Réseaux d'échanges transversaux, communautés de pratiques : le knowledge management redémarre sur des bases plus solides, avec des visées moins ambitieuses et des projets plus réalistes. Une évolution salutaire, car le partage du savoir bouscule largement l'organisation.
« Dans le knowledge management, l'engouement technologique et les paillettes, c'est fini. Et c'est bien mieux comme ça ! » tranche Yves-Alain Ligault, directeur associé de Business Interactif, société de conseil et d'ingénierie. Pour cet homme de l'art, cette poule aux œufs d'or de l'informatique RH a bien failli mourir de sa belle mort. Les experts du knowledge management – ou gestion des connaissances – ne tarissaient pourtant pas d'éloges sur le « KM », une démarche visant à préserver, transmettre et développer les connaissances. Et censée doper la productivité, permettre d'anticiper les pertes de savoir, de travailler ensemble plus efficacement, notamment à distance, de réduire les temps de création des produits, de diffuser les bonnes pratiques. Or les directions générales n'ont rien vu venir, se demandant ainsi pourquoi investir des millions d'euros pour bâtir des bases de données dont le taux d'utilisation était si faible. En cause, l'arrivée de systèmes coûteux et déconnectés de la réalité des métiers et le risque de transformer le management des connaissances en gadget de consultant ou d'informaticien, sans portée opérationnelle. Le KM, au contraire, bouscule les hiérarchies en décloisonnant l'information et bouleverse les façons de travailler, obligeant les utilisateurs à transmettre leur savoir aux systèmes d'information, alors qu'ils le considèrent comme leur propriété privée et ne voient pas l'intérêt de le divulguer. « La technologie n'est qu'une partie des enjeux. Les changements organisationnels et culturels sont la partie immergée de l'iceberg », souligne Richard Collin, directeur du tout nouveau Institut européen pour l'économie de la connaissance et coorganisateur du KM Forum (1).
Sur le terrain, le constat est identique. Les entreprises qui, comme Schlumberger, Degrémont ou Veritas, s'adonnent au knowledge management commencent à comprendre que les outils ne sont pas tout. Impossible de faire l'impasse sur l'organisation, dans le cadre d'une indispensable démarche d'accompagnement du changement. « Pour que le KM marche, un équilibre entre la technologie, les choix stratégiques, l'organisation et la culture d'entreprise est indispensable, résume Guillaume Soenen, intervenant à HEC, rapporteur d'une étude sur la gestion des connaissances dans les entreprises françaises. Si l'un de ces quatre éléments prend le pas sur les autres, la démarche a peu de chances d'aboutir. »
L'heure du retour à la raison a donc sonné. « Les projets sont moins ambitieux, plus ciblés, plus pragmatiques, plus réfléchis, au cœur des métiers », fait valoir Patrick Storhaye, président de Shared Value, cabinet de conseil spécialisé en informatique RH. « Il devient naturel de considérer que les enjeux sont différents d'une entreprise à l'autre. Amélioration de la connaissance du client, accroissement des compétences des forces de vente, accélération des cycles d'innovation… chaque entreprise est unique. Aucune approche globalisante n'apporte des réponses pertinentes pour toutes », estime Laure David-Gitton, responsable du KM chez Unilog. Bouygues Telecom, l'opérateur de téléphonie mobile, met ainsi l'accent sur des projets limités à forte valeur ajoutée, opérationnels en quelques mois : best practices, maintenance, innovation et veille technologique. Résultat, l'entreprise a obtenu des gains de temps dans la recherche des interlocuteurs pouvant donner la bonne information, une résolution plus rapide des problèmes et une amélioration de la qualité de service au client. « En se calant sur les process des métiers, le knowledge management devient très opérationnel et crée de la valeur. C'est là sa vraie finalité », juge Hervé Gibert, directeur du pôle information et knowledge management de SchlumbergerSema.
Tirant les leçons de leurs erreurs, les entreprises repartent en campagne. Les projets foisonnent. Les bureaux d'études, la recherche et développement ou la production sont naturellement très demandeurs. C'est vrai chez Thales, Giat Industries, Alcatel ou Valeo. Les sociétés de conseil et d'ingénierie, à l'instar de Cap Gemini Ernst & Young ou de SchlumbergerSema, utilisent le knowledge management comme une vitrine de leur savoir-faire pour leurs clients. « Nous pouvons développer nos compétences et les mettre à disposition de nos clients », explique-t-on chez Accenture, où pas moins de 450 personnes travaillent sur le sujet. Les fonctions commerciales y trouvent aussi leur compte. Des bases de données contenant des informations sur les clients, des exemples de propositions commerciales et des bonnes pratiques sont créés. Dans les centres d'appels, chez les opérateurs de télécommunication, British Telecom ou Orange notamment, les solutions mises en place intègrent des informations sur les clients, des données sur les produits, des outils de collaboration et de partage des informations, des formations en ligne. La gestion des connaissances débarque également dans les services fonctionnels. Les DRH l'utilisent pour bâtir des référentiels de compétences et organiser la transmission des savoir-faire et des expertises. C'est le cas des Chantiers de l'Atlantique.
Dans des groupes comme Usinor, STMicroelectronics, Thales, Unilog ou Veritas, on cherche aussi aujourd'hui à créer des communautés de pratiques, des réseaux d'échanges transversaux et multiples où des professionnels unis par un même centre d'intérêt partagent leurs connaissances, élaborent des référentiels communs et innovent, sans même passer par leur hiérarchie. Même les PME se mettent, à leur niveau, en réseau. Plasturgie Centre Est, une association qui réunit 320 transformateurs de plastique, encourage la création de communautés regroupant chacune cinq ou six entreprises désireuses d'unir leurs forces pour attaquer de nouveaux marchés et proposer des solutions innovantes à leurs clients. Ces acteurs peuvent se connecter au réseau de veille national de la plasturgie et vont bientôt disposer de leurs forums sur le site de leur syndicat professionnel.
Ces nouvelles façons de travailler sont choisies et non plus imposées. Les entreprises encouragent l'expérimentation et se servent des réussites des uns et des utilisateurs convaincus pour susciter des vocations. « Il reste encore des îlots de résistance où le management n'a pas envie de partager les connaissances, reconnaît Jean-François Ballay, knowledge manager et conseiller pour EDF et Gaz de France, pionniers du KM en France. C'est pourquoi nous y allons pas à pas. » Un style de management bottom up semble faire école. L'enquête 2002 sur les pratiques de 200 entreprises françaises coréalisée par l'éditeur de logiciels Knowings montre que commencer modestement est le meilleur moyen de réussir la greffe. « Associer les futurs utilisateurs dès la conception de la solution pour intégrer leurs besoins et susciter leur adhésion est nécessaire », explique-t-on chez Accenture. La force commerciale de Ryder, une entreprise américaine de transport et de logistique, a ainsi participé à l'élaboration du cahier des charges, et la solution mise en place répondait parfaitement à ses préoccupations.
Pour accompagner le changement, les entreprises font aussi davantage de communication et de formation axées sur les comportements et l'utilisation des outils. Les sociétés de conseil et d'ingénierie comme les éditeurs de logiciels ont désormais intégré ces deux éléments dans leurs prestations. Même si certains rêvent encore de rationaliser le capital humain, à l'instar des ressources financières et de la production, les prestataires ont amélioré les outils afin de les rendre plus fiables, plus performants. Dotés d'un confort d'utilisation plus grand, ils collent mieux aux besoins des métiers. « Nous prenons en compte dans nos solutions la culture, la stratégie et l'organisation de l'entreprise », fait valoir Alain Garnier, responsable de la technologie d'Arisem, un éditeur de logiciels.
De leur côté, les utilisateurs relativisent la technologie. « Les outils informatiques viennent en complément de notre démarche de knowledge management appliquée à l'université d'entreprise, mais ne s'y substituent pas. Pour créer une culture commune, l'important est d'abord que les personnes se rencontrent. Le site permet de prolonger et d'enrichir les échanges », précise Jean-Michel Levadoux, directeur coordination DRH de Groupama. Jean-François Ballay, d'EDF-GDF, ne dit pas autre chose : « Le knowledge management étant d'abord une affaire de management et de confiance, mettre les connaissances en ligne ne suffit pas. Il ne faut pas vouloir tout introduire dans la machine, mais laisser aussi la place à l'informel. » Deux entreprises où les projets font aussi la part belle au tutorat des anciens, aux témoignages, à la formation, aux échanges directs, comme à la centrale nucléaire de Toulouse, où les seniors commencent à être encouragés à partager leurs savoirs avant leur départ à la retraite. Il est vrai que certaines connaissances se transmettent plus volontiers par oral, car elles ne sont pas codifiables. « Il est très difficile de formaliser une expérience, d'autant qu'une situation se reproduit rarement à l'identique », confirme Gilles Balmisse, responsable de Knowledgeconsult.com.
Malgré ces avancées, la symbiose entre les enjeux stratégiques, la technologie et les hommes n'est pas réalisée. Dans le discours, les entreprises parlent beaucoup d'accompagnement du changement, mais les pratiques ne suivent pas nécessairement. Pressées par la concurrence et les enjeux de marché, les directions générales ne laissent que rarement du temps au temps. « Il faut trois à cinq ans pour faire évoluer la culture d'entreprise, alors que le cycle de la maturité technologique est de deux ans », estime Hervé Gibert, de SchlumbergerSema Consulting. Les questions de pouvoir et de partage de l'information sont loin d'être résolues. « La propriété du savoir et l'incitation au partage restent des sujets tabous dans les entreprises qui ne veulent pas mettre le doigt dedans, explique Guillaume Soenen, intervenant à HEC. Résultat, les contenus en souffrent, car les utilisateurs se gardent bien de fournir aux bases toutes les données dont ils disposent. »
Le KM télescope aussi d'autres logiques. D'abord, le poids des hiérarchies reste fort dans les entreprises. Le partage encouragé par les uns est bloqué par les autres. « On est loin d'avoir réglé la coopération dans un système vertical », reconnaît Patrick Storhaye. Pas simple, enfin, de partager dès lors que son poste est potentiellement menacé par un plan social. Le KM est lui-même de la dynamite compte tenu des réorganisations qu'il peut entraîner, en particulier la réduction de l'encadrement intermédiaire.
Et les garde-fous ne sont pas légion. « Les directions des ressources humaines se sont peu appropriées le knowledge management, alors qu'elles ont naturellement un rôle à jouer dans la conduite du changement, la mise en place des communautés, la refonte des organigrammes ou encore le développement de l'incitation au partage », fait valoir Jean-François Ballay (2). L'étude 2003 de Knowings (3) le confirme : les DRH sont responsables du KM dans seulement 3,8 % des cas, contre 42,9 % pour les directions générales. « Elles restent dans une logique administrative des ressources humaines et ne s'appuient pas suffisamment sur les managers opérationnels », note Jean-Michel Monin, le directeur de Knowings. Un problème qui n'est cependant pas spécifique à la gestion des connaissances…
Dans le cadre d'un projet de gestion des connaissances, les puissantes sociétés de conseil et d'ingénierie peuvent intervenir à plusieurs niveaux grâce à leurs équipes pluridisciplinaires : analyse des besoins dans une perspective stratégique, choix des orientations et des logiciels, définition d'un cadre méthodologique, mise en place des solutions technologiques, déploiement, accompagnement du changement (mise en place de nouvelles organisations, formation, coaching…). Elles sont présentes dans tous les secteurs de l'économie et s'adaptent aux spécificités des différentes fonctions de l'entreprise. Mais elles ont des domaines de prédilection en fonction de leur culture. Certaines sont ainsi très présentes dans les télécommunications, d'autres dans la banque et l'assurance ou les services publics. Côté métiers, les unes ont leur « fonds de commerce » dans les ressources humaines, les autres excellent dans les fonctions techniques ou commerciales. Toutes ont noué des partenariats avec les différents éditeurs de logiciels en fonction des applications.
Jeunes et dynamiques, ces éditeurs, eux-mêmes très au fait des questions d'intégration et de management, offrent des solutions techniques de plus en plus riches avec plusieurs finalités : collecte, organisation, stockage, diffusion, utilisation et transfert des connaissances dans l'entreprise (1). Schématiquement, les logiciels présentent les grandes fonctionnalités suivantes : recherche et rapatriement de données, indexation de documents à l'aide de moteurs, partage de renseignements et travail collaboratif.
• Les moteurs de recherche permettent d'accéder à des sources d'information spécifiques en fonction des requêtes soumises au serveur où se trouvent les données constituant la base de connaissances.
• Le portail est une plate-forme technologique qui fédère des informations issues de différentes sources, les classe et les distribue de manière personnalisée aux collaborateurs, sans qu'ils en fassent nécessairement la demande. Les solutions de travail collaboratif permettent à une équipe de travailler de façon collective sur le Web au sein d'un espace spécifique grâce à des outils électroniques : documents, courrier, forum… Ce sont des bureaux virtuels !
• La gestion des compétences : certains logiciels proposent des modules de recherche qui permettent d'accéder à des listes d'experts et de trouver la personne la plus apte à résoudre un problème donné.
Face à une offre abondante, reste à choisir les bons partenaires et les bonnes solutions !
(1) Deux documents pour en savoir plus : Gestion des connaissances, outils et applications du knowledge management, de Gilles Balmisse, Vuibert, octobre 2002, et le Livre blanc de Business interactif, Panorama des solutions de gestion de la connaissance (2002).
(1) La sixième édition du KM Forum a lieu à Paris, au palais des Congrès de la porte Maillot, du 6 au 8 octobre. Tél. : 0141186320.