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Enquête

TOUS COUPABLES DU DÉFICIT DE LA SÉCU

Enquête | publié le : 01.11.2003 | Valérie Devillechabrolle, Isabelle Moreau

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Part de la consommation médicale dans le PIB (en %)

Crédit photo Valérie Devillechabrolle, Isabelle Moreau

30 milliards de trou en cinq ans… L'assurance maladie est au plus mal. Les responsables ? Les assurés qui consomment à gogo, mais aussi les médecins qui prescrivent à tout-va, les hôpitaux qui refusent de se restructurer et les labos qui lancent de pseudo-innovations pour préserver leurs profits.

Cette année encore, les sages de la Cour des comptes ont attrapé un coup de sang à la lecture des comptes de l'assurance maladie. Alors que les parlementaires avaient, cette fois-ci, prévu large en fixant à + 6,5 % l'objectif national de dépenses de santé (Ondam) en 2002, les remboursements ont crevé tous les plafonds, avec plus de 3,9 milliards d'euros de dépassements et, au final, un déficit record de 6 milliards. Malheureusement, pour les finances publiques, le pire est encore à venir ! Car le régime a poursuivi sa course folle en 2003, avec un trou de près de 11 milliards d'euros attendu d'ici à la fin de l'année. Et il devrait continuer sur sa lancée en 2004 avec un gouffre de près de… 14 milliards, si l'on en croit les projections de la Commission des comptes de la Sécurité sociale.

Finalement, la facture est proprement vertigineuse : entre 1997 et fin 2003, l'assurance maladie aura cumulé un déficit de près de 30 milliards d'euros. De quoi donner le vertige, y compris aux plus blasés des spécialistes de la Sécu. À l'instar de Gilles Johanet, l'ancien directeur de la Caisse nationale d'assurance maladie, qui vient de prendre la direction des activités santé des AGF : « L'ampleur du déficit actuel de l'assurance maladie est hors norme : ce qu'on aura à couvrir fin 2004 représente près de trois fois ce que devait éponger le plan Juppé de 1995 ! » Quant à combler ce gouffre abyssal par une hausse classique des cotisations, inutile d'y compter. Jusqu'en 2007, année de la prochaine échéance présidentielle, « il faudrait y consacrer 3 points de CSG supplémentaires ou encore 11,7 points de cotisation pour espérer le couvrir », s'exclame Gilles Johanet. Et encore ! « Le régime retomberait illico dans le rouge juste après », précise-t-il.

Pas question, toutefois, d'affoler les Français par des perspectives aussi alarmantes, à quelques mois des élections régionales, puis des européennes. Si bien que, en lieu et place du remède de cheval escompté, Jean-François Mattei, le ministre de la Santé, s'est contenté d'annoncer, dans son projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2004, « une stabilisation des comptes de l'assurance maladie ». Par le biais d'un très classique plan de replâtrage, combinant hausse du tabac, déremboursement de médicaments et relèvement du forfait hospitalier. Un de plus. Car, depuis 1977, pas moins de 16 plans de sauvetage de la Sécu ont été mis en œuvre, en moyenne un tous les dix-huit mois.

Pour le locataire actuel de l'Avenue de Ségur, l'essentiel de la détérioration des comptes du régime provient du « classique effet de ciseau » généré par la détérioration de la conjoncture économique (le ralentissement des hausses de salaires et l'atonie de l'emploi se répercutant sur les rentrées de cotisations sociales et de CSG), lequel se serait traduit par un manque à gagner de près de 3 milliards d'euros en 2003. Une explication rassurante… mais contredite par la Cour des comptes dans son dernier rapport annuel sur l'application des lois de financement de la Sécurité sociale : « Le déficit actuel de l'assurance maladie ne résulte pas essentiellement du fléchissement des recettes, contrairement à ce qui avait été observé en 1992-1993, mais de l'accélération des dépenses, tenant à un ensemble de décisions publiques et aux dysfonctionnements plus profonds de la régulation. Il en résulte que, même le retour d'une croissance forte ne suffirait pas à rétablir l'équilibre. »

Un système terriblement inflationniste

Qualifiant l'argumentation du ministre de la Santé de « pathétique », Gilles Johanet estime, grosso modo, à « un tiers » le poids de la conjoncture dans le déficit de l'assurance maladie. Reste à expliquer les deux tiers restants… Difficile de nier la hausse « inéluctable » des dépenses sous l'effet du vieillissement des Français. Et pas seulement en raison de l'augmentation du nombre des plus âgés. Une étude de la Cnam vient de montrer qu'à âge égal les plus de 75 ans consommaient en 2000 deux fois plus de soins médicaux que huit ans plus tôt. Impossible aussi de faire l'impasse sur le surcoût induit par le progrès médical. Restent les dérives d'un système qui dépense sans compter. La Cour des comptes pointe en effet « la contradiction de plus en plus marquée entre le volontarisme dans la fixation des objectifs et l'incapacité de mettre en œuvre des dispositifs de régulation ».

Notre système de santé est en effet terriblement inflationniste. Les assurés peuvent choisir librement leur médecin, généraliste ou spécialiste, ou leur hôpital, public ou privé, en changer quand ils le veulent, prendre rendez-vous autant de fois qu'ils le souhaitent, tout en bénéficiant d'un taux de remboursement parmi les plus élevés au monde (environ 97 % des frais hospitalier set 75 % des frais médicaux).

Rémunérés à l'acte, les médecins libéraux jouissent d'un droit de tirage quasi illimité, la Sécu remboursant consultations et ordonnances les yeux fermés. Les mécanismes de reversement d'honoraires prévus en cas de dérapage ayant été invalidés par le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, la Cnam ne dispose plus que de l'arme tarifaire, inefficace puisque les médecins peuvent la contourner en multipliant les actes médicaux.

Les hôpitaux performants asphyxiés

Les dépenses du secteur hospitalier sont en principe contenues. « Les pouvoirs publics ont longtemps cru qu'une contrainte économique globale imposée (via un système d'enveloppes fermées) conduirait les hôpitaux à mettre en place une organisation plus efficace, remarque Pierre Volovitch, chercheur à l'Ires. C'est illusoire, sauf à penser que les rapports de force internes puissent naturellement conduire à une meilleure organisation. » Faute d'une restructuration de la carte hospitalière conduite avec suffisamment de détermination, l'enveloppe budgétaire est éparpillée dans un trop grand nombre de services et d'établissements et ce sont les hôpitaux les plus performants, donc les plus sollicités, qui se retrouvent asphyxiés. Résultat : les pouvoirs publics doivent périodiquement lâcher du lest pour calmer la grogne du personnel hospitalier. Reste l'envolée des dépenses pharmaceutiques : trente ans d'administration des prix se sont révélés incapables de réguler tant les volumes prescrits que l'offre pléthorique de pseudo-nouveaux médicaments.

La dilution des responsabilités entre l'État et les partenaires sociaux qui cogèrent l'assurance maladie n'arrange rien. L'absence de clarification joue un rôle clé dans l'inertie du système et son pilotage à courte vue. En dépit de la pauvreté de ses moyens, le pouvoir du ministère ne cesse de se renforcer. En plus d'avoir déjà la haute main sur les dépenses hospitalières et pharmaceutiques, l'État s'est arrogé la régulation des dépenses des cliniques privées et des soins de ville. Dans cette répartition des tâches, les partenaires sociaux, gestionnaires historiques de la Sécurité sociale, n'ont à présent que la portion congrue : la négociation des honoraires des professionnels de santé. Mais les dés sont pipés. Le paritarisme, « véritable héritage du passé, ne fonctionne pas », assène Jean de Kervasdoué, économiste de la santé et professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Il est surtout devenu terriblement bancal depuis que le Medef pratique la politique de la chaise vide à la Cnam.

Aiguillonné par une Commission européenne au bord de l'apoplexie face à l'ampleur du déficit public français, le gouvernement est au pied du mur. La dérive des comptes de l'assurance maladie est telle qu'il est aujourd'hui acculé à réorganiser le système en profondeur, à le réformer structurellement. Tenté de rééditer la méthode qui lui a plutôt réussi pour faire passer sa réforme des retraites, Jean-Pierre Raffarin s'est donné de l'air en fixant au 14 juillet 2004 la date butoir de sa réforme de l'assurance maladie. Le temps de mener une concertation, puis une négociation avec les partenaires sociaux et les professionnels de la santé, sur la base d'un diagnostic établi par une sorte de clone du Conseil d'orientation des retraites, le Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, tout nouvellement installé.

La question taboue du panier de soins

D'ores et déjà, une chose est sûre, le gouvernement entend engager une réflexion sur la question taboue du panier de soins. C'est-à-dire définir ce que la collectivité est toujours prête à prendre en charge et ce qui doit à l'avenir relever de la responsabilité individuelle, donc de l'assurance privée. Jean-Pierre Raffarin a clairement inscrit cette piste sur la feuille de route du Haut Conseil. « Le système n'a pas vocation à tout rembourser », approuve l'économiste de la santé Claude Le Pen. Au grand dam de ceux qui, à l'instar de Pierre Volovitch, voient dans « un discours sur la responsabilisation des consommateurs qui se limiterait à sa dimension financière le germe d'une réduction de l'accès aux soins des plus modestes ».

Les 53 membres du Haut Conseil n'auront pas la tâche facile. Le dossier de la santé n'a rien à voir avec celui des retraites, ses évolutions démographiques gravées dans le marbre et ses leviers d'action clairement identifiés. Si, à coups d'études, de rapports, de Livre blanc, notre système de soins a été maintes fois passé au crible, « il n'y a pas de consensus sur le diagnostic », observe Claude Le Pen. La diversité des acteurs, la multiplicité des paramètres à prendre en compte, l'enchevêtrement des financements et des responsabilités rendent le dossier d'une rare complexité. Et il ne faudra pas compter sur les experts pour trouver une solution miracle. « Aucun de nous ne sait comment faire », avoue l'un d'eux. Voilà qui promet !

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Isabelle Moreau