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Les métiers techniques reconfigurés

Dossier | publié le : 01.10.2003 | C. L.

Réorganisation, suppression de l'encadrement intermédiaire, redistribution du pouvoir, nouvelles fonctions, le knowledge management transforme le travail en profondeur. De Schlumberger à Veritas, trois éclairages pour comprendre les mutations en cours dans les bureaux d'études, précurseurs des mutations qui vont se généraliser dans tous les métiers de l'entreprise.

1. Schlumberger bouleverse son organisation

Accroître la productivité, prendre des décisions plus efficaces et plus rapides, favoriser le développement d'une culture « solutions » : c'est pour rendre son organisation plus performante que Schlumberger a lancé en 1998 un vaste chantier de knowledge management concernant 15 000 opérationnels (84 000 salariés au total) de 100 nationalités différentes et travaillant sur 1 000 sites (bureaux, entrepôts, plates-formes pétrolières et puits de forage des clients…). « L'objectif est de leur permettre d'accéder aux connaissances et aux savoir-faire collectifs, de les partager et de les mettre facilement en pratique », explique Louis-Pierre Guillaume, knowledge manager.

Accompagné d'un allégement des structures géographiques et des lignes de produits techniques, ce projet a abouti à la création d'un environnement de travail inédit où la virtualité occupe une large place. « L'encadrement intermédiaire technique chargé de relayer jusqu'aux différents bureaux d'études les demandes du terrain et les modifications d'engineering a été supprimé », relate Louis-Pierre Guillaume. En conséquence, 150 personnes ont été redéployées sur le terrain ou dans les bureaux d'études. Dorénavant, les opérationnels effectuent leurs propres diagnostics avec l'aide de 500 experts locaux, en consultant les manuels ou en accédant à un portail unique rassemblant les connaissances techniques et les meilleures pratiques du groupe. Et cela sans perdre de temps à chercher l'information dans la centaine de sites Web disparates qui existaient auparavant.

Si, malgré tout, ils ne trouvent pas de réponse, ils contactent l'un des 200 ingénieurs-conseils du groupe (une fonction nouvellement créée par recrutement interne) répartis dans la douzaine de bureaux d'études spécialisés, au côté des 800 experts. Ces « consultants », regroupés en centres d'appels, sont accessibles par le Net et par téléphone sept jours sur sept et les questions urgentes sont traitées sous vingt-quatre heures. S'ils sont à leur tour dans l'impossibilité de répondre, ils interrogent alors seulement les experts. À charge également pour les ingénieurs-conseils de leur répartir les demandes d'engineering. Finies, donc, les pertes de temps, comme dans l'ancienne organisation, pour trouver le bon expert.

L'efficacité du dispositif, complètement opérationnel depuis 2002, se mesure pleinement puisque les demandes techniques du terrain et les modifications d'engineering qui prenaient plusieurs semaines trouvent aujourd'hui une réponse quasiment en temps réel, dont les délais ont en effet été réduits respectivement de 95 % et 75 %. Les investissements, de 28 millions de dollars (autant en euros), permettent de générer 150 millions de dollars d'économies par an !

Un système qui s'autoalimente puisque les bureaux d'études transcrivent sur le portail les solutions nouvellement trouvées, les leçons tirées de l'expérience ou encore les meilleures pratiques. « Tout ce qui est appris est réutilisé », précise Louis-Pierre Guillaume. Pour encourager les opérationnels à faire remonter leurs meilleures pratiques, Schlumberger a délégué sur le terrain « 100 champions KM » chargés de porter la bonne parole. Des communautés de pratiques transversales (électricité, chimie, mécanique…) font également de la veille technologique, partagent leurs informations pour la résolution de problèmes, élaborent de nouvelles connaissances. Un vrai recyclage !

2. Degrémont unifie le travail de ses ingénieurs européens

Pour Degrémont, spécialiste du traitement de l'eau, le knowledge management est un puissant levier pour unifier les façons de travailler de ses 2 000 opérationnels européens répartis dans 14 unités. Qu'il s'agisse des ingénieurs, des responsables techniques, du personnel de chantier, des commerciaux ou encore des responsables d'exploitation. « On veut faire de l'Europe notre marché domestique, relate Laurent Besse, directeur de projet européen. Or il existe des différences culturelles fortes, dans la rédaction des contrats, dans les pratiques techniques ou encore dans le choix des vocables. En outre, les connaissances de chacun ne sont pas mises en commun. Il s'agit pour nous d'éviter de réinventer la poudre, de gagner en efficacité collective et de permettre, par exemple, au bureau d'études italien de s'occuper d'une affaire française, si nécessaire. »

Pour faire sauter tous ces verrous et pour que chacun ait accès à la même information, l'entreprise a déployé progressivement à partir de 2 000 sur son intranet des bases de références commerciales et de standards techniques communs, un système de mise à jour automatique des paramètres à partir des documents des utilisateurs, un espace de travail commun incluant les documentations techniques, les savoir-faire et les processus à respecter, pour l'achat de matériels, par exemple. « Aujourd'hui, nos ingénieurs font leurs choix techniques parmi les différentes options proposées, expose Laurent Besse. Ils gagnent ainsi beaucoup de temps lors des appels d'offres et peuvent en consacrer davantage à innover ou à étudier les contrats. Dès lors que tout le monde travaille sur les mêmes bases, nous sommes beaucoup plus efficaces. »

Pour autant, ce virage à 180 degrés n'a pas manqué d'inquiéter une population peu habituée à travailler dans un cadre aussi structuré. D'autant qu'il s'agit d'entrer dans la virtualité comme en religion puisque les supports papier ont disparu. « Nous avons cherché à montrer que chacun pouvait trouver l'expression de sa valeur dans sa capacité à inventer quelque chose, dans le fait de passer plus de temps sur des aspects moins maîtrisés, précise Laurent Besse. Mais il est vrai que l'introduction du knowledge management déplace les compétences. » Une démarche d'accompagnement du changement a été mise en place pour faciliter l'évolution des mentalités. Outre une formation de quelques jours pour dompter l'outil, Degrémont a organisé des ateliers de travail avec des utilisateurs motivés susceptibles d'inciter chacun à sortir de sa bulle. Deux postes informatiques sont également mis à la disposition des ingénieurs au siège pour les aider à remplir les documents de mise à jour. Ils bénéficient de l'aide d'un expert à temps plein. Ils ont aussi à leur disposition une hot line. Reste que l'outil n'a pas encore été utilisé par tous. « Il n'y a pas de diktat dans les façons de travailler. Les nouvelles procédures se mettent doucement en place », conclut Laurent Besse.

3. Bureau Veritas tisse sa toile d'experts

Avec ses 90 communautés de pratiques, le bureau Veritas (17 000 personnes dans le monde), spécialisé dans le contrôle, la vérification et la certification des équipements, a tissé une « toile du savoir » à laquelle chacun est rattaché par son propre fil. Indépendamment de toute hiérarchie, des ingénieurs et techniciens, unis par un même centre d'intérêt technique qui transcende les métiers (sécurité-santé, environnement, transport des matières dangereuses, énergie-process, action commerciale, éthique…), échangent ainsi des informations sur le Net, participent à des forums de discussion, ont leurs news spécifiques, bénéficient de retours d'expérience… Ils se rencontrent également régulièrement, car la virtualité n'est pas un ciment suffisant.

Les communautés fonctionnent sous la houlette d'un responsable nommé par un « sponsor », un membre d'une direction, sans limite de temps. Ce responsable est chargé d'administrer le site intranet, d'animer des réunions, de relancer la mécanique quand elle patine… Il coordonne aussi le travail des délégués régionaux de communautés ou représentants de sous-thématiques. Un relais indispensable, étant donné la taille de certaines communautés : si les plus petites comptent environ 25 membres, les plus importantes accueillent plus de 200 personnes. Les patrons de communautés ont également leur propre communauté de travail pour partager leur propre expérience. Globalement, ces structures fonctionnent bien, sauf quelques exceptions, mal gérées ou dont le thème n'est pas suffisamment large.

Le décloisonnement des métiers né de cette pratique enrichit considérablement l'expertise de chacun et donne le sentiment de vivre une expérience unique. « Nombreux sont ceux qui se demandent comment ils faisaient auparavant, expose Thierry Menard, directeur du département du knowledge management. Ils se sentent parfois plus reconnus pour leurs apports à la communauté que dans le mode de fonctionnement vertical. » Il est vrai que l'organisation hiérarchique, qui encourage la rétention de l'information et repose sur l'autorité du chef, n'est pas nécessairement aussi stimulante que la participation à une communauté, par essence libertaire. Ce n'est donc pas un hasard si, au début, les responsables de services, formés à l'ancienne école, se sont sentis dépossédés d'une partie de leur rôle de relais d'information. Et pour qu'ils n'aient pas l'impression d'être « hors circuit », ils ont accès aux communautés, même s'ils n'en font pas partie. Affaire de diplomatie…

Auteur

  • C. L.