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Vie des entreprises

L'inquiétant bric-à-brac du harcèlement moral

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.10.2003 | Frédéric Rey

Depuis qu'une loi de 2002 en a fait un délit, sans en donner une définition explicite, le harcèlement moral est mis à toutes les sauces. Les salariés l'invoquent pour dénoncer une situation de stress, un management autoritaire ou la pression du court terme… Résultat : le contentieux s'envole et un climat détestable s'est installé dans un certain nombre d'entreprises.

Chalezeule, dans le Doubs, est sous le choc. En l'espace d'un an, un retraité du supermarché Carrefour et deux salariés en activité ont mis fin à leurs jours. En mai dernier, à l'annonce du troisième suicide, la douleur laisse la place à la colère au sein du personnel, qui se met en grève. Certains évoquent la pression, les brimades, et finissent par prononcer le verdict : harcèlement moral. « Tout le monde était sous le coup de l'émotion. Nous avons parlé un peu vite », avoue aujourd'hui, embarrassé, un représentant du personnel. Lequel reconnaît qu'il ne s'agissait que d'une malheureuse coïncidence. L'Inspection du travail n'a d'ailleurs pas fait d'enquête et aucune organisation syndicale n'a porté plainte.

Au Carrefour d'Athis-Mons, en région parisienne, six cadres ont en revanche assigné leur entreprise aux prud'hommes d'Évry pour harcèlement. « Cela n'a rien à voir, précise Jean-Luc Masset, le directeur des ressources humaines. Sur ces six cadres, deux sont en arrêt longue maladie, deux ont été licenciés pour inaptitude et deux autres pour insuffisance professionnelle. Jamais ces personnes n'avaient jusqu'alors évoqué des pratiques de harcèlement. » Jugement le 22 octobre prochain.

Dans de nombreux conflits du travail, collectifs ou individuels, le harcèlement moral est devenu un leitmotiv. L'origine de ce phénomène ? L'énorme succès du livre de Marie-France Hirigoyen, paru en 1998, qui a fait mouche dans l'opinion publique. La psychiatre reçoit des centaines de témoignages de salariés persuadés d'être harcelés. Les sondages, les émissions de télévision sur le sujet se multiplient. Le harcèlement devient une évidence, comme si les souffrances grandissantes dans le monde du travail n'avaient pas eu, jusqu'à présent, de mots assez forts pour les exprimer. En 2002, les parlementaires décident de punir les auteurs de telles pratiques, qui risquent désormais un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende. Mais la loi n'apporte aucune définition claire au harcèlement, ouvrant la voie aux interprétations les plus larges.

Certes, près de deux ans après son adoption, les plaintes au pénal sont encore rares. Mais il n'en est pas de même aux prud'hommes. « Dans les prétoires, il n'y a plus une plaidoirie qui ne soit saupoudrée de harcèlement. C'est devenu la tarte à la crème qui vient s'ajouter à d'autres griefs », souligne Marie-Blandine Lampe, DRH et conseillère prud'homale dans la section encadrement à Paris. L'avocat Philippe Ravisy, qui a fait de ce thème porteur sa spécialité, reçoit une pléthore de plaintes. Mais toutes ne retiennent pas son attention : « Beaucoup affirment être persécutés dans leur travail. Si la souffrance est bien réelle, le harcèlement insidieux de la personne perverse représente à peine 2 % des cas. »

En dehors des cas avérés de harcèlement moral, ce terme fourre-tout est invoqué en cas de stress, de pression du court terme, de répression syndicale, ou simplement en présence d'un management autoritaire. « Tout est mis sur le même plan », regrette Stéphanie Savel, codirigeante d'ASG. Avec une troupe de théâtre, les consultants de ce cabinet ont monté une pièce intitulée Harcèlement mutuel, jouée devant des sociétés et CE. Son but est de montrer à travers des saynètes la perméabilité de la frontière entre le harcèlement et d'autres situations. À la fin du spectacle, chacun est invité à dire s'il y a ou non harcèlement. Sans surprise, les résultats sont très partagés.

Suspicion généralisée

Certains experts n'ont pas manqué de pointer les pièges de ce nouveau délit. Tiennot Grumbach, avocat prosalariés, craint la dérive vers une interprétation psychopathologique de la relation de travail. Le sociologue et philosophe Jean-Pierre Le Goff dénonce le caractère approximatif de la notion : « Le harcèlement moral met des mots sur les maux, mais ces mots ne sont pas forcément les plus appropriés pour prendre du recul et comprendre ce dont il est question », explique-t-il, avant d'en pointer la contradiction : « À sa façon, le harcèlement porte témoignage d'un mal-être dans les rapports sociaux, en même temps qu'il y participe et le renforce. »

Parmi les écueils, le risque est grand de sombrer dans un climat de suspicion généralisée. « Le Code du travail parle de harcèlement résultant d'agissements répétés. Est-ce le cas lorsqu'on donne de moins en moins de travail à un salarié incompétent ? s'interroge Juliette, cadre dans le service communication d'une compagnie d'assurances. Ma secrétaire bosse mal. Comme je dois systématiquement repasser derrière tout ce qu'elle fait, je lui confie donc de moins en moins de tâches. Or je la soupçonne aujourd'hui de monter un dossier contre moi. C'est totalement pernicieux. »

La charge émotionnelle contenue dans le terme de harcèlement est telle qu'une accusation portée contre une personne, même si elle n'est pas suivie d'une plainte en justice, fait l'effet d'une bombe. Chef d'un service hospitalier de rééducation dans une grande ville, Lucile a été accusée deux fois de harcèlement. « J'ai eu le tort d'éclater en sanglots devant une infirmière qui m'annonçait qu'elle était enceinte. Mais c'était la troisième grossesse que l'on m'apprenait en une semaine. Lorsqu'on connaît les lourdeurs et les difficultés pour remplacer du personnel dans l'hôpital public, il y a de quoi craquer. Le lendemain, poursuit-elle, le mari de cette infirmière m'a fait une leçon de morale et m'a menacée des tribunaux. » Quelques mois plus tard, un médecin revient à l'assaut et traite Lucile de « chef harcelante ». « Cette personne dispose de son mercredi, précise la responsable. Dans l'intérêt du service et pour la stimuler dans son job, je lui ai demandé de consacrer une partie de cette journée à faire des travaux de recherche. Est-ce trop demander à un médecin hospitalier qui travaille quatre jours par semaine sans aucune astreinte que d'en faire un tout petit peu plus ? »

Des dégâts irrémédiables

La simple évocation du harcèlement fait frémir bien des directions. Cela n'a pas échappé à des salariés peu scrupuleux qui cherchent à se faire licencier avec l'assurance d'une jolie transaction à la clé. « Nous conseillons souvent à nos adhérents de transiger et certains salariés le savent bien », souligne Michel André, conseiller prud'homal du Medef à Nanterre.

C'est ce qui a valu à Éléonore d'être accusée de harcèlement. Son employeur, une maison d'édition, lui avait confié la direction d'un important service, avec mission de moderniser l'organisation du travail. « Tout s'est bien passé sauf qu'un an plus tard une personne d'une cinquantaine d'années avec qui les conflits se multipliaient, et qui n'avait pas profité du guichet départ, a voulu s'en aller avec un petit magot. Elle a dit que je la persécutais. Les syndicats ont pris son parti, relayant ses accusations aux réunions du comité d'entreprise. L'affaire a traîné un an avant qu'elle parvienne à ses fins. » Pour cette femme, cadre depuis plus de vingt ans, les dégâts sont irrémédiables : « J'ai perdu le feu sacré. Alors que j'aime la convivialité des rapports humains, je me suis réfugiée dans la gestion administrative en déléguant à mes adjoints les relations directes avec les salariés. Mais ma plus grande déception est l'attitude de ma hiérarchie qui n'est intervenue que pour me reprocher les vagues créées par l'affaire. »

Devant la véhémence de la dénonciation et les sanctions encourues, les encadrants sont gagnés par la peur. En 2000, alors que le délit de harcèlement n'existait pas encore, Irène, responsable de salle de marché dans une grande banque, a eu la mauvaise surprise d'apprendre qu'un jeune trader avait déposé une plainte au pénal contre elle. « J'étais mise en cause pour indignité à la vie, non-assistance à personne en danger et pour être à l'origine d'une tentative de suicide. J'étais mortifiée, mais je n'ai pas accepté de céder en transigeant comme le souhaitait la direction. J'ai voulu que toute la vérité soit faite. » Après un an d'enquête, le juge d'instruction a finalement rendu une ordonnance de non-lieu. Mais, pour Irène, la blessure n'est pas refermée. « Je travaille en permanence avec ce risque en tête d'autant plus que cette loi existe. Désormais, je suis plus distante avec mon équipe, je pèse davantage mes mots, j'évite de plaisanter. Lorsque j'ai une remontrance à faire, c'est en présence d'une tierce personne et la porte grande ouverte. Je suis aussi plus méfiante dans les recrutements. Je mets un veto dès que je sens une trace de fragilité psychologique chez le candidat. »

Des DRH plus vigilantes

Face aux attaques, les cadres cherchent à se protéger quitte à riposter sur le même terrain. « S'il y avait une prochaine fois, souligne Irène, je n'hésiterai pas une seconde à porter plainte à mon tour pour harcèlement. » Les dénonciations peuvent entrer dans une spirale sans fin, comme le montre l'histoire survenue en septembre chez Virgin. Un délégué syndical cégétiste, qui se plaignait de brimades, vient d'être licencié pour… harcèlement envers son supérieur hiérarchique. Et nous n'avons pas encore tout vu. Car le Code du travail ne reconnaît pas seulement le harcèlement dans une relation hiérarchique mais aussi entre collègues. « Quand une personne arrive tous les jours au bureau en saluant toute l'équipe sauf un collègue, y a-t-il persécution ? se demande Didier Dreux, secrétaire adjoint du CE des Mutuelles du Mans. Ce nouveau concept nous demande de jouer une partition de psychologue et d'assistante sociale. »

Le harcèlement interpelle bien sûr les responsables des ressources humaines. « La profession doit être beaucoup plus vigilante, souligne Charlotte Duda, DRH de Stream International et membre de l'ANDCP. Il faut mettre en place des modules de management, demander plus de rigueur dans la fixation des objectifs et apporter des conseils comportementaux. » Mais l'engouement qu'il suscite devrait aussi interpeller leurs interlocuteurs syndicaux. « La plupart des cassont liés aux conditions de travail, analyse Céline Chatelier, responsable pédagogique d'Arefor, un organisme de formation lié à la CFDT. C'est pourquoi, dès la première journée de stage, nous donnons des mots clés pour évacuer cette notion et revenir aux vraies questions. » En ramenant tout dysfonctionnement dans l'organisation du travail à la relation individuelle, psychologique, du salarié avec son supérieur hiérarchique, le harcèlement moral offre souvent une vision tronquée et réductrice des rapports de travail.

Une Madame Antiharcèlement à la mairie de Nantes

Bientôt des Casques bleus pour déminer les conflits individuels ? Le principe d'une médiation commence à faire son chemin dans les entreprises et les services publics. Chez Noos, où il existait une commission d'écoute, le DRH n'exclut pas de recourir à un médiateur. Chez Carrefour, c'est la CFDT qui est demandeuse : « Nous avons besoin d'un interlocuteur spécialisé pour ce nouveau type de problèmes », souligne Serge Corfa, le délégué syndical.

Ils pourront s'inspirer de l'expérience menée par la mairie de Nantes (4 600 agents) qui a créé en 2001 une cellule de médiation. « Au début, explique Dominique Marchesseau, la responsable, ma mission consistait à accompagner les agents en relation avec le public afin de les aider à gérer l'agressivité de certains usagers. Progressivement, j'ai été de plus en plus sollicitée pour des conflits dans le cadre de la relation professionnelle. » La cellule ne chôme pas : 34 dossiers depuis le début de l'année et 6 alertes communiquées par la médecine du travail. « Mon rôle est préventif, explique la fonctionnaire, j'interviens sur demande d'agents mais aussi de cadres avant que la situation ne dégénère vers une accusation de harcèlement. » Un travail délicat pour amener les parties à renouer le dialogue. « Il y a toujours à la base un manque de communication. Les relations s'enveniment souvent parce que les personnes n'ont pas la même vision du travail. » Certaines histoires laissent perplexe : « J'ai eu un conflit où l'un des protagonistes était certain d'avoir reçu une claque, l'autre niait catégoriquement un tel geste… » Entre deux médiations, Dominique Marchesseau circule dans les services pour faire œuvre de pédagogie : « Nous discutons du respect mutuel, du travail en commun, de l'importance de la solidarité. »

Auteur

  • Frédéric Rey