écueil, le financement. Pas encore débarrassés du poids financier des préretraites, les pouvoirs publics, qui viennent de supprimer le volet général des préretraites Cats, n'ont aucune envie de supporter ce coût supplémentaire. Quant aux entreprises, il n'est pas sûr que l'idée d'instaurer, comme le suggèrent les syndicats, une surcotisation variable selon le degré de pénibilité des postes de travail (sur le modèle de la branche AT-MP) leur agrée. Dernier écueil, s'en tenir à la seule réparation financière. Sans un volet ambitieux concernant l'amélioration des conditions de travail, un éventuel accord serait très incomplet.

Auteur

  • Stéphane Béchaux