L'Inspection du travail hexagonale est dans le collimateur des libéraux de la majorité, qui aimeraient bien restreindre ses pouvoirs et son champ d'investigation. Pourtant, de la comparaison avec les corps de contrôle, plus spécialisés mais mieux étoffés, qui opèrent chez nos voisins européens, notre police du travail ne ressort pas comme la mieux lotie.
Rentrée mouvementée chez les inspecteurs du travail. Déposée le 13 juin par une quarantaine de députés de l'UMP, dont Alain Madelin et Jean-Pierre Soisson, une proposition de loi visant à réformer l'Inspection a provoqué une vive émotion dans ses rangs. Coup d'épée dans l'eau ou « ballon d'essai », comme le craint Luc Béal-Rainaldy, secrétaire du Syndicat national unitaire – Travail-Emploi-Formation (FSU), le texte entend recentrer les missions de ce corps de contrôle – qui inspire la plus grande méfiance aux libéraux de l'actuelle majorité – sur l'hygiène et la sécurité au travail et la lutte contre le travail dissimulé. Et il obligerait l'inspecteur à être assisté par un officier de police judiciaire pour dresser des procès-verbaux.
À en croire la Rue de Grenelle, cette initiative parlementaire devrait rester lettre morte. « Il n'y aura pas de projet de loi spécifique sur l'Inspection du travail », précise François Tillol, conseiller technique au cabinet de François Fillon. En revanche, ajoute-t-il, « nous souhaitons définir une stratégie globale de contrôle établie au niveau national en concertation avec les partenaires sociaux et en liaison avec les directeurs régionaux et départementaux du travail » et mettre en place des « actions prioritaires pour améliorer la lisibilité des actions de l'Inspection du travail ».
Des propos qui ne sont pas forcément de nature à rassurer un corps traditionnellement jaloux de son indépendance. Autre motif d'inquiétude : la copie que Michel de Virville doit remettre à la fin de l'année à François Fillon, dans le cadre de la mission de modernisation du Code du travail que lui a confiée le ministre du Travail au printemps dernier. Car le Code, c'est le petit livre rouge des inspecteurs. « En France, l'Inspection contrôle l'ensemble des dispositions légales relatives au travail et à l'emploi », souligne Bernard Grassi, ancien président de l'association Villermé et directeur du pôle entreprises de la Direction du travail des Pays de la Loire.
Autant de projets qui alimentent en tout cas les états d'âme d'une profession en proie à un malaise récurrent et à une certaine lassitude. Laquelle s'est notamment traduite par l'auto-dissolution, en début d'année, de l'association Villermé, qui a longtemps rassemblé les plus dynamiques des membres de l'Inspection. Les raisons de ce malaise ? Une tâche pharaonique, une réglementation de plus en plus touffue, des effectifs stagnants alors que le nombre de salariés ne cesse de croître. En 2001, selon un rapport remis au BIT, ils étaient 1 230 inspecteurs et contrôleurs pour quelque 15 millions de salariés du privé, 347 pour 1,5 million de travailleurs agricoles et 230 pour 1 million de routiers, l'agriculture et les transports disposant de leur propre corps de contrôle.
La comparaison avec nos voisins européens montre que, de ce point de vue, la France n'est pas très bien lotie. Schématiquement, les inspections du travail sont « quasi exclusivement centrées sur la santé et la sécurité au travail dans les pays nordiques, en Allemagne et au Royaume-Uni », explique Claude-Emmanuel Triomphe, délégué de l'Université européenne du travail… quitte à abandonner aux syndicats le soin d'assurer le respect des autres chapitres du droit du travail. « Dans les pays du Sud, elles sont plus généralistes », ajoute cet ancien inspecteur du travail… quitte, comme en France, à laisser – faute de moyens suffisants – beaucoup d'entreprises passer au travers des mailles du filet. Tour d'Europe de cette police du travail.
Deux ans après le grave accident qui avait blessé l'un de ses employés, Astell affirme être devenue une entreprise sûre. « À l'époque, nous n'avions pas de procédure de risk assessment. Désormais, un comité spécial contrôle toutes les questions de sécurité », assure David Pennock, directeur de cette petite société londonienne qui fabrique des stérilisateurs industriels. Juste après l'accident, le Health and Safety Executive (HSE), l'organisme gouvernemental chargé de faire respecter la sécurité sur les lieux de travail, avait envoyé des inspecteurs chez Astell. « Depuis, ils reviennent régulièrement. C'est un fardeau pour l'entreprise. Mais c'est nécessaire », admet David Pennock.
En Grande-Bretagne, l'inspection du travail veille avant tout « au respect des conditions de travail en matière de santé et de sécurité », explique Adrian Ellis, l'un des directeurs du HSE, fort de quelque 1 000 inspecteurs qui, en moyenne, font 75 000 visites et mènent 35 000 enquêtes par an, après un accident ou une plainte. En 2002, ses équipes ont envoyé un peu plus de 10 000 avis, demandant des modifications ou des fermetures d'installations. Un cinquième environ ont fini devant un tribunal compétent pour infliger des amendes.
« Le nombre d'interventions a posteriori est en hausse régulière mais celui d'inspections proactives est stable », observe Adrian Ellis, un inspecteur du HSE. « Le système fonctionne bien. Mais il n'y a pas assez d'inspecteurs, déplore Paul Sellers, du TUC, la confédération des syndicats britanniques. Les faibles ressources du HSE ne lui permettent pas de conduire beaucoup de visites surprises. La prévention est donc insuffisante. » Dans les entreprises où un syndicat affilié au TUC est reconnu, les conditions de sécurité sont meilleures grâce à l'intervention de ses représentants. « Mais, du fait de la faible reconnaissance des syndicats dans ce pays, moins d'un tiers des travailleurs sont protégés », estime Paul Sellers.
Le TUC regrette en outre que le champ d'investigation du HSE soit limité à la sécurité. L'organisme couvre, certes, une partie de la réglementation sur le temps de travail. Mais il n'intervient qu'en cas de plainte d'un salarié. Un système qui satisfait les employeurs. « Nous ne voudrions pas du système français. Si les inspecteurs devaient tout vérifier, cela accroîtrait la bureaucratie, réduirait la rentabilité et pénaliserait les entreprises, notamment les PME », insiste David Pennock. « Entre la France et le Royaume-Uni, il y a une différence de culture. Ici, le système fait confiance aux entreprises pour qu'elles agissent de manière responsable. Il faut un minimum d'intervention de l'État dans les relations entre employeurs et employés », abonde Alison Bye, porte-parole du CBI, la principale organisation patronale. Le seul domaine où l'État s'implique davantage est le contrôle du salaire minimal, introduit en 1997 par le gouvernement Blair.
Benjamin Quenelle, à Londres
« L'inspecteur du travail est venu chez nous sans crier gare. Il nous a donné un délai pour mettre aux normes ce qui ne l'était pas, sous peine de fermer le restaurant. J'ai mal dormi pendant deux semaines. Mais tout s'est bien passé hier pour la visite de contrôle », explique Andrea, patron du Entweder Oder, un bar-restaurant de Berlin-Est. Particularité allemande, l'inspecteur du travail dont parle Andrea n'en est pas un. C'est en fait l'un des 2 000 contrôleurs employés par les caisses professionnelles d'assurance (Berufsgenossenschaft) que compte le pays. « En Allemagne, l'inspection du travail est construite sur une base duale », explique Michael Sonnentag, de l'agence régionale bavaroise de l'inspection du travail : « D'un côté, il y a les agences régionales publiques, sous contrôle des Länder, les Gewerbeaufsichtämter. De l'autre, les caisses professionnelles d'assurance, organisées sectoriellement et financées par les entreprises. Celles-ci assurent une double mission de contrôle et de prévention, principalement pour tout ce qui concerne la protection du travail. »
Étant sous le contrôle des Länder, les quelque 95 agences publiques, qui regroupent environ 2 500 inspecteurs, diffèrent d'une région à l'autre. En Bavière, l'inspection dépend du ministère du Travail, mais en Hesse, le Land de Francfort, elle est placée sous la double tutelle des ministères du Travail et de l'Environnement : « C'est un secteur qui manque de visibilité. D'autant que la collaboration et la répartition des tâches entre les agences régionales et les caisses professionnelles varient également d'un Land à l'autre et dépendent notamment du profil économique de la région », explique Ursula Aich, inspectrice du travail en Hesse et vice-présidente de l'Association des inspecteurs du travail allemands (VDGAB). « Globalement, poursuit-elle, on peut dire que nous sommes les généralistes et les caisses, les spécialistes. Les agences régionales s'occupent en totalité de ce que l'on appelle ici la protection sociale du travail. C'est-à-dire le contrôle de la bonne application du droit social et du droit du travail dans les entreprises. Et les caisses, qui sont par nature spécialisées dans un secteur, gèrent une partie des contrôles techniques et sanitaires dans leur branche. »
Pour Renate Gabke, du département droit du travail à la Confédération des syndicats allemands (DGB), le financement d'une importante partie du système d'inspection du travail par les entreprises n'est nullement préjudiciable à la qualité et à l'indépendance des contrôles : « Les caisses donnent la priorité à la prévention et au dialogue. Sauf infraction grave, il est donc rare d'en arriver à des amendes ou à des fermetures d'entreprises. Mais les contrôles sont sérieux. Leur mission est définie par la loi. Elles sont, de plus, gérées paritairement par les patrons, les syndicats et les représentants des assurés. »
Par ailleurs, les entreprises affiliées, plus de 3 millions pour 43 millions de salariés assurés, sont collectivement responsables. C'est pourquoi elles ont tout intérêt à ce que les lois soient appliquées avec la même rigueur partout. Pour Ursula Aich, le système allemand est donc plutôt efficace, même si la charge de travail s'est alourdie ces dernières années : « La crise économique n'a pas amélioré l'état des finances publiques et les Länder restructurent leurs administrations. Chez nous, cela se traduit par environ 20 % de personnel en moins. » En 2002, un inspecteur du travail bavarois couvrait ainsi 1 005 entreprises, contre 749 en 1996 !
Thomas Schnee, à Berlin
« Si, au cours d'une inspection sur la santé et la sécurité en entreprise, je constate d'autres infractions, par exemple du travail au noir, j'informe la direction provinciale du travail et recueille des éléments pour elle. Mais cela n'entre pas dans mes compétences. » Inspecteur ASL, c'est-à-dire l'équivalent des caisses primaires d'assurance maladie françaises, à Gênes, Giulio Tozzi résume bien le morcellement du système italien d'inspection du travail. Les ASL disposent en effet d'un corps d'inspection important, environ 2 800 personnes en 1997, dernier chiffre disponible, chargé de surveiller la santé, la sécurité et l'environnement dans les entreprises.
Quant aux autres pans de la législation du travail, ils relèvent des quelque 2 750 inspecteurs des directions provinciales et régionales du travail. En outre, l'Inail, organisme d'assurance contre les accidents du travail, et l'INPS, l'institut qui gère les retraites, disposent également d'un petit corps d'inspecteurs aux pouvoirs plus limités. La loi Biagi de réforme du marché du travail, dont les décrets d'application sont attendus pour l'automne, prévoit de créer une coordination entre tous ces services. Mais, pour le moment, des entreprises peuvent se retrouver sous les feux de plusieurs inspections… ou passer complètement au travers des mailles du filet !
Dans un pays où le travail au noir est roi et où les très petites entreprises (moins de 15 salariés, voire moins de 10) constituent l'essentiel du tissu économique, la tâche des inspecteurs est particulièrement ardue. Les inspecteurs des ASL et du ministère du Travail sont officiers de police judiciaire pour leur domaine de compétences et prononcent des sanctions essentiellement pénales. Sur la santé et la sécurité au travail, l'action des inspecteurs est plutôt efficace, les entreprises se voyant fixer un délai afin de se mettre aux normes et restant ensuite sous contrôle. Mais, pour les autres infractions, « il se passe souvent des années avant qu'une sanction aboutisse à une condamnation et il y a un énorme décalage entre les amendes infligées et les montants effectivement récupérés », déplore Alessandro Genovesi, du département marché du travail du plus important syndicat italien, la CGIL.
Le ministère du Travail fait ce qu'il peut : il a publié récemment un code de déontologie des inspecteurs du travail encadrant strictement la procédure à suivre et le comportement à adopter. Impossible, par exemple, pour un inspecteur d'accepter un cadeau d'une entreprise ! Il a aussi réalisé un petit guide à destination des chefs d'entreprise pour les convaincre que « l'inspecteur n'est pas une personne hostile à l'entreprise ». Et, sur le terrain, des initiatives intéressantes sont prises : « Comme en Vénétie ou dans les districts, où les inspecteurs ASL font des réunions avec les patrons de PME de certains secteurs pour leur expliquer la réglementation. Quelques semaines après, ils lancent une vérification sur un échantillon et en rendent publics les résultats. Et ça fonctionne bien », explique Giulio Tozzi. Mais on ne peut pas en dire autant dans toutes les régions italiennes.
Marie-Noëlle Terrisse, à Milan
« Madrid est couverte d'échafaudages. C'est une des conséquences du boom économique du pays : on ravale toutes les façades. Et regardez : où sont les casques ? Où sont les chaussures de sécurité ? » Déformation professionnelle, César Guedeja-Marron de Onis voit des infractions partout. Inspecteur du travail, il est responsable de secteur à la Direction provinciale de Madrid. « La sécurité est notre préoccupation première, explique-t-il. Il n'y a pas si longtemps, un ouvrier qui avait peur sur un chantier était considéré comme efféminé. Depuis 1995, la loi oblige chaque entreprise à évaluer et à prévenir les risques spécifiques à son activité. Sur le papier, c'est fait. Dans la pratique, il y a peu d'intérêt pour les questions de prévention. L'employeur ne court que peu de risques à ne pas respecter les normes. Sauf en cas d'accident grave. Tant qu'il n'y aura pas de sanction exemplaire, la politique de prévention restera lettre morte… »
Corps de fonctionnaires, l'inspection espagnole dépend hiérarchiquement du ministère du Travail et des Affaires sociales. Mais, au quotidien, elle opère sous le contrôle des 17 régions qui ont compétence en matière d'emploi et définissent les plans d'inspection. Une double sujétion qui pose souvent des problèmes de coordination. Outre les conditions d'hygiène et de sécurité, elle vérifie aussi les conditions de travail, les types de contrats – une mission importante puisque, en Espagne, plus de 30 % des emplois sont précaires –, ainsi que les cotisations à la sécurité sociale, ce qui lui vaut son nom d'inspection du travail et de la sécurité sociale.
Ses interventions, réalisées à la demande des syndicats dans 60 % des cas, se soldent par des PV, des amendes, voire des interruptions d'activité. Près de 30 % du salaire des inspecteurs dépend du nombre de leurs interventions, ce qui, selon Jaume Admetlla, de l'Union progressiste des inspecteurs du travail, « gomme la question de l'efficacité et de la portée sociale du travail effectué derrière une pure obsession de rendement sur papier ». Ils sont ainsi 750 inspecteurs sur le terrain qui se partagent entre les contrôles de conditions de travail d'un côté et de sécurité sociale de l'autre. Soit un inspecteur pour 27 000 salariés, selon le calcul des syndicats qui dénoncent la faiblesse des moyens et le manque de répercussion des interventions : « En 2000, 10 % seulement du montant des amendes a été réellement payé, explique Javier Torres, du syndicat Commissions ouvrières. Cinq morts par jour travaillé ne suffisent pas à donner de l'importance à la prévention. » Pire, ajoute Jaume Admetlla : « On continue d'imputer les accidents à l'imprudence des travailleurs et le manque de sécurité à des particularismes culturels en évacuant la responsabilité des patrons. »
Cécile Thibaud, à Madrid
« Une vraie pagaille », estime Jean Jacqmain, conseiller juridique du syndicat socialiste FGTB. L'inspection du travail en Belgique est en effet très morcelée. L'Inspection des lois sociales (ILS), le plus important corps d'inspection en Belgique, emploie environ 280 inspecteurs et contrôleurs. Chargée de contrôler la bonne application du droit du travail dans quelque 240 000 entreprises, l'ILS relève du ministère de l'Emploi. Tout comme l'Inspection du bien-être, née de la fusion en avril 2003 des inspections technique (sécurité) et médicale (santé). De son côté, le ministère des Affaires sociales, distinct du ministère de l'Emploi, chapeaute l'inspection sociale, qui contrôle la législation relative à la sécurité sociale. En outre, certains ministères fédéraux (comme l'Économie) possèdent des services d'inspection spécifiques liés au travail. Et comme l'emploi est en partie une compétence des régions, ces dernières ont également des inspections. Ce système spécialisé, fait valoir Willy Imbrechts, conseiller à l'Inspection du bien-être, permet de ne pas faire primer le social sur la santé et la sécurité. « Les contrôles sont plus affinés », ajoute Michel Aseglio, directeur de l'ILS. Mais tous reconnaissent qu'entreprises comme salariés ne savent plus à quel saint se vouer. Pour pallier cet éclatement, le gouvernement vient de renforcer la collaboration entre inspections, tandis que l'Inspection sociale, l'ILS et l'Office national de sécurité sociale prévoient de créer une banque de données commune. Pour autant, la fusion entre les inspections technique et médicale, décidée dans le cadre de la réforme de la fonction publique belge, s'est faite contre le gré du personnel qui vit mal le mélange de cultures et réclame des embauches supplémentaires. En Belgique, seules 18 % des irrégularités constatées par l'ILS font l'objet d'un procès-verbal. Lequel débouche rarement sur une sanction pénale. C'est pourquoi le PV peut être transmis à une administration spécifique qui inflige une amende administrative. Mais comme les sommes réclamées sont souvent faibles, l'Inspection du bien-être préfère faire cesser le travail jusqu'à ce que l'entreprise obtempère.
Anne Renaut, à Bruxelles