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Politique sociale

Les manuels scolaires repeignent en gris le monde du travail

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.09.2003 | Stéphane Béchaux

Des emplois précaires, des tâches répétitives, des relations conflictuelles, une mondialisation responsable de tous les maux… Qu'il est sombre, l'univers professionnel décrit aux lycéens par les livres d'économie ! Une vision qui agace le ministère, mais aussi le patronat. Revue de détail de cette littérature scolaire.

Plutôt morose, le monde du travail décrit dans les manuels de sciences économiques et sociales. De salariés heureux, on ne voit pas la trace, ni dans les textes ni sur les photos. À une notable exception près, celle du livre de seconde de Bordas qui emprunte à Libération le portrait de Romain, un jeune mercenaire de 29 ans spécialisé dans les réseaux de données. « C'est une vision doloriste du travail qui domine. Celui-ci n'est jamais montré comme un vecteur d'accomplissement de soi ou comme un vecteur d'intégration sociale », estime Jean-Damien Pô, chargé d'études à l'Institut de l'entreprise (voir encadré page 44). Ce qui n'est pas neutre, quand on sait que ces manuels s'adressent à la moitié des élèves de seconde et à un tiers de ceux de première et de terminale, les élèves de la filière ES.

« Notre objectif n'est pas de donner une vision négative ou idyllique de l'entreprise, mais d'en montrer les différentes facettes. On la présente sous tous ses aspects : agent économique, lieu de pouvoir et de conflits, etc. », rétorque Michel Spinnewyn, président de l'Apses, principale association des professeurs de SES, proche du Snes. « Quand les patrons nous accusent de trop mettre l'accent sur la précarité, c'est parce qu'ils lisent les manuels avec des lunettes d'économistes. Or le programme fait une large place à la sociologie et aux questions de société », abonde un inspecteur pédagogique régional. Mise en place en 1966, la filière ES s'est toujours efforcée de dépasser les cloisonnements disciplinaires afin d'étudier le social sous toutes les coutures.

De l'étude de la vingtaine d'ouvrages proposés aux lycéens de l'Hexagone ressort une évidence : le manque de diversité des sources documentaires. À la lecture, on pourrait presque croire que la presse française se limite à deux titres, le Monde et Alternatives économiques ! Un travers d'autant plus gênant que ces manuels ne contiennent que très peu de productions propres, l'essentiel du travail consistant à compiler des textes d'auteurs classiques (Marx, Smith, Durkheim), de chercheurs (Bourdieu, Gollac, Piketty) et de journalistes. Du choix des signatures dépend donc largement la tonalité de l'ouvrage. Si les trois leaders du marché, Bréal, Nathan et Hatier, font preuve d'une relative neutralité, difficile d'en dire autant de leurs challengers. Les manuels de Magnard, Bordas et La Découverte laissent parfois libre cours à leurs penchants altermondialistes et antilibéraux.

« Le manque de pluralisme dans les manuels s'explique en partie par les sympathies idéologiques des contributeurs, admet un directeur de collection. Mais pas seulement. Dans le cas d'Alter Eco, il faut aussi prendre en compte le caractère très didactique et pédagogique de cette revue. » Une autre explication est d'ordre commercial. Même si le choix des manuels se fait avant tout sur des critères pédagogiques, aucun éditeur ne veut prendre le risque de froisser inutilement les profs, majoritairement de gauche, en multipliant des points de vue par trop libéraux.

Une tendance qui agace le doyen de l'Inspection générale, Christian Merlin. « Certains voient l'enseignement des SES comme un acte militant. Il faudra pourtant bien un jour considérer l'existence de l'économie de marché comme un acquis scientifiquement observable », insiste-t-il. Et cet ancien conseiller de René Monory à l'Éducation nationale d'ajouter qu'« une certaine labellisation des manuels ne serait pas inutile ». Une idée qui ne devrait pas manquer de déclencher un tollé général dans le milieu des SES. Mais faut-il vraiment en arriver là ? Pour se forger une opinion, voici une revue de détail du contenu des ouvrages de SES, au travers de cinq items : le marché du travail, l'organisation du travail, les entreprises, les relations sociales et la mondialisation. Et ça décoiffe !

Tous précaires !

Il existe au moins deux salariés en CDI dans l'Hexagone : Jeanne, chargée de clientèle dans une grande banque, et son mari, assureur. Dénichés par Bordas, ces deux privilégiés doivent se sentir bien seuls. Car le marché du travail, dont les élèves de seconde et de terminale sont censés étudier les mutations, regorge surtout de salariés précaires (CDD, intérim, CES), de temps partiels, de chômeurs et de travailleurs clandestins. Dans la plupart des ouvrages, « l'emploi typique », renvoyé à l'époque des Trente Glorieuses, est ainsi évacué en quelques lignes. Chez Bréal, par exemple, le manuel n'y consacre qu'un très court extrait. Et il faut attendre le résumé de cours pour apprendre que « bien qu'en progression, les emplois précaires restent minoritaires (aux alentours de 10 % de l'emploi salarié en 1999) ».

Quant aux formes particulières d'emploi, elles ont droit à des développements beaucoup plus généreux. Ce qui n'empêche ni les omissions ni les erreurs. Ainsi, aucun manuel ne prend la peine de préciser les conditions de recours aux CDD. Et Bordas nous apprend même que leur durée est limitée à « moins d'un an ». Quant aux auteurs du manuel de seconde édité par Hachette, ils se livrent à des rapprochements pour le moins rapides en suggérant, dans une double page sur le travail des enfants, que les conditions de travail des apprentis français se rapprochent de celles des jeunes Indiens ou Pakistanais !

Taylor n'est pas mort

Développement des troubles musculo-squelettiques et de la pénibilité mentale, harcèlement moral, intériorisation des contraintes… De la lecture du manuel de terminale de Magnard on déduit que les conditions de travail des ouvriers dans les usines Ford d'aujourd'hui ressemblent fort à celles de leurs collègues du XXIe siècle. Une vision très sombre, à laquelle souscrit Bordas : « Le postfordisme a fait long feu pour céder la place à un néotaylorisme dont le principal objectif est d'accroître la productivité du travail dont les fruits profiteront principalement aux actionnaires », affirme l'ouvrage de terminale.

Les mutations du travail, au programme en seconde et terminale, sont traitées avec davantage de prudence dans les autres manuels. Avec, d'un côté de la balance, l'émergence de nouvelles formes de taylorisme dans certains secteurs. Sont particulièrement montrés du doigt la restauration rapide, l'industrie automobile, les centres d'appels ou la grande distribution. Et, de l'autre, le développement de nouvelles formes de travail, inspirées du « toyotisme » : raccourcissement des lignes hiérarchiques, autonomie accrue, enrichissement, etc. Le manuel de terminale de Bréal ouvre ainsi ses colonnes à Michel de Virville, secrétaire général de Renault, pour décrire les processus de fabrication du constructeur. Conclusion de Nathan (terminale) : « Là où certains observateurs voient la naissance d'une organisation post-taylorienne, d'autres discernent un simple réaménagement ou même un approfondissement du tayloro-fordisme. Les diagnostics sont d'autant plus contradictoires qu'ils se fondent sur des pratiques extrêmement variables d'une entreprise à l'autre. »

Y a-t-il un patron dans l'entreprise ?

Les mutuelles et autres coopératives agricoles produisent-elles davantage que les entreprises du secteur privé ? Pas sûr que les élèves de seconde soient capables de répondre à cette question à la fin de leur chapitre sur la « diversité des organisations ». À l'exception de Hatier, les éditeurs ont en effet une fâcheuse tendance à minorer le poids économique du secteur privé, mis sur un pied d'égalité avec le secteur public et le tiers secteur. Économie solidaire, associations, systèmes d'échanges locaux (SEL) ont ainsi droit à un traitement de faveur, eu égard à leur place réelle dans l'économie. Le déséquilibre n'est cependant que temporaire : le programme de seconde et de première revient ensuite largement sur les différents types d'entreprises, la production en leur sein et leurs stratégies.

Dans l'ensemble des manuels, les entreprises apparaissent singulièrement désincarnées. Quelques photos, souvent datées, nous montrent, certes, des hommes au travail. Mais presque toujours de loin et sur des chaînes de montage. Idem pour les dirigeants, aux abonnés quasi absents. Michel-Édouard Leclerc a certes les honneurs de Hatier (terminale), mais pour illustrer le chapitre « Mobilité et reproduction sociales ». Quant au manuel de seconde de Bordas, il a choisi Nicolas Gaume, ancien P-DG de la défunte société Kalisto, spécialisée dans les jeux vidéo, pour évoquer la fibre entrepreneuriale. Au final, pas facile de savoir qui est aux manettes des firmes et qui prend les décisions. Seul Hachette se donne la peine de consacrer une double page à la question, intitulée « Qui dirige l'entreprise ? ».

Un conflit, sinon rien

Régime sec pour le dialogue social et la négociation collective ! Au travers du programme de SES, les relations sociales sont essentiellement traitées sous l'angle du conflit et de la mobilisation. En la matière, c'est Bibendum qui décroche la palme, l'affaire Michelin étant mise en exergue dans la plupart des manuels. Ce qui ne les empêche pas, par ailleurs, d'insister sur la forte diminution des conflits du travail et sur l'émergence de « nouveaux mouvements sociaux » (antimondialisation, mouvements de chômeurs, sans-papiers, etc.). Si la crise du syndicalisme est abondamment commentée, les organisations, elles, sont largement passées sous silence. Impossible, par exemple, de savoir ce qui distingue la CGT de la CFTC ou de FO, les manuels se contentant de repères historiques très succincts. Et parfois erronés. Tels Bréal (terminale), qui croit savoir que la CFE et la CGC ont fusionné en 1981 et que les premiers syndicats SUD sont nés en 1996, ou Nathan (terminale), qui situe en 1981 la reconnaissance de la section syndicale.

Même survol pour le droit du travail. Seuls les manuels de seconde y consacrent quelques lignes, en mentionnant parfois l'existence des prud'hommes et de l'Inspection du travail. À noter l'initiative de Nathan, qui reproduit in extenso un contrat de travail type pour permettre aux élèves d'en étudier les termes. Certes, il s'agit d'un CDI à… temps partiel chez Quick. Mais difficile de contester que l'exemple soit plus parlant pour un adolescent de 15 ans que le contrat de travail d'un consultant d'Ernst & Young.

Non au « McDo World »

L'Oncle Sam n'a pas la cote chez Magnard et Bordas. « Est-il possible d'imaginer que les Américains puissent passer du Coca-Cola au thé, des Nike aux sandales, des nuggets au riz, de la religion de la consommation au bouddhisme, et de la vie trépidante au zen ? » se demande, par exemple, Bordas (seconde). Même interrogation chez Magnard, qui invite les élèves de terminale à répondre par vrai ou faux à l'assertion suivante : « La “macdonaldisation” illustre le phénomène d'américanisation que subissent les pays émergents et l'Europe. » Cet antiaméricanisme va de pair avec une critique aiguë de la mondialisation libérale, accusée de tous les maux : tourisme sexuel, pollution, crime organisé, etc. Chez Magnard, on met même dans le même sac informaticiens indiens, prostituées ukrainiennes et footballeurs africains pour dénoncer « un marché mondial des cerveaux, du sexe et des muscles » !

Des excès dans lesquels Hatier, Bréal et Nathan ne tombent pas, ou peu, tout en restant critiques vis-à-vis de la globalisation. Les trois éditeurs, qui prennent le temps de s'interroger sur les effets bénéfiques et néfastes de la mondialisation, en appellent à une meilleure régulation du commerce international. Les mouvements altermondialistes, du type Attac ou Confédération paysanne, ont droit, eux, au chapitre, mais sans excès. Pour preuve, José Bové n'apparaît que dans un seul manuel. Soit autant que les Village People…

Les patrons se muent en profs

« De même qu'on ne peut présenter aux enfants sur le même plan la démocratie et la tyrannie comme ayant chacune des avantages et des inconvénients, il faudrait qu'on se résigne à enseigner l'économie de marché comme on enseigne les lois de la physique, et pas comme une alternative au marxisme. » À l'instar de Michel Pébereau, président de BNP Paribas, les patrons sont très critiques à l'égard des cours de sciences économiques et sociales, dispensés dans l'enseignement secondaire. Motif de leur grogne : les entreprises y seraient maltraitées, alors même qu'il faudrait, dès leur plus jeune âge, « convaincre les enfants que l'entreprise est un lieu de création de richesse ». Le grand maître de cette offensive patronale sur les lycées s'appelle Jean-Pierre Boisivon. Auparavant directeur de l'évaluation et de la prospective au ministère de l'Éducation puis directeur général du groupe Essec, l'actuel délégué général de l'Institut de l'entreprise (Idep) a convaincu les grands patrons de se saisir du dossier. Et profité de ses liens d'amitié avec Bernard Simler et Christian Merlin, les deux derniers doyens de l'Inspection générale, pour avancer ses pions.

En l'espace de trois ans, l'Idep a mis sur pied, avec le soutien actif du ministère de l'Éducation, trois types d'actions. Tout d'abord, un site Web de ressources pédagogiques (www.melchior-eco.com.fr) destiné à contrer les manuels scolaires en proposant aux profs des supports de cours plus favorables à l'entreprise et aux marchés. Ensuite, des stages d'immersion en entreprise (durée : deux mois), au cours desquels les profs alternent entretiens, conférences et visites de sites. Enfin, une université d'automne – « Les Entretiens de Louis-le-Grand » – dont la première édition, prévue en octobre, verra cadres d'entreprise et profs débattre de la mondialisation.

Des initiatives accueillies avec beaucoup de réserves par les deux associations de profs de SES (l'Apses et Action SES) qui s'inquiètent des relations très étroites, et exclusives, développées par leur ministère avec un groupe de pression patronal.

Auteur

  • Stéphane Béchaux