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Enquête

TOUCHEZ PAS À MES BÉNÉFICES !

Enquête | publié le : 01.11.2003 | Valérie Devillechabrolle

Prix administrés, génériques, déremboursements… l'État fait feu de tout bois pour limiter la hausse des dépenses. Mais, à coups de copies et de marketing, les labos parviennent à tirer leur épingle du jeu.

Haro sur l'industrie du médicament ! Dans son projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2004, le gouvernement Raffarin sollicite les laboratoires à hauteur de 320 millions d'euros supplémentaires, notamment en modifiant le calcul de la taxe sur leurs dépenses de promotion et en déremboursant partiellement l'homéopathie. Un retour à l'envoyeur puisque, avec plus de 14,4 milliards d'euros remboursés en 2002, la dépense de produits pharmaceutiques prise en charge par l'assurance maladie s'est encore accrue de 6 % l'an dernier. Certes, les industriels ne sont pas les seuls responsables de cette inflation. Entre les effets du papy-boom sur la consommation de médicaments (avec 850 euros en moyenne chaque année, les plus de 65 ans en achètent presque quatre fois plus que les plus jeunes) et la meilleure prise en charge par la Sécurité sociale du traitement de certaines maladies chroniques en plein développement comme le diabète ou l'asthme, la hausse du troisième poste de dépenses de l'assurance maladie est inéluctable. « Il est illusoire de penser que la demande de médicaments puisse descendre au-dessous des 6 à 7 % de croissance annuelle identifiés comme nécessaires », estime l'économiste de la santé Claude Le Pen, qui a réalisé une étude ad hoc pour le syndicat professionnel de l'industrie pharmaceutique, le Leem (Les entreprises du médicament).

Pour ralentir la croissance des dépenses de médicaments, déjà ramenée de 10 % en 1999 à 6 % cette année, l'État fait feu de tout bois. Son arme la plus efficace reste sans conteste l'administration des prix. Chargé de fixer le niveau des prix des 4 500 références de médicaments disponibles dans les officines, notamment au regard de leur efficacité médicale, le Comité économique des produits de santé (Ceps), présidé par un énarque, Noël Renaudin, se comporte en « négociateur très exigeant », constate Jean-Luc Bélingard, président du laboratoire français Ipsen. Ce patron de l'industrie pharmaceutique est bien placé pour le savoir : le prix de certains de ses médicaments dont le service médical rendu avait été revu à la baisse a diminué « de 20 % en trois ans ». Même complainte chez le leader mondial du secteur, l'américain Pfizer. « En matière de tarifs, l'État nous met un véritable pistolet sur la tempe », n'hésite pas à affirmer Jean-Michel Hotton, son directeur pharmaco-économique. Un chantage qui coûterait chaque année à Pfizer « de 1 à 3 % du chiffre d'affaires » réalisé en France. Noël Renaudin rejette ces critiques en rappelant que « l'administration des prix est légitime dans un secteur où ceux qui paient ne sont pas ceux qui prescrivent ».

D'autres mesures ont pesé sur les résultats de l'industrie pharmaceutique. La création de nouvelles taxes (sur les dépenses de promotion ou les surcroîts de volumes vendus) ont rapporté en 2002 quelque 630 millions d'euros dans les caisses de l'État, soit 4 à 5 % du chiffre d'affaires français des laboratoires, précise-t-on au Leem. Mais aussi la promotion des génériques face aux médicaments de marques, ou encore la fin annoncée du remboursement des médicaments les moins efficaces : « Au total, combiné avec la tombée l'an prochain dans le domaine public de brevets concernant certains médicaments vedettes, comme le Mopral, un anti-ulcéreux, ou le Zocor, un anticholestérol, toutes ces mesures vont entraîner au moins 1 milliard d'euros de réfaction de chiffre d'affaires à l'horizon 2006 », se lamente Bernard Lemoine, vice-président du Leem, en s'inquiétant d'un nouveau décrochage de compétitivité de l'industrie pharmaceutique française par rapport aux multinationales du secteur. Des entreprises florissantes qui affichaient en 2002 des rentabilités après impôts de l'ordre de… 25 %.

Une industrie très rentable

Avec 6 % de rentabilité nette d'impôts, l'industrie pharmaceutique française semble en effet distancée. Ce secteur n'en demeure pas moins l'un des plus rentables en France, selon les économistes du Sessi, le service des statistiques du ministère de l'Industrie. Car les laboratoires savent défendre leurs intérêts. Quitte à ce que « leur comportement vis-à-vis de l'assurance maladie ressemble parfois à celui d'un éléphant dans un magasin de porcelaine », observe Pierre Chirac, journaliste à Prescrire, la revue médicale indépendante des laboratoires. L'industrie pharmaceutique sait particulièrement bien monnayer ses innovations thérapeutiques dont la substitution à d'autres traitements anciens et peu coûteux, explique, à elle seule, les trois quarts de l'augmentation annuelle des dépenses de médicaments. Par cet « effet de structure », pour reprendre le terme officiel des statisticiens, plus de la moitié des remboursements effectués par l'assurance maladie concernent aujourd'hui des médicaments vendus à plus de 15 euros l'unité, selon Medicam, la dernière étude réalisée par la Cnam. Un surcoût que les laboratoires justifient par des coûts de recherche qui, selon Jean-Michel Hotton, de Pfizer, « ont quasiment doublé en dix ans ».

Reste que si l'innovation coûte cher (les laboratoires français y ont consacré plus de 12 % de leur chiffre d'affaires l'an passé), elle peut se transformer en véritable jackpot. Par exemple, quand elle permet de s'exonérer partiellement de l'administration des prix. Les nouveaux traitements sont en effet souvent diffusés en avant-première à l'hôpital où les prix sont libres. Une liberté tarifaire qui peut se révéler coûteuse, le prix unitaire de certains traitements atteignant parfois plusieurs dizaines de milliers d'euros. Les labos ne s'y sont pas trompés : en cinq ans, leur chiffre d'affaires réalisé à l'hôpital s'est accru de plus de 64 % quand celui des dépenses remboursables ne progressait que de la moitié.

Forte pression des labos américains

Face à l'invasion de produits innovants, la marge d'action du Ceps est réduite. D'abord parce que les grands laboratoires américains, à l'origine de la moitié des nouveaux médicaments mis sur le marché, exercent une forte pression sur les pouvoirs publics. Et, comme l'opinion publique ne tolère pas d'être privée d'une innovation thérapeutique majeure, « les laboratoires se retrouvent en capacité d'imposer un prix de monopole pour cette catégorie de produits », reconnaît Noël Renaudin, le président du comité. Une pratique officialisée par le dernier accord-cadre conclu en juin dernier entre l'État et l'industrie du médicament. Sous réserve, toutefois, que le prix proposé en France soit cohérent avec celui pratiqué dans les autres pays européens. Reste que cette « petite fenêtre libérale », aux yeux de Bernard Lemoine, ne devrait concerner que moins de 5 % des nouveaux médicaments mis sur le marché, soit 15 % du chiffre d'affaires du secteur en rythme de croisière.

Mais même lorsqu'ils n'ont à offrir que des innovations mineures, les laboratoires savent en tirer le meilleur profit. « Les révolutions thérapeutiques ne sont pas les seules à avoir de l'importance. Les autres ont aussi leur utilité médicale et même financière, d'ailleurs », plaide Jean-Michel Hotton, en faisant référence à certains traitements anticancéreux par voie orale susceptibles d'éviter des journées d'hospitalisation au malade. « Encore faut-il s'entendre sur la notion d'innovation, rétorque Pierre-Jean Lancry, directeur délégué aux risques de la Cnam. Car les laboratoires ont un peu tendance à considérer que même un simple changement de conditionnement constitue une nouveauté justifiant un remboursement plus élevé. » Et de citer le cas du laboratoire Lilly qui, pour compenser la perte de chiffre d'affaires liée à la tombée dans le domaine public de son antidépresseur vedette, le Prozac, vient d'en sortir une nouvelle version… en sachet soluble.

De façon générale, les laboratoires ne sont pas restés les bras ballants face au développement volontariste des prescriptions de médicaments génériques depuis deux ans. La Cnam dénonce ainsi « les nouvelles stratégies de contournement des génériques » mises en œuvre en matière de commercialisation de nouveaux produits. Une stratégie qui se développe aussi en amont par l'intense lobbying des laboratoires mené actuellement auprès de la Commission européenne et visant à rallonger de une à plusieurs années les délais de protection des études cliniques des médicaments : « Si l'industrie pharmaceutique obtenait gain de cause dans le cadre des projets de directive et de règlement sur le médicament, sur cette mesure protectionniste, cela reviendrait à freiner la production et la diffusion des génériques en Europe », se désole Antoine Vial, porte-parole du Collectif Europe Médicament, qui rassemble des représentants des mutuelles et des associations d'usagers pour tenter de contenir ce lobbying.

Une prolifération de copies, les « me too »

Autre dérive coûteuse pour l'assurance maladie : la capacité des laboratoires à inonder le marché en nouveaux produits sans que le surcroît d'efficacité par rapport aux traitements existants soit clairement établi. « Si la réglementation prévoit que nous nous assurions de la sûreté et de l'efficacité d'un nouveau produit par rapport aux traitements existants, elle ne nous impose pas de la mesurer par rapport à celle de son concurrent le plus novateur », reconnaît Emmanuelle Vargon, directrice adjointe de l'Agence française du médicament, chargée d'autoriser les mises sur le marché. Conséquence, « neuf nouveaux médicaments sur dix mis aujourd'hui sur le marché sont en réalité des médicaments de copie, les fameux me too », explique encore Antoine Vial.

Pour l'industrie du médicament, cette prolifération de copies ne constitue pas un problème. « Dans un marché globalement insatisfait, tout le monde a sa chance », explique Jean-Luc Bélingard, le président d'Ipsen, en invoquant des différences de dosage ou des produits qui s'adressent à des sous-populations particulières. « En lançant tous ces me too, les laboratoires ne cherchent pas seulement à se partager un nouveau marché, mais aussi à l'augmenter autant que faire se peut », souligne Claude Béraud, conseiller médicament du président de la Mutualité française, citant le cas des statines, un traitement anticholestérol largement consommé par les Français. « Si l'on se fiait aux argumentaires des laboratoires, l'immense majorité des Français devrait en prendre, même si, en raison de ses habitudes alimentaires, la France est encore l'un des pays parmi les moins touchés par les maladies cardiovasculaires », tonne l'ancien président de la Commission de la transparence, chargé d'évaluer l'amélioration de l'efficacité rendue par les nouveaux médicaments. Pas étonnant, dans ces conditions, que les Français aient été sacrés champions du monde de la consommation de gélules par l'OCDE, avec une dépense deux fois plus importante que celle des autres pays.

« En matière de bon usage des médicaments, l'industrie peut mieux faire », plaide Jean-Luc Bélingard, président d'Ipsen. Sa politique commerciale est directement en cause. « Toute la promotion est organisée de façon que ce soit la dernière forme de mise sur le marché, et donc la plus chère, qui soit prescrite », dénonce depuis plusieurs années déjà Jean-Pierre Davant, le président de la Mutualité française. Une pratique qui n'étonne pas Gérard Viens, professeur d'économie de la santé à l'Essec : « Un industriel est un industriel. À partir du moment où l'université ne se charge pas d'éduquer le médecin au bon usage des médicaments, il ne faut pas reprocher aux laboratoires de le faire… à leur manière. »

Un marteau pour écraser une mouche

Le risque est de « voir ces derniers prescrire un marteau pour écraser une mouche », rétorque Pierre-Jean Lancry, de la Cnam, en citant le cas du Mopral, la Rolls-Royce des médicaments anti-ulcéreux, dont le remboursement aura coûté la bagatelle de 450 millions d'euros en 2002 à l'assurance maladie : « Combien de fois a-t-il été prescrit en lieu et place d'un simple pansement gastrique ? » s'interroge le directeur délégué aux risques. Un argument que réfute vigoureusement Jean-Michel Hotton, du laboratoire Pfizer, car « il revient à prendre les médecins pour des imbéciles ».

Mais les médecins ne sont pas les seules cibles marketing des laboratoires. Surfant sur « l'énorme besoin d'information » en matière de santé, comme en témoigne le succès des sites Internet d'information grand public, les labos dépensent des fortunes pour satisfaire les patients. Ils y consacrent des budgets largement supérieurs à ceux de la recherche. « Les moyens marketing destinés au grand public sont extrêmement efficaces. Ils représentent 1,5 million de fois le coût d'une campagne institutionnelle de maîtrise des dépenses de santé », se désespère Antoine Vial. Il suffit de mesurer la vitesse à laquelle les nouveaux médicaments se répandent : un an de commercialisation aura suffi pour que l'Inexium, un dérivé du Mopral, se hisse dans les cent plus gros remboursements de la Cnam, tandis que le Tahor, une… statine, n'en aura mis que cinq pour devenir, avec 300 millions d'euros remboursés en 2002, le deuxième plus gros poste de dépenses de médicaments. Autant dire que la lutte contre le Goliath de l'industrie pharmaceutique est bien mal engagée.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle