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Politique sociale

Un étranger détaché, ça coûte moins cher qu'un salarié français

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.09.2003 | Valérie Devillechabrolle

Routiers polonais, soudeurs brésiliens, informaticiens indiens… on ne compte plus les salariés détachés en France pour des prestations de services. Si ces derniers sont censés bénéficier du même traitement social que les Français, il y a loin du principe à la réalité. Car les employeurs redoublent d'imagination pour profiter de cette main-d'œuvre au meilleur coût.

Des informaticiens de nationalité indienne, les élus du comité d'entreprise en ont dénombré jusqu'à 158 chez General Electric Medical Systems. Tous ingénieurs, salariés de TKS, une filiale du conglomérat Tata avec lequel le constructeur électronique américain a conclu un accord mondial de prestation de services. Arrivés en 2002 au siège de GEMS situé à Buc, dans les Yvelines, ces salariés indiens ont, sous couvert de stages de formation de trois mois, progressivement supplanté leurs homologues français de Cap Gemini pour assurer la maintenance des gros systèmes informatiques. À un prix défiant toute concurrence ! « Nous savons que leur rémunération est loin d'atteindre le niveau de celle versée aux prestataires français, ce qui n'est pas acceptable », s'émeut Denis Lenglet, délégué syndical Force ouvrière de GEMS et signataire avec la CGT et la CFDT d'une plainte « pour délit de marchandage » déposée à l'automne 2002 au tribunal de grande instance de Versailles. Un recours jusqu'à présent demeuré sans autre suite que d'inciter la direction de GEMS à ramener à une soixantaine le nombre de salariés indiens employés à Buc.

Pour les représentants du personnel attachés à l'égalité de traitement entre tous les salariés, « le problème reste entier ». Ce cas est loin d'être isolé. Le nombre de salariés étrangers détachés en France dans le cadre de prestations de services est « en croissance exponentielle », affirme Thierry Priestley, secrétaire général de la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (Dilti), qui a réalisé en 2002 une enquête auprès des directions départementales du travail pour essayer de quantifier le phénomène. Pour la seule année 2001, plus de 1 800 sociétés étrangères représentant environ 8 500 salariés avaient officiellement déclaré la réalisation d'une intervention en France, soit une hausse de 26 % en un an. Et même de 38 %, si l'on met de côté le départ des bûcherons venus de l'Est pour réparer les dégâts des tempêtes de l'hiver 1999-2000. Sachant que moins de la moitié de ces prestations sont déclarées, les experts de la Dilti estiment que le nombre total d'employés étrangers réellement détachés en France est plutôt compris « entre 18 000 et 30 000 ».

Secteurs les plus gourmands, l'industrie, avec la métallurgie en tête, toute la chaîne du BTP, du gros œuvre au montage de chalets ou de vérandas à la pose d'enrobé pour les particuliers, et l'agriculture, bien entendu. Mais les services sont également de la partie, à l'instar du transport, de l'informatique, du tourisme, et même des spectacles… Depuis une dizaine d'années maintenant, les tour-opérateurs d'outre-Manche ont pris l'habitude d'envoyer, chaque hiver, quelque 10 000 « chalet boys » à 80 % d'origine britannique, dans les grandes stations de ski des Alpes françaises pour accueillir et encadrer leurs touristes. Une pratique en pleine expansion, qui « gagne de nouvelles saisons et d'autres régions touristiques », souligne Francis Bontemps, membre de l'antenne marseillaise de la Dilti. Comme l'atteste, également, l'envoi de personnels pendant l'été afin d'entretenir les emplacements de camping loués par ces mêmes tour-opérateurs sur la Côte d'Azur.

Légal… à certaines conditions

Faire travailler du personnel étranger en France est bien sûr parfaitement légal… Mais à certaines conditions. Au nom de la liberté de circulation au sein de l'Union européenne, tout salarié détaché d'une filiale ou d'une entreprise communautaires peut venir librement accomplir une prestation temporaire en France. A contrario, l'entrée en France de salariés détachés d'entreprises extra communautaires est toujours conditionnée à la délivrance d'une autorisation par la Direction départementale du travail qui en évalue « la nécessité économique » au regard du marché de l'emploi français. « Une façon de protéger nos chômeurs », précise-t-on à la Direction de la population et des migrations du ministère des Affaires sociales.

Une fois dans l'Hexagone, tous les personnels détachés sont censés, conformément à l'article L. 341-5 du Code du travail, obéir à un certain nombre de règles applicables aux salariés français concernant à la fois la rémunération minimale conventionnelle, les dispositions en matière de temps de travail maximal autorisé, de santé et de sécurité ou encore de non-discrimination entre hommes et femmes. Une égalité de traitement pas toujours bien acceptée par les prestataires étrangers, d'ailleurs, comme l'explique Philippe Bouquet-Nadaud, le DRH des Chantiers de l'Atlantique : « Pour nos “coréalisateurs” étrangers débarqués à Saint-Nazaire avec leurs quelque 2 000 salariés, la mise en œuvre des 35 heures a viré au casse-tête. Car, pour maintenir leur compétitivité, ces sociétés ont au contraire tout intérêt à faire travailler leurs personnels en grand déplacement 40, 45, voire 48 heures par semaine. »

D'apparence rigides, ces contraintes d'égalité de traitement n'en sont pas moins largement contournées. Et le dumping social est tel que certains hauts fonctionnaires du ministère des Affaires sociales n'hésitent plus à qualifier ce phénomène montant de détachements de « délocalisations sur place ». Pourtant, certaines distorsions de concurrence sont admises, par exemple en matière d'affiliation à la Sécurité sociale. Conformément à la jurisprudence européenne mais aussi à de nombreux accords bilatéraux signés principalement entre les grands pays industrialisés, les salariés d'un prestataire étranger peuvent en effet rester affiliés à leur régime de protection sociale d'origine.

Personnel sous statut irlandais

Pour une entreprise américaine autorisée à laisser son personnel détaché en France pendant cinq ans, le taux de charges sociales se limite alors à 18 %, « plan de retraite inclus », contre 56 % pour un salarié affilié à la Sécu française, a calculé Laurence Avram-Diday, avocate associée chargée du département Human Capital chez Ernst & Young Law. S'agissant d'un cadre bénéficiant d'une rémunération annuelle de 200 000 euros, l'économie n'est pas du tout négligeable. Ce n'est sans doute pas un hasard si Ryan Air, la compagnie irlandaise à bas coûts, préfère utiliser du personnel navigant sous statut irlandais pour accueillir les clients, enregistrer les bagages et assurer la montée dans ses avions en escale à Beauvais : « Cela lui évite de recruter du personnel au sol qui aurait été obligatoirement affilié au régime français », décrypte Hervé Alexandre, responsable du secteur aérien de la FGTE-CFDT.

Autre moyen de tirer partie des failles du système, recourir à des salariés étrangers pour des missions brèves en France. Cas d'école, le transport routier de marchandises, grâce à la libéralisation du cabotage, depuis 1998, au sein de l'Union européenne : « Avec un Code du travail encore largement fondé sur une organisation industrielle de la production et incapable de prendre en compte cette notion de salarié mobile à distance, tous les transporteurs européens peuvent déjà faire du business en France avec des salariés employés aux conditions sociales de leur pays d'origine. À raison de 400 à 600 euros de salaire mensuel pour un chauffeur polonais, nous ne pourrons pas résister longtemps à une telle concurrence », explique Hervé Cornède, le délégué général de la fédération patronale Transport et logistique de France (TLF).

Ardent défenseur des droits des chauffeurs routiers à la FGTE CFDT, Patrick Van Crayenest est bien obligé d'en convenir : « Nous avons parfois l'impression de scier la branche sur laquelle nous sommes assis lorsque nous faisons pression sur les entreprises françaises pour les empêcher d'emboîter le pas à Willi Betz », ce célèbre transporteur allemand qui s'est illustré, dès le milieu des années 90, en faisant circuler dans toute l'Europe occidentale des camions conduits par les chauffeurs de ses filiales installées dans les pays de l'Est. Mais le phénomène est loin d'être circonscrit au transport, comme en témoigne l'augmentation, ces dernières années, du nombre d'autorisations temporaires de travail délivrées par le ministère des Affaires sociales.

Sous-traitance en cascade

Pour bénéficier d'une main-d'œuvre à bas prix, les entreprises redoublent d'imagination. La complexité des montages juridiques mis en œuvre en témoigne. Sur le chantier du TGV est, la pose d'armatures nécessaires à la fabrication du béton armé des ouvrages d'art a été sous-traitée à une entreprise allemande qui l'a elle-même sous-traitée à une autre société d'outre-Rhin, laquelle fait effectuer le travail par des salariés polonais détachés d'une troisième société. Un montage de plus en plus fréquent dans un secteur sinistré, dont les deux poids lourds français ont déjà mis la clé sous la porte : « Nous sommes désormais confrontés à des entreprises capables de soumissionner à des prix inférieurs de 35 % à ceux du marché », se désole Michel Ferran, le président de l'Association professionnelle des armateurs.

Autre secteur touché par ces pratiques, celui des spectacles : pris la main dans le sac en décembre 2001 par la police des frontières de Metz, l'organisateur français d'une manifestation animée par une troupe d'artistes russes a reconnu que « le prix de son spectacle aurait dû être multiplié par 3 ou 4 si les artistes avaient été payés aux tarifs en vigueur en France ». Pour chacun des 40 concerts programmés, les rémunérations variaient de 8,20 euros pour un musicien ou un danseur à 53,40 euros pour le chef d'orchestre… Les prestations de services à haute valeur ajoutée ne sont pas épargnées. Les informaticiens employés dans une filiale d'IBM ont vu le contrat commercial de leurs anciens prestataires français progressivement suspendu tandis que celui de la dizaine d'Algériens présents depuis déjà un an était prorogé. Des collaborateurs « employés à des tâches de pupitrage sous-qualifiées par rapport à leur diplôme et rémunérés au moins 20 % moins cher que la moyenne du secteur », observe un de leurs collègues.

« Nous nous retrouvons avec une multitude de fraudes difficiles à détecter, à qualifier et à poursuivre », reconnaît Thierry Priestley, le secrétaire général de la Dilti. Signe du désarroi des inspecteurs du travail, le forum de discussion installé sur l'intranet de la Direction de la population et des migrations est le deuxième plus visité après celui consacré aux 35 heures.

Joint-venture italo-indien

Malheureusement, les contrôleurs ne sont pas au bout de leur peine. Car l'Organisation mondiale du commerce s'est attaquée à la libéralisation des services. Avec l'Accord général sur le commerce des services, l'OMC a déjà supprimé en 1994 toute entrave aux déplacements temporaires des commerciaux en voyage d'affaires, des « cadres dirigeants » et des « spécialistes essentiels » des multinationales, mais aussi ceux de moins de trois mois de certains fournisseurs de services spécialisés dans l'installation de machines, l'enseignement supérieur, la recherche et le développement, les prestations artistiques… Et ce n'est qu'un début, si l'on en juge par l'état des négociations en cours (voir encadré ci-contre).

Indépendamment des économies de coût de main-d'œuvre, le marché international des prestations de services est promis à un bel avenir. Avocat associé responsable du département droit social chez Ernst & Young Law, Alain Ménard confirme être « de plus en plus sollicité, depuis quatre à cinq ans, pour gérer le détachement de salariés en provenance d'entreprises étrangères n'ayant pas d'établissement en France ». À charge pour lui de dénouer le nœud kafkaïen de leur affiliation à la Sécurité sociale, comme « cotisant salarié employeur ». Il est vrai que ce système de prestation de services offre aux entreprises un moyen supplémentaire d'ajustement de leurs besoins de main-d'œuvre. « Pour fabriquer les cinq paquebots livrables cette année, nous avions besoin de la totalité des spécialistes du conditionnement d'air disponibles en France », explique Philippe Bouquet-Nadaud, pour justifier le recours à Avco Marine. Si, aux yeux du DRH des Chantiers de l'Atlantique, ce joint-venture constitué entre le climatiseur italien Aerimpianti et l'indien Voltas, filiale du groupe Tata, était « le seul capable de déplacer la main-d'œuvre dans un délai raisonnable », il n'en a pas moins été au printemps l'objet d'un conflit social : ses 300 salariés indiens se sont mis en grève pour réclamer à leur direction la suppression de la ponction de 350 euros sur leur rémunération au smic, au titre de leur hébergement.

Les chantiers nazairiens ne sont pas les seuls à recourir à cette nouvelle forme d'ajustement de la main-d'œuvre. Pour être certain d'achever à temps la construction des turbines géantes du barrage des Trois Gorges en Chine, Alstom Power n'a pas hésité à faire travailler sur son unité de fabrication de La Ciotat une équipe de soudeurs brésiliens en provenance de sa filiale de Taubaté, dans la région de Sao Paulo. Seul problème, selon Alain Léautey, le délégué syndical CFDT d'Alstom Power à Grenoble qui fournit notamment des pièces détachées à La Ciotat, « ces salariés sont, d'après nos informations, payés selon le barème salarial brésilien, primes d'expatriation comprises ». Autre souci pour les syndicats, une poignée de ces salariés ont fait leur apparition à Grenoble, peu de temps après que les ouvriers français ont refusé d'entériner l'accord d'aménagement du travail en trois-huit, sept jours sur sept, visant à rattraper le retard pris sur cette commande.

Stagiaires tchèques et roumains

Histoire de compliquer un peu plus la tâche des services de contrôle, la globalisation des entreprises entraîne elle aussi une augmentation du nombre de salariés étrangers détachés. « Nous sommes de plus en plus fréquemment confrontés à l'intervention de salariés étrangers détachés d'un groupe multinational pour travailler dans les services généraux, la paie ou l'informatique de sa filiale française », note Michel Poivre, président de l'Adpit, l'Association de défense et de promotion de l'Inspection du travail du Nord. Même situation pour Philippe Sold, directeur départemental adjoint du Travail du Bas-Rhin, qui vient d'être sollicité pour autoriser l'entrée de stagiaires tchèques et roumains dans la perspective de la délocalisation d'une partie de la filiale d'INA Roulements, une multinationale allemande fabriquant des roulements à billes. « Quel régime social doit-il leur être appliqué ? » s'interroge ce dernier. En tous les cas, dans les grands cabinets de conseil internationaux, la réponse tombe comme un couperet : « La législation française en matière de droit de l'immigration n'est plus adaptée à la réalité de la vie des entreprises et à leur nécessaire réactivité », tranche Laurence Avram-Diday, d'Ernst & Young.

Au nom de la recherche d'un « plus grand multiculturalisme », pour reprendre l'expression de Michel de Virville, secrétaire général du groupe Renault, nombre de multinationales d'origine française se sont fixé pour objectif d'accroître le recrutement de cadres étrangers. Avec pour conséquence, chez le constructeur, le quadruplement en dix ans des transferts de salariés de pays à pays. Pas moins de 150 étrangers, de 22 nationalités différentes, travaillent déjà au centre d'études et de recherches de Guyancourt dans les Yvelines. Non sans quelques problèmes « de doubles coûts de cotisations », reconnaît-on chez Renault. Si bien que le groupe travaille activement, selon Michel de Virville, à la mise en place « d'une politique homogène, transparente et lisible basée sur une réglementation unique de ces transferts, quels que soient les pays d'origine et d'accueil ».

À la sécu américaine…

Un horizon qui semble déjà devenu réalité pour certaines firmes qui créent une société unique de gestion de personnels destinée à irriguer les autres filiales du groupe en salariés détachés. C'est déjà le cas, de façon légale cette fois, chez United Airlines, dont le personnel navigant commercial basé dans des escales étrangères est soumis à la législation sociale américaine, « en vertu d'un accord d'entreprise mondial », précise Michael-Eric Schwaabe, délégué syndical américain en poste en France. Mais au risque d'entraîner des différences de traitement sensibles en matière de congé de maternité et d'indemnités journalières avec ses collègues français qui ont obtenu le droit de rester affiliés à la Sécu française. Une chose est sûre : la multiplication de ces situations constitue un sacré défi lancé aux pays à protection sociale élevée. Et, en l'absence de progrès dans l'harmonisation sociale au moins européenne, la France apparaît bien mal partie…

Bataille à l'OMC

Relancées fin 2001 à Doha, les négociations sur la libéralisation du commerce mondial des services suscitent des remous en France. Principalement parce que l'Organisation mondiale du commerce veut y intégrer tous les services marchands, soit 75 % du PNB français, y compris l'éducation, la santé ou l'audiovisuel. Si la France a obtenu de la Commission européenne, qui pilote la négociation, de laisser à l'écart ces secteurs politiquement sensibles, elle a dû lâcher du lest sur l'extension des déplacements temporaires de main-d'œuvre étrangère dans le cadre d'une prestation de services. Une demande des pays en voie de développement, selon la Dree.

Dans l'état actuel des discussions, qui devraient s'achever fin 2004, la France accepte une nouvelle catégorie de salariés d'entreprises étrangères : les stagiaires titulaires d'un diplôme universitaire. Et elle veut bien supprimer le « test de nécessité économique » imposé aux déplacements de moins de six mois consécutifs (contre trois aujourd'hui) de travailleurs indépendants et de salariés de niveau bac + 3, venus dans le cadre d'une prestation relevant d'une quinzaine de secteurs ou professions réglementées supplémentaires : conseil juridique, informatique, fiscal, technique ou de gestion, construction, agences de voyage, prestations de services environnementales, interprétariat… Seule concession faite au ministère des Affaires sociales, le volume de ces déplacements ne devrait pas excéder un certain quota.

Si la Dree estime avoir préservé l'essentiel en évitant que cette libéralisation annoncée « n'influe sur la législation en matière d'immigration », le ministère des Affaires sociales est plus inquiet. Non sans raisons. Comme le rappelle Marie-Ange Moreau, professeur de droit à l'université d'Aix-Marseille, « les contours des règles sociales applicables aux salariés étrangers sont beaucoup plus flous dans le cadre de l'OMC que dans celui de l'Union européenne ». Et l'acceptation des conventions de l'OIT est loin de faire l'unanimité parmi les États membres. Bref, le dumping social a de beaux jours devant lui…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle