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Enquête

TOUCHEZ PAS À MA LIBERTÉ !

Enquête | publié le : 01.11.2003 | Valerie Devillechabrolle

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Évolution du volume des indemnités journalières (base 100 en 1997)

Crédit photo Valerie Devillechabrolle

De plus en plus soucieux de leur santé, les Français usent et abusent d'un système caractérisé par une offre médicale surabondante, une totale liberté d'accès aux soins et la quasi-gratuité de la consommation.

Toujours plus ! Réunis pour la présentation des comptes de leur régime complémentaire santé, les élus du comité d'entreprise de cette société tertiaire parisienne découvrent, avec effarement, que les dépenses des salariés ont, en 2002, et pour la troisième année consécutive, crevé tous les plafonds : + 15 % en moyenne, avec des pointes à + 33 % pour les soins dentaires et + 26 % pour les frais d'hospitalisation. Si une partie de la dérive est liée au passage à 20 euros du tarif de consultation des généralistes, au déremboursement de certains actes, voire au désengagement de la Sécurité sociale au profit des régimes complémentaires, cela n'explique pas tout. Comme rien dans la sociologie de cette entreprise, composée essentiellement de jeunes cadres, citadins, majoritairement féminins, ne justifie une brutale augmentation des dépenses de santé, il faut bien se rendre à l'évidence : la quasi-gratuité des soins dope leur consommation, en dépit des 20 % de hausse de cotisation pratiquée en deux ans.

Un phénomène observé dans l'ensemble de la population française, si l'on en croit Jean de Kervasdoué, professeur d'économie de la santé au Conservatoire national des arts et métiers : « 90 % de la population est encore insensible au prix des biens et services médicaux », explique l'ancien directeur des hôpitaux. Pis, se désole Didier Sicard, chef d'un service de médecine générale à l'hôpital Cochin, « le public ne montre pas l'ombre d'un intérêt pour le coût de la santé ». Difficile à avaler alors qu'une journée d'hospitalisation coûterait en moyenne 1 500 euros !

À la décharge des Français, il faut dire que personne n'a cherché à éclairer leur lanterne. « L'école ne dispense pas d'éducation à la santé et il n'y a aucune politique de prévention digne de ce nom », estime Gérard Viens, qui enseigne l'économie de la santé à l'Essec. De leur côté, les gouvernements, celui d'Alain Juppé en tête, n'ont rien fait pour sensibiliser les patients aux dérives de cette totale liberté des soins. D'entrée de jeu, « ils ont posé en postulat de leurs réformes successives que celles-ci soient indolores pour les patients », observe Claude Le Pen. L'assurance maladie n'a pas non plus facilité la prise de conscience des assurés en diminuant considérablement les sommes qu'ils doivent avancer pour leurs frais médicaux par l'augmentation des prises en charge à 100 %, la généralisation du tiers payant en pharmacie ou encore la multiplication des cartes de santé. Avec la bénédiction des municipalités, soucieuses du bien-être de leurs chers électeurs.

Résultat, les Français se comportent comme s'ils disposaient d'un droit de tirage illimité sur l'assurance maladie. À l'instar de Jacqueline, une paisible retraitée, originaire de Troyes. Ressentant depuis deux mois des douleurs abdominales, elle a déjà effectué deux visites chez son généraliste, trois analyses médicales, une consultation chez le chirurgien qui l'a opérée l'an passé d'une appendicite, lequel lui a bien évidemment prescrit un scanner. Le tout bien entendu sans bourse délier. Mais comme la cause de ses douleurs n'a toujours pas été établie, un nouveau rendez-vous a d'ores et déjà été pris avec le chirurgien… Difficile de lui faire grief de cette débauche de frais quand on sait à quel point l'angoisse face à la maladie modifie la perception des patients en les plaçant dans un état de vulnérabilité et de dépendance face aux médecins. « Qui prescrit autant d'examens ? Le malade ou le praticien ? Et lequel des deux doit faire œuvre de pédagogie ? » interroge Jacques Mopin, de l'UFC-Que choisir.

Les certificats médicaux pour le prof de judo

Puisque la Sécu et la mutuelle remboursent de concert, pourquoi se priver de prendre rendez-vous chez un médecin dont les honoraires sont libres pour récupérer un certificat médical exigé par un professeur de judo ? Cette forme de désinvolture vaut évidemment pour la consommation de médicaments. Plus de 40 % des boîtes de pilules qui encombrent l'armoire à pharmacie des Français proviennent de prescriptions qui n'ont pas été menées à terme. Enfin, combien de médecins n'ont-ils pas été dérangés, le dimanche soir, « après le film », pour venir examiner à domicile, séance tenante, le petit dernier, sujet à une simple montée de fièvre ? À l'hôpital, l'attitude des assurés est, elle aussi, guidée par cette liberté presque totale. L'envahissement des urgences à 80 % par des patients présentant de simples bobos au corps ou à l'âme en témoigne. De façon encore moins acceptable, combien de patients, rassurés sur leur état de santé, oublient de récupérer les résultats de leurs examens médicaux ou encore n'annulent pas les rendez-vous pris ? « C'est relativement fréquent à l'hôpital public », reconnaît Jean Wills, responsable des relations avec les usagers de l'hôpital européen Georges-Pompidou. Selon l'étude qu'il a menée à l'échelle d'une consultation, environ un patient sur cinq ou six ne se présente pas à son rendez-vous. Un manque de savoir-vivre d'autant plus agaçant que les mêmes se montreront intraitables à l'égard du moindre retard de diagnostic ou du plus petit dysfonctionnement hôtelier de l'hôpital… Certains professionnels hospitaliers en viennent même à regretter que la nouvelle législation renforçant le droit des malades ne se soit pas accompagnée d'un volet « devoirs ».

Quand « la médecine peut tout »

À la décharge des patients, les professionnels de santé ne sont pas en reste pour leur faire croire que « la médecine peut tout ». « Combien de gens nuisent à leur santé avec un mode de vie nocif, une forte consommation de tabac ou une mauvaise hygiène alimentaire, par exemple, avec l'illusion que la médecine pourra réparer tous les dégâts », s'inquiète Didier Sicard, de l'hôpital Cochin. Et de citer le cas de patients qui prennent délibérément des risques dans leurs pratiques sexuelles sachant qu'ils auront toujours la possibilité d'obtenir gratuitement une trithérapie préventive d'un mois. Sans jamais se soucier des 1 000 euros que coûte, à l'unité, ce traitement de luxe. Dans le même ordre d'idées, « médecins et patients sont de plus en plus incités à privilégier les traitements des symptômes, à défaut de s'attaquer aux racines du mal. Que celles-ci soient d'origine professionnelles, familiales ou psychiatriques », explique par exemple le docteur Didier Ménard, ex-président de la coordination des réseaux et généraliste dans la cité des Francs-Moisins.

La surconsommation de soins est aussi intimement liée à une évolution des modes de vie. « Vivre le plus longtemps possible en bonne santé est devenu la quatrième principale exigence des ménages après l'alimentation, le logement et la communication, et sans doute même bientôt la première », se félicite Jean-Luc Bélingard, président du laboratoire pharmaceutique Ipsen. « Personne n'accepte plus le moindre dérèglement de son corps », observe, pour sa part, Jean de Kervasdoué. Sachant que les professionnels ne sont pas les derniers à apporter une réponse, quand ils ne la devancent pas en en suggérant le besoin aux patients. « Nous assistons à la prolifération de traitements au nom de l'utilité sociale ou de la qualité de vie », s'insurge Claude Béraud, le conseiller médicament du président de la Mutualité française. C'est ainsi que le syndrome typiquement français des « jambes lourdes » a longtemps fait le bonheur des fabricants hexagonaux de veinotoniques. Désormais exclus du champ des remboursements.

L'ultime caractéristique des consommateurs français de santé est leur appétence pour la nouveauté. « Tout se passe comme si l'accès à la plus haute technologie médicale ou au dernier médicament à la mode constituait un droit inaliénable », observe Pierre-Jean Lancry, directeur délégué aux risques de la Cnam. Avec, là encore, la bénédiction des professionnels de santé. Difficile d'incriminer seulement le patient quand l'ensemble de la chaîne de santé est complice…

Des arrêts maladie à rallonge
Papy-boom oblige, les arrêts de plus de trois mois explosent

Avant de peser sur les régimes de retraite, le papy-boom a commencé de plomber celui des indemnités journalières de la Sécu. Tandis que, sous l'effet du ralentissement de la croissance, la progression des arrêts de travail de courte durée s'est sensiblement ralentie depuis 2002, le nombre des arrêts maladie de plus de trois mois s'est envolé de 20 %, selon les dernières statistiques de la Cnam. La raison ? L'arrivée des baby-boomers dans la tranche d'âge des 55 ans et plus, une catégorie en augmentation de 10 % par an en moyenne depuis 2000. Avec 57 jours d'arrêts maladie en moyenne par an, cette catégorie de salariés perçoit des indemnités journalières durant une durée trois fois supérieure à celle des moins de 40 ans. Les cadres sont apparemment les plus usés, avec une durée d'arrêts de travail, en moyenne, de dix jours supérieure à celle des ouvriers. Indépendamment de la dégradation de l'état de santé de la main-d'œuvre dont elle est le signe, cette augmentation du volume des indemnités journalières ne manque pas d'inquiéter les administrateurs de l'assurance maladie. Ceux-ci redoutent en effet que cet alourdissement des charges du régime ne soit aussi une conséquence de la fermeture progressive des dispositifs de préretraite et du durcissement des conditions d'indemnisation des plus âgés…

Auteur

  • Valerie Devillechabrolle