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Vie des entreprises

Val d'Europe et Carré Sénart champions de la sous-traitance

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.09.2003 | Sandrine Foulon

À Val d'Europe comme à Carré Sénart, les salariés ne sont pas toujours à la fête. Horaires à rallonge et relations de travail tendues entraînent un turnover élevé dans ces paradis de la consommation. Des deux gestionnaires, Ségécé se montre plus interventionniste qu'Espace Expansion pour surveiller les pratiques des enseignes et des sous-traitants.

La Seine-et-Marne est une pionnière. Une sorte d'incubatrice de centres commerciaux du IIIe millénaire où pousser son Caddie n'est plus une corvée. Elle a d'abord vu grandir Val d'Europe, près de Marne-la-Vallée, à proximité de Disney. Quelque 85 000 mètres carrés inaugurés en novembre 2 000 par le promoteur Ségécé, filiale de Klépierre, la société foncière de BNP Paribas, qui gère plus de 250 centres commerciaux. Autour du mastodonte Auchan, environ 120 enseignes occupent le centre, sans compter les 70 boutiques haut de gamme à prix dégriffés attenantes au centre. Fin août 2002, c'est au tour de Carré Sénart de sortir de terre. Au cœur des 10 communes qui forment la ville nouvelle de Sénart, ses 65 000 mètres carrés implantés à Lieusaint sont signés Espace Expansion, filiale d'Unibail, qui assure la gestion de 25 centres commerciaux. Ici, ce n'est plus Auchan mais Carrefour dans le rôle de l'hyper. Le centre accueille également 16 cinémas Gaumont et 130 commerces.

Propriétaires des lieux mais également bailleurs, Ségécé et Espace Expansion perçoivent les loyers indexés sur les chiffres d'affaires de chaque magasin, mais animent aussi les lieux grâce à un budget puisé sur les charges locatives. Comme ils ne peuvent faire la différence avec l'offre de produits – dans les deux centres, on retrouve les incontournables Zara, H & M, Go Sport, Grand Optical ou Nature et Découvertes –, alors, au nord et au sud du département, les frères ennemis rivalisent d'imagination pour séduire les consommateurs. « Si nous n'attirons pas 40 000 visiteurs par jour, nous sommes morts », assure Charles Maillet, le directeur de Val d'Europe.

Ambiance jazzy ou tendance écolo

Tous deux ont mis le paquet sur l'emballage. Architecture inspirée des pavillons Baltard pour Val d'Europe, parti pris contemporain pour Carré Sénart. Ambiances sonores jazzy et fauteuils en cuir pour se reposer à Val d'Europe, où un pianiste assure des concerts chaque jour. Dominante écolo à Carré Sénart, où des fontaines en forme de galets glougloutent dans une odeur de végétal coupé, sur fond de chants d'oiseaux. Mais, en marge du décorum, il s'agit surtout de proposer des services originaux : des nurses proposant petits pots et couches gratuits, des voituriers et une assistance technique sur le parking, des stewards gardant les courses au frais à Val d'Europe, des animateurs proposant des ateliers de sculpture avec des ballons et un poney club pour les enfants à Carré Sénart. Autant d'emplois de services en plus pour les candidats à l'embauche. Afin de faire tourner la machine, en revanche, les directions des deux centres commerciaux ne comptent qu'une grosse poignée de salariés. À charge pour eux d'assurer la gestion commerciale et la logistique de ces minivilles employant 2 500 personnes à Val d'Europe et 1 700 à Carré Sénart. Le gros des troupes est composé des agents de propreté et de sécurité patrouillant à pied et à cheval. À Carré Sénart, les salariés de Renosol pour le nettoyage, d'Onyx pour le traitement des déchets, de Sécurifrance pour la sûreté et de Dalkia pour la maintenance, soit une centaine au total, gravitent dans le centre.

Même recours à la sous-traitance à Val d'Europe où une soixantaine de salariés de la société Cap assurent la sécurité et l'accueil et où un nombre équivalent d'agents de propreté employés par La Providence nettoient les 12 000 mètres carrés de marbre. Pour éviter les problèmes de délit de marchandage, Val d'Europe a souhaité la présence quotidienne sur le site de deux représentants de ces sociétés. À Carré Sénart, pas question d'interférer sur la politique sociale des prestataires. Mais Stéphane Crépy, le directeur du centre, se défend de privilégier le moins-disant commercial dans les appels d'offres, pratiques qui frappent par ricochet des salariés pour la plupart en situation précaire. « Nous nous assurons de ne pas travailler avec des voyous, explique-t-il. Nous possédons un cahier des charges très précis. Nous faisons également en sorte de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. L'ensemble des contrats ne doit pas revenir à une seule entreprise. Il nous est arrivé de revoir le contrat à la hausse pour garantir la qualité. » Enfin, pour limiter la sous-traitance en cascade et le travail clandestin, le directeur exige tous les trimestres les déclarations Urssaf des employés.

Plus de 20 % de turnover

« Ce n'est pas suffisant, explique Vincent Maille, à la Fédération CFDT de la sécurité. Chez Cap ou Sécurifrance, le turnover dépasse les 20 %. Pour 7,73 euros brut l'heure, les employés n'ont pas envie de risquer de se faire taper dessus, ni de rester des heures debout… Et beaucoup, bon gré mal gré, ne terminent pas leur période d'essai. Difficile, dans ces circonstances, de vérifier contrats et conditions de travail. Le prestataire désigné sous-traite à une autre société payée au noir qui fait venir des agents dans la même tenue. Le centre commercial n'y voit que du feu. » Mêmes soucis pour les agents de propreté, isolés, très peu syndiqués, en majorité étrangers. « Les centres commerciaux sont très exigeants sur la qualité du matériel, autolaveuses ou chariots de ménage fournis par les prestataires. Mais cela a un coût qui se répercute dans le contrat. Plus ils investissent sur le matériel, moins ils le font sur les hommes. Et cela se traduit par une charge de travail et un stress supplémentaires », assure Didier Bonte, secrétaire du syndicat de la propreté à la CFDT.

Tous sous le même toit

Présent du lundi au samedi de 5 heures à 10 heures sur le parking de Carré Sénart pour vider les poubelles et retirer les détritus à la pince, un employé africain de Renosol essaie tant bien que mal de créer un syndicat. « Sur 20 personnes, on a déjà trois syndiqués à la CGT. On voudrait travailler mieux, avec plus de monde. Certains travaillent 5 heures, d'autres 35 heures… Mais surtout, on voudrait être payé tous pareil. Il y en a qui ont 8 euros de l'heure, d'autres seulement 7 euros… »

Pour leur défense, les directeurs des centres commerciaux se retranchent derrière leur qualité de donneurs d'ordres. « Le commerçant signe un bail auquel est rattaché un règlement intérieur, clause essentielle du contrat. Il est parfaitement au courant des règles de vie commune. Nous sommes tous sous le même toit », relève Stéphane Crépy. Résultat, dans les centres commerciaux, la règle du « chacun chez soi » est de mise. La Ségécé et Espace Expansion rechignent à se mêler des conflits sociaux. « En théorie, on n'intervient pas, explique Stéphane Crépy. Mais il peut arriver qu'on essaie d'arrondir les angles. » Mais chez Carrefour, où la grogne couve et les départs se multiplient, les syndicalistes déplorent le non-interventionnisme de la direction du nouveau centre commercial.

« À l'ouverture, Carrefour comptait environ 570 salariés, relate Philippe Pelluet, délégué syndical de la Snecma dépêché par l'union locale de la CGT pour prêter main-forte aux premiers syndiqués, dont l'un, boulanger de son état, a été mis à pied trois jours pour une mauvaise cuisson de baguettes. Aujourd'hui, près de 57 salariés ont été licenciés, sans plan social, pour des motifs hallucinants. Abandon de poste pour une employée du service photo partie aux toilettes, incompatibilité d'humeur pour une caissière un peu trop vindicative… Nous avons écrit à la direction du centre qui nous a répondu que si ces personnes avaient été licenciées c'est qu'il devait y avoir un motif. » Au début de l'été, quatre ou cinq affaires devaient passer en justice. « Les salariés sont remerciés comme s'ils étaient encore en période d'essai. Carrefour possède sa propre conception du Code du travail », note Valérie Delatouche, l'avocate des salariés, qui connaît bien le groupe. « Après huit mois de fonctionnement, Carrefour ne possède pas de CHSCT, les élections des représentants du personnel n'ont pas encore eu lieu. Nous allons riposter », prévient Philippe Pelluet.

Val d'Europe connaît lui aussi son lot de conflits. En juin dernier, des cégétistes ont manifesté, vite délogés par le service de sécurité, pour dénoncer les conditions de travail à Auchan. « On manque de bras, les anciens partent, assure Véronique Blanchot, au stand rôtisserie, qui, depuis l'ouverture, fait la navette depuis Meaux. C'est difficile d'attirer des candidats. Il faut une voiture. Et impossible d'habiter dans le coin, où un F3 se loue près de 1 000 euros par mois. Quand on recrute un petit jeune des alentours encore chez papa-maman, très vite, on ne le revoit plus. Il ne tient pas le choc. Alors on a beau avoir de l'intéressement, le sous-effectif finit par démotiver. »

Licencié à deux reprises

Dans les petites boutiques, les relations sociales sont parfois autrement plus rudes. Au restaurant La Criée, à Val d'Europe, Muraleetharan Sundaramoorthy, chef de cuisine sri lankais, a été licencié à deux reprises. Et deux fois réintégré par l'inspecteur du travail. Sans compter les violences physiques. « Je me suis fait taper dessus par un type de La Criée. Il y avait un témoin. Une autre fois, un directeur m'a menacé avec une marmite de moules, explique ce salarié récemment syndiqué à la CGT qui, après neuf ans à La Criée, travaille de 10 heures à 15 heures et de 19 heures à 23 heures pour 1 400 euros net par mois. Mais je ne vais pas partir. J'ai besoin de ce boulot.  » Tous n'ont pas sa résistance, ni surtout l'envie de faire des horaires à rallonge (voir encadré ci-contre). Le turnover dans les centres commerciaux atteint des records, autour de 30 %.

Pour autant, à Val d'Europe, on ne baisse pas les bras. Avant l'ouverture, un contrat a été passé avec l'ANPE et, depuis septembre 2002, une antenne est installée en face des locaux de la Ségécé. « On a établi un vrai partenariat, relève Brigitte Leclerc, responsable de l'agence. Maintenant, on connaît les besoins et les profils recherchés, enseigne par enseigne. Nous avons mis en place des groupes de travail pour réfléchir sur la valorisation des métiers du commerce et de la restauration. En début d'année, nous avions à l'agence 700 offres d'emploi en hôtellerie-restauration et seulement 60 inscrits dans les fichiers. Certes, les horaires et les salaires constituent des freins mais également parfois les relations de travail. » Les groupes planchent aussi sur la promotion du site et la mobilité. Depuis le second semestre 2003, les offres d'emploi sont consultables aux points d'accueil du centre. Pour répondre aux problèmes de transport des salariés commençant tôt et finissant tard, la Ségécé est en pourparlers avec une compagnie de bus afin d'organiser un système de ramassage.

Crise de croissance

À Carré Sénart, les efforts de fidélisation sont moindres. Contrairement à Val d'Europe, qui a atteint sa vitesse de croisière, son cadet doit affronter une crise de croissance. Un centre met quatre à cinq ans pour être rentable. Stéphane Crépy table sur la construction de la cité des loisirs et d'un aquarium géant à proximité du centre, sans compter l'arrivée du tramway directement dans le centre, en 2006. « Nous avons démarré sur les chapeaux de roue puis nous avons connu un essoufflement. Maintenant il faut adapter la voilure. » Et chacun de le faire à sa façon. « Nous n'avons pas beaucoup d'offres qui viennent du Carré, constate Catherine Ribon, de l'ANPE de Savigny-le-Temple, animatrice du pôle emploi de Carré Sénart qui s'est dissous quatre mois après l'ouverture. Le nombre de postes à pourvoir a été surestimé. Aujourd'hui, s'il y a des besoins, ils sont souvent comblés par des temps partiels transformés en temps complets. »

Rompues aux techniques du commercial et du marketing de communication, les directions des centres sont moins à l'aise dans le management des ressources humaines et des évolutions de carrière. Carré Sénart se borne à proposer ponctuellement des formations aux agents de sécurité. Val d'Europe, en revanche, s'attache à susciter un sentiment d'appartenance. Les salariés des prestataires nouvellement recrutés, des agents de sécurité aux hôtesses, assistent à des sessions de formation à la « Val d'Europe attitude » par groupes de quinze. Le centre a dispensé des cours d'anglais gratuits à tous les salariés appelés à côtoyer une clientèle touristique. Des réunions sont régulièrement organisées avec les responsables de magasin mais aussi avec les salariés eux-mêmes, invités à se prononcer sur la vie du centre. Un journal interne réservé à « ceux qui font Val d'Europe » est diffusé. Une carte accessible à tous les salariés du centre donne droit à des réductions dans certaines enseignes. Enfin, le centre organise des événements comme « La fête à nous » ou « La nuit à nous ». Histoire d'instiller un zeste de convivialité dans un monde plutôt rugueux.

Horaires XXL

Val d'Europe et Carré Sénart sont des ruches qui ne ferment (presque) jamais l'œil. Dans les deux centres, les commerces ouvrent de 10 heures à 21 heures du lundi au samedi. Et pas question de fermer avant. « On le sait en signant le bail, souligne Thierry Kunstler, président de l'association des commerçants de Val d'Europe, directeur de l'enseigne Zoë Kids spécialisée dans les chaussures pour enfants, présente dans les deux centres. Pourtant, dans mon activité, à 21 heures, les enfants sont couchés depuis longtemps. » À Val d'Europe, Auchan ouvre de 8 h 30 à 22 heures. À Carré Sénart, Carrefour baisse le rideau une demi-heure avant. Quant aux restaurants, ils ferment à 23 heures, les cinémas de Carré Sénart, après minuit…

Au titre de leurs obligations contractuelles, les commerçants sont tenus d'ouvrir cinq dimanches dans l'année, pendant certains jours fériés et décident parfois de faire des spéciales nocturne. Des changements de programme votés dans chaque association de commerçants. « Bien sûr, si Auchan ouvre, on ouvre, explique Pierre-Yves Loquen, le responsable du magasin Go Sport. Mais il arrive que la grande surface décide également de nous suivre alors que ce n'est pas vraiment son intérêt. »

Sentiments plus mitigés à Carré Sénart. « Carrefour est maître chez lui et dans le centre, constate le responsable du magasin de Nature et Découvertes. En termes de vote, il vaut déjà toutes les enseignes. Si en plus il s'allie avec les cinémas, c'est gagné d'avance. Je suis commerçant et j'ai intérêt à ouvrir, mais parfois le jeu n'en vaut pas la chandelle. » Le 23 décembre dernier, tous les commerces devaient rester ouverts jusqu'à minuit. Faute de clients, beaucoup n'ont pas respecté la consigne.

Car il faut aussi faire avaler la pilule aux salariés. « Ce soir-là, j'ai fait de belles primes et j'avais du monde, contrecarre la présidente de l'association des commerçants du Carré et salariée d'Histoire d'or. C'est très motivant. Mais quand des responsables sont payés 8 000 francs brut sans intéressement au chiffre d'affaires, ils n'ont guère envie de traîner jusqu'à minuit… »

Auteur

  • Sandrine Foulon